vendredi 17 février 2017

02-04.02.2016 : Elle

Elle a l'habitude de voyager seule, mais cette fois, elle a décidé de faire autrement. Le Myanmar est cher, dit-elle, il y a peu d'auberges de jeunesse alors elle a cherché un compagnon de voyage. Elle l'a trouvé sur une page Facebook. Elle pensait faire peut-être quelques jours avec lui et aviser mais ce nouveau mode de voyage, avec un compagnon sur le long cours, lui a plu. D'habitude, elle ne passe pas plus de quelques jours avec les personnes qu'elle rencontre. Elle aime la solitude, et surtout, faire ce dont elle a envie, sans contrainte. Sans la contrainte de l'autre, en tous cas.

Elle a trente-deux, ou peut-être trente-trois ans. Elle vient des Pays-Bas. Elle a beaucoup voyagé, déjà. En Amérique du Sud, notamment. Cette fois, elle passe plusieurs mois en Asie. Je ne me souviens plus de son parcours, je sais simplement qu'elle a ensuite prévu d'aller aux États-Unis, peut-être d'y trouver un travail le temps de repartir sur la route. Elle n'a rien d'une vagabonde bohème pour autant. Elle est organisée. Aux Pays-Bas, elle travaille dans un cabinet comptable. Elle y retourne parfois pendant quelques mois, le temps de mettre un peu d'argent de côté, et puis elle repart. Elle veut voyager aussi longtemps qu'elle peut. Et puis, elle ne veut pas d'une vie conventionnelle, dit-elle. Elle ne veut pas avoir le même métier, le même mari, la même maison et les mêmes enfants pour le reste de sa vie. Ce n'est pas toujours facile, dit-elle, mais elle sait ce qu'elle veut. Elle assume ses choix.

Ou plutôt, ses non-choix.

Elle a raison, je lui dis. Elle a raison : comment est-il possible de faire des choix dans cet univers trop vaste ? Mais comment être vraiment heureux sans en faire ? Éparpiller son amour, c'est aussi le meilleur moyen de ne jamais le voir grandir. Je lui cite Novecento Pianiste, d'Alessandro Baricco. Ou en tous cas j'essaye. Cet incroyable monologue sur l'infini mortifère.

Moi, je n'ai pas de réponse. Je n'ai pas envie de voleter d'un endroit à l'autre, sans amour. Mais je suis encore trop ligotée par l'idée que le moindre chemin que l'on prend est un chemin à vie – qu'on n'a pas le droit de se louper.

Elle, elle a pris sa décision. Elle réinventera sa vie chaque fois qu'elle le voudra.

Ses yeux bleu clair portent la couleur de la détermination. Elle pourrait presque paraître froide. Pourtant, elle ne l'est pas. Elle a peut-être cette réserve, propre aux pays du nord, qui met parfois mal à l'aise les latins, mais il faut lire entre les lignes. Et entre ses lignes, entre ses mots, j'entends

une relation compliquée avec sa famille
une rupture difficile
trop de souffrances qui l'ont conduite à choisir le minimum d'implications émotionnelles pour se protéger
mais aussi
surtout
une grande force de caractère et la certitude de faire ce qu'elle aime, sans rendre de compte à qui que ce soit

« Je pense que je vais vraiment changer ma manière de voyager », me dit-elle. « C'était vraiment bien de passer du temps avec vous, de développer une vraie relation pendant le voyage. C'est la première fois que ça me fait ça. »

Nous trinquons à cela. Nos verres remplis de whisky birman dégueulasse tintent sur la terrasse de notre auberge de jeunesse de luxe, le Wayfarer, située au milieu du quartier chinois de Yangon. Sous notre balcon, un défilé de passants et de voitures se frayent un chemin entre les petits stands de nourriture qui envahissent la ville. Nous sommes là depuis trois jours, trois jours à ne rien faire. A simplement dormir dans nos lits tout confort et à nous faire masser. Nous nous sommes même payés le luxe d'aller chez le coiffeur, juste pour les massages crâniens, et puis d'aller au cinéma pour voir « The Revenant ». Tous les jours, nous allons dans une petite rue où l'un des stands sert les meilleures shan noodles que nous ayons mangées dans tout le pays, et que nous dégustons assis sur des petits tabourets posés sur le trottoir. Et tous les soirs, nous nous retrouvons là, sur le petit balcon et nous parlons de la vie.

Ses paroles me réchauffent le cœur. A moins que ce ne soit le whisky birman. Demain, nous partirons tous les trois dans trois direction différentes. Lui en Indonésie, elle en Thaïlande, moi au Vietnam. A l'aéroport, nous prendrons des photos, promettrons de nous revoir. Sur mon téléphone, l'écran clignotant me dira « We will travel again. Don't you worry! Buddies for life. »

Elle a changé sa manière de voyager.
Et moi, chaque fois que je me sens vaciller, je pense à elle. A cette femme dont j'aimerais puiser de la force pour m'accorder un peu plus de légèreté dans mes choix ou mes non-choix. Après tout, personne ne va en crever.

