* Je n'ai aucune photo de Ho Chi Minh,
alors j'ai mis une vieille photo de moi avec des bottes à fleur *
Ho Chi Minh, avec sa modernité, ramenait aussi une certaine oisiveté. Une oisiveté plus festive que celle de mes derniers jours à Yangon. Entre rooftops et pub crawls, je redécouvrais la foule éclectique des voyageurs qui alternent entre une volonté d'un retour aux sources pour se détacher de tout matérialisme, et les vapeurs des fêtes superficielles entre occidentaux où alcool et drogues bon marché alimentent les flirts en passant d'un bar à l'autre. Deux mondes sans doute poreux dans ce microcosme, mais qui peut virer à une schizophrénie dans laquelle, parfois, certains se perdent. Alors, le voyage s'arrête pendant trop longtemps, et la conquête des corps libérés et de nouveaux territoires psychédéliques prend le dessus sur la découverte des paysages réels et des sincères rencontres.
Pour ma part, à ces pub crawls et
rooftops fancy, je préférais m'asseoir avec Casey sur les
minuscules tabourets de la taille de repose-pieds, installés devant
les petits cafés d'une des rues festives d'Ho Chi Minh. Nous
regardions passer les gens, les scooters et les petits stands de
nourriture tirés par des cyclistes qui avançaient au ralenti. Un
soir, Leandro nous y avait rejoint : nous l'avions rencontré
sur la plage de Koh Rong, au Cambodge, où il vendait les bijoux
qu'il fabriquait lui-même. Il nous avait raconté plus longuement sa
vie, ses allers-retours entre l'Asie et l'Europe, où il écumait les
marchés avec ses créations. J'avais une certaine fascination pour
ce genre de parcours. Non pas tant par envie d'en faire moi-même mon
mode de vie, mais plutôt par une grande admiration envers cette
liberté mentale affichée, cette capacité à suivre son envie sans
s'encombrer de la crainte d'échouer ou de décevoir. Pour ma part,
je n'en étais pas encore tout à fait là.
Cet attrait pour les « esprits libres »
n'avait rien de nouveau pour moi. Au collège, ma meilleure amie,
Marina, et moi partagions une grande passion pour les années
hippies. Nous nous faisions des tresses dans les cheveux, collions
des étoiles sur notre front, et essayions en vain de fumer de
l'encens. A mes début d'Internet, mon adresse mail était en toute
simplicité « sixties@hotmail.com » - j'étais
suffisamment précurseur, il faut croire, pour pouvoir me payer le
luxe d'une adresse aussi simple. J'en avais aussi grandement voulu à
ma mère lorsqu'elle m'avait dit avoir jeté ses pantalons pattes
d'eph' depuis belle lurette. Je m'étais jurée, ce jour-là, que je
garderai tous mes habits pour les transmettre avec amour à ma future
fille. Si un jour tu existes, je m'excuse : j'ai jeté les
habits que je portais à l'adolescence et crois-moi, tu ne pourrais
pas m'en vouloir pour ça. Quant à toi, maman, je te pardonne.
Mais ce que je vivais là, assise sur
une chaise en plastique des rues d'Ho Chi Minh, valait bien toutes
les pattes d'eph du monde : dégustant une bouteille de Hanoi,
j'écoutais sous la chaleur moite du Vietnam Leandro parler
fabrication de bijoux sur la plage et Casey exposant une théorie de
l'ethnobotaniste Terrence McKenna sur le rôle joué par les
champignons hallucinogènes dans l'évolution de Homo Erectus
vers Homo Sapiens. Je n'étais
pas loin de vivre le rêve éveillé de mon moi de treize ans.
Mais
bien sûr, tout cela n'était qu'une apparence : j'aurais pu
faire du macramé dans un ashram en Inde que je n'aurais pas pu faire
renaître l'émotion d'une décennie qui me rendait nostalgique sans
même l'avoir connue. Après cette période passée à essayer de
tirer des lattes sur des sticks d'encens dans la chambre de Marina,
j'avais un peu désacralisé la chose. Mais il me restait quand même
une certaine « jalousie » à l'égard de ces jeunes de
vingt ans (ou plus, ou moins) qui avaient l'impression que leur
engagement signifiait quelque chose. J'aurais voulu me croire Bob
Hunter, premier président de Greenpeace, montant avec d'autres sur
le Phillys Cormack
pour empêcher les essais nucléaires d'Amchitka, ou Joan Baez
arpentant les rue de New York pour la Fifth Avenue Peace Parade
contre la guerre du Vietnam. Plus généralement me manquait le
sentiment d'un mouvement global qui donnerait l'espoir de façonner
le monde avec d'autres couleurs. Même si l'on sait quelle fut la
suite des événements, j'aurais voulu, moi aussi, ressentir cette
effervescence.
