*Nusa Cenningan, Février 2012*
Je crois que je n’ai jamais réussi à bien parler de l’Indonésie.
Quand je suis rentrée en France après ces deux mois passés
là-bas, je ne savais pas quoi raconter. La première chose que je décrivais, c’était
cette incroyable excursion sur Nusa Penida, une petite île au large de Bali,
entièrement préservée du tourisme qui recouvre sa grande sœur. J’ai souvent
parlé de ce temple creusé dans la montagne même, et auquel on accédait en
rampant dans un boyau rocheux, cette magnifique cathédrale de pierre dans
laquelle un prêtre nous a accueillis et fait pour nous la célébration en partie
en anglais. J’ai souvent raconté ces escaliers en fer fixés à flanc de falaise
qui nous ont menés à une piscine naturelle, formée à une cinquantaine de mètres
au dessus de la surface de la mer. J’ai parlé de l’ascension du mont Kinabalu
en Malaisie, et du lever du soleil à 4 000 mètres d’altitude, après une
marche éreintante éclairée à la lampe frontale. J’ai parlé de mon baptême de
plongée à Bornéo, des spectacles de Kecak au crépuscule dans le temple d’Ulu
Watu qui surplombe l’océan.
Mais en racontant tout ça, je n’ai rien raconté. En disant
le spectaculaire, j’ai finalement manqué tout ce qui m’est resté de ce pays.
Je pense parfois aux nombreuses images que j’ai ramenées de
ce voyage, et je suis toujours très émue quand elles me reviennent en tête. Je
me souviens notamment très précisément de ce moment où, assise à l’arrière du
scooter de Nyamuk, j’ai compris que je ne pourrai pas parler de l’Indonésie.
Nous traversions un village près de Sanur. Je regardais, je
humais l’air, et je me suis soudain rendue compte que j’étais incapable de
décrire ce que je voyais et ce que je sentais. Il n’y avait que des couleurs
que je ne connaissais pas et des odeurs nouvelles. Je ne peux pas parler de l’Indonésie
parce que je n’ai pas les mots pour le faire. Il me faudrait un nouveau champ
lexical. C'était comme ouvrir les yeux pour la première fois. Je me sentais à la fois émerveillée et démunie.
Hier soir, nous avons fait une soirée asiatique à la maison.
J’ai cuisiné un plat plus ou moins inventé par mes soins et mis de la musique
indonésienne. Et puis, nous avons sorti l’huile de jasmin. Ce parfum me rend
folle : c’est la première odeur identifiée de ce voyage. Je venais de
retrouver Nyamuk déjà bronzé et beau comme un dieu, et il m’avait conduite à la
Taverna, un magnifique hôtel en bord de mer. Il y avait des fleurs de jasmin
partout, sur le sol, dans les arbres et dans nos narines, et le gel douche
avait aussi la même senteur. Quand j’ouvre cette bouteille d’huile de jasmin,
la fraîcheur de notre maison sort du flacon, et avec elle, l’incroyable goût de
l’ananas au petit déjeuner, les offrandes piétinées qui pourrissent sur les
trottoirs, les apéros Bintang sur la plage, les fleurs coupées tenues entre les
mains pendant la prière, le jaune, l’orange, le rouge, le vert, le bleu de l’eau
de Nusa Lembogan, et puis le rose et or de cette même eau quand le soleil se
couche. Les choses qui me sont restées, ce sont l'atmosphère et les détails au quotidien qui ont reconstruit un monde entièrement nouveau, merveilleux et déroutant - au premier degré. Il y a eu tellement d’odeurs, tellement d’images nouvelles que j’en ai
fait une overdose. Au bout de quelques temps, le parfum du jasmin est devenu capiteux, et je me revois
dire à Nyamuk : « Je ne me sens pas dans mon clan. »
*Nusa Penida, Février 2012*
Il y a eu des moments où je me suis sentie mal en Indonésie. Mais je n’arrive pas à savoir si c’est à cause du pays, ou parce que je savais
que je ne pouvais pas rester – parce que mes études, parce que la Suède - et que je m'en voulais de ne pas pouvoir prolonger cette expérience. Au bout du compte je ne garde en fait que le souvenir d'une ribambelles d'émotions fortes qui font paraître un peu pâle ce que j'ai vécu en déménageant à Lund. Et hier
soir, les doigts plein de jasmin et les yeux rivés sur la flamme de la bougie,
j’ai dit à Nyamuk que je regrettais de ne pas y être allée avec mon état d’esprit
actuel. Que j’aimerais bien une deuxième chance.
Et puis ce matin, par jalousie peut-être, la Suède avait sorti
ses plus beaux habits. Le soleil brillait sur un ciel bleu glacé et le paysage
était recouvert de givre. J’ai écouté Ephemera – et j’en ai conclu que c’était
quand même bien d'être ici aussi.
*Lund, Novembre 2012*