Oui, c'était vraiment bien de passer du temps ensemble.




mardi 14 février 2017

28-31.01.2016 : Les merveilles du sud du Myanmar




De tous les pays d'Asie du Sud Est que j'avais faits jusque là, le Myanmar remportait la palme des paysages les plus époustouflants. Particulièrement ceux du sud du pays. Je crois que je me souviens parfaitement du moment où je suis tombée amoureuse de cet endroit, le moment où j'ai commencé à comprendre pourquoi je me trouvais au pays de l'or. Et puis, ces moments d'émerveillement n'ont fait que s'enchaîner. J'avais déjà passé plusieurs semaines ici, mais la dernière fut sans doute la plus époustouflante. A chaque étape, je tombais amoureuse. Encore et encore. Jusqu'au bord de l'épuisement.

En route vers la grotte de Saddar


C'était notre premier jour à Hpa-An. Ryan, Jaime et moi avions trouvé un petit restaurant qui surplombait la rivière. Nous étions seuls sur le toit-terrasse ouvert au vent. Le cuistot était thaï et Ryan avait longuement discuté avec lui. C'est lui qui finit par nous recommander de nous rendre à la grotte de Saddar.

Sur ses conseils, nous avions arrêté un tuk-tuk au bord de la route. Notre chauffeur était lent, très lent. Nous étions assis sur des banquettes en bois sur lesquelles notre coccyx se fissurait un peu plus à chaque fois que nous roulions sur un nid de poule. Je n'avais encore jamais fait de route aussi inconfortable, et pourtant, je n'en étais plus à mon premier voyage en tuk-tuk. Mais mon derrière n'avait absolument aucune importance à ce moment-là. Car devant nous, d'incroyables étendues de rizière d'un vert éclatant s'étalaient au pied de gigantesques montagnes au sommet desquelles nous voyions, hérissés, des monastères perdus entre les rochers. Ces éclats de couleurs se fichaient dans ma rétine et m'hypnotisaient totalement.

Lorsque nous sommes arrivés devant la grotte de Saddar, notre tuk-tuk s'est embourbé dans un champ. Mais notre chauffeur ne s'en est pas ému : il continuait à sourire, à rire, plutôt, les yeux grands comme un soleil ridé. Il nous fit descendre, poussa son engin, et nous fit remonter pour parcourir les cinq derniers mètres qui nous séparaient du parking. Tout plutôt que de nous laisser utiliser nos pieds. Et puis, nous avons marché jusqu'à la grotte, bouche béante qui semblait faire hurler la montagne. Nous sommes entrés pieds nus ; la pierre était chaude, brûlée par le soleil du milieu de journée. Toute une rangée de bouddhas debout, drapés de doré, semblaient nous escorter jusqu'à une stupa toute aussi étincelante et puis, derrière elle, vers un chemin sombre qui s'enfonçait dans la pierre pour rejoindre l'autre extrémité de la grotte. Nous savions que la traversée prendrait environ quinze minute, dans le noir. Nous nous sommes engouffrés dans l'obscurité. La pierre bruissait de chauve-souris, et leur odeur si particulière emplissait tout l'espace. Le chemin à l'intérieur de la grotte n'avait, en lui-même, rien d'intéressant. Ou peut-être était-ce parce que je gardais la tête courbée, moi qui ne supporte pas bien d'avoir des animaux volant au-dessus de moi. Mais il fallait en passer par là, par cette obscurité et cette odeur d'excrément, pour assister à cela, à l'ouverture de la roche qui nous déversa directement sur le bord de la rivière. Des barques nous attendaient là pour nous ramener de l'autre côté de la montagne. Nous primes place en compagnie de deux jeunes étudiantes birmanes en uniforme qui se partageaient un grand seau de poulet frit maison. La barque se mit à glisser lentement le long de la rivière, toujours entourée du vert éclatant des rizières. Jamais je n'ai entendu de silence si apaisant. Je ne devrais, en fait, pas parler de silence. Au contraire : le paysage était en pleine chorale. La rivière, les oiseaux. Même les couleurs semblaient chanter.