L'après-midi,
justement, nous avions visité le musée de la guerre à Ho Chi Minh.
Un musée particulièrement bien fait, et qui m'aura profondément
marquée. Contrairement les champs d'exécution de Choeung Ek,
mémoire des massacres Khmers Rouges au Cambodge, le musée de la
guerre d'Ho Chi Minh reste très didactique, et sait manier l'émotion
sans tomber dans l'effroi. Et visiter le musée avec un Américain
rendait l'exercice encore plus intéressant : sur les
« incidents » du golf du Tonkin, événement à l'origine
de l'entrée en guerre des américains, l'exposition accusait les
Etats-Unis d'avoir inventé de toutes pièces une attaque par des
torpilleurs nord-vietnamiens afin d'avoir un prétexte pour lancer
l'offensive. « Ce n'est pas comme ça qu'on nous exposait les
faits à l'école », m'avait dit Casey. A la décharge de ses
professeurs, ce n'est qu'en 2005 qu'un document américain
confidentiel a refait surface pour admettre que l'opération avait
été construite sur un mensonge. La dernière partie du musée était
consacrée aux insoutenables images des corps déformés par l'Agent
Orange de Monsanto et par les archives des mouvements de
contestation, à travers le monde, qui s'opposaient à cette
interminable guerre.
Je
dois dire qu'après ces photos de foules opposant la non-violence aux
casques des armées, parler de bijoux artisanaux et de champignons
hallucinogènes sur le trottoir d'une rue bondée d'Ho Chi Minh était
presque du même niveau que de fumer de l'encens sur l'échelle de
l'engagement hippie.Tout comme l'étaient ces groupuscules de
touristes aux cheveux tressés traversant la moitié du monde pour se
reconnecter à une spiritualité rapidement noyée dans la fête à
bas prix.
Mais
cela en fait-il un engagement moins sincère ?
Après
tout, peut-être pas. Après tout, à chaque époque ses combats et
ses moyens de les mener. Pendant ces mois en Asie, j'ai rencontré
beaucoup de pseudo/néo/faux hippies, mais encore plus de personnes,
jeunes et moins jeunes, bien ancrées dans leur époque, remettant en
question la flamboyante indécence des années 80 et 90 et son culte
de l'enrichissement à outrance, et revendiquant le droit à ce que
la vie fasse sens. Et surtout, ce combat là me paraissait, pour
beaucoup, très ancré, très réfléchi, très intime. Une
révolution intérieure, pour reprendre un terme à la mode, plus
qu'un défilé dans les capitales occidentales ; et surtout, une
position qui semblait peu à même de se faire souffler par le
prochain changement de décennie.
Je me
moque encore gentiment de moi-même et des backpackers
partant chercher un sens à leur
vie sous la lumière de la full moon. J'avais
jusqu'à récemment une dreadlock involontaire bien cachée sous mon
amas de cheveux, et depuis ces mois en Asie, même si je n'essaye
plus de fumer de l'encens, je regrette presque de m'être débarrassée
de ma garde-robe collection Mai 68 que je portais adolescente. Mais
ce n'est (presque) plus par nostalgie d'une époque que je n'ai pas
connue. Finalement, même si la marche du monde m'effraie toujours
autant et que je suis intimement persuadée que nous avons atteint un
point de non-retour environnemental qui me terrifie, je vois, autour
de moi, une révolution se faire. Une révolution de l'ordre de
l'intime qui ne se crie pas par slogans, mais qui se dessine par des
actes individuels mais très concrets et qui ont tous, comme
finalité, de construire sa vie en conscience. En conscience de
soi-même, bien sûr, mais aussi en conscience de l'autre et de
l'impact de nos choix personnels sur l'avancée de nos sociétés. Je
la trouve plutôt cool, cette révolution. Ca me dit bien d'y prendre
part. Promis, j'apporterai l'encens.