Coucher de soleil à Moulmein
Quelques jours plus tard, Jaime, Brayden, Lily, Anna et moi avons pris le bus pour nous rendre à Moulmein. Nous avons dit au revoir à Ryan qui repassait la frontière pour retrouver ses parents en Thaïlande. J'adorais ces bus aux sièges minuscules, et dont les fenêtres ouvertes faisaient circuler un air à la fois doux et chaud. Je mettais toujours mon casque sur mes oreilles et n'étais plus disponible pour le reste du monde. Je voulais simplement m'absorber dans la contemplations des lieux, surtout ceux-là. Un homme ivre mort s'était assis à côté de moi au début du voyage, mais quand il a commencé à s'avachir sur moi, les autres passager l'ont fait changer de place, comme pour prendre soin de l'étrangère que j'étais. J'avais pourtant à peine été dérangée par sa présence. Là encore, j'étais moi-même bien trop enivrée par ce qui se passait devant mes yeux. Ces même rizières, ces mêmes montagnes. Dans mes oreilles, Mano Solo chantait qu'il taillait sa route.


Moulmein n'avait rien de très intéressant. D'autant plus que nous avions échoué dans la seule auberge de jeunesse que nous voulions à tout prix éviter. Le Breeze : des prix élevés pour dormir dans des chambres ressemblant à des cellules de prison, rats compris. Il s'agit d'une destination très touristique au Myanmar - sans doute du fait de sa proximité avec le Rocher d'Or -, et les hôtels hors de prix sont nombreux. Moulmein aurait sans doute eu davantage à offrir si nous étions restés plus longtemps – un musée, des îles auxquelles on pouvait accéder par bateau. Mais nos avions respectifs ne nous permettaient pas de rester là plus longtemps. Nous n'avions qu'une seule soirée pour profiter de la ville.

Nous avons longuement marché pour trouver un endroit où manger, jusqu'à trouver la perle rare : Bone Gyi, un restaurant indien, juste à côté de notre auberge, et de loin le meilleur que j'ai jamais mangé. Ils avaient installés, sur leur trottoir, une sorte de cantine où nous pouvions choisir les plats que nous voulions. Belle opération de marketing, puisque la vue de ces plats nous avait tous fait tomber d'accord pour nous attabler là.

Mais plus important encore que le repas, ce qui me restera de Moulmein, ce fut, à nouveau, le coucher de soleil. Et pas n'importe lequel. Un coucher de soleil que nous avions décidé de regarder depuis une pagode en haut d'une colline. Là aussi, nous avons déambulé pieds nus sur les pierres chaudes de cette grande dalle exposée au vent tiède, marchant lentement entre les stupas. Quand les couleurs du jour ont commencé à changer, nous nous sommes assis en haut des marches et avons regardé. Nous avons regardé le ciel se transformer en or, et le soleil disparaître derrière les îles au large de Moulmein. Je me souvins du premier soir que j'avais passé au Cambodge, de ce grand disque rouge qui m'avait fait penser à l'affiche d'Apocalypse Now. Écarlate là-bas, doré ici. A croire que chaque pays d'Asie avait son propre soleil. 

Le Rocher d'Or
Et puis, le lendemain, nous nous étions levés très tôt pour prendre un bus qui devait nous amener jusqu'au Rocher d'Or dans la pagode de Kyaikhtiyo, où nous voulions nous arrêter avant de rejoindre Yangon. Ce rocher est l'un des plus importants lieux de culte du Myanmar. Il s'agit d'un grand rocher tenant miraculeusement en équilibre sur la montagne et que les pèlerins recouvrent de feuilles d'or, comme je l'ai souvent vu faire sur des statues dans les temples. La légende veut que ce rocher de quelques sept mètres a été posé là par des esprits et qu'il tient grâce à un cheveu de Bouddha. Pour le voir, il faut grimper, grimper, à près de 1 000 mètres d'altitude. Environ six heures de marche. Ou alors, il faut prendre un de ces camions ouverts, extrêmement hauts, dans lesquels on entasse plus de monde qu'il n'y a de place. Les places sont tellement recherchées que, sur le chemin du retour, il a presque fallu se battre pour que nous puissions tous rentrer dans le camion. Personne ne fait de quartier. Pas même pour les enfants. A l'aller, la route grimpe à pic, et j'avais parfois l'impression d'être sur une montagne russe. Nous basculions de gauche à droite, serrés comme des sardines. En plus de la sueur, nous partagions les rires.


Arrivés en haut, une longue et large allée bordée de petites échoppes grimpait jusqu'au temple. Ou plutôt, en premier lieu, jusqu'à un barrage, où les étrangers étaient invités à payer 6000 kyats. 6000 kyats, ce n'est pas grand chose. Environ 4 euros. Ce n'était pas la première fois que j'étais confrontée à cette distinction entre étrangers et locaux – mais cette fois, j'avais du mal à l'avaler. Je savais aussi que les femmes n'avaient pas le droit de s'approcher du rocher et de le toucher et je commençais à perdre patience. A tête reposée, cette règle appliquée aux touristes ne me choquait pas plus que ça. Puisqu'il s'agissait d'un lieu de culte pour les Birmans, il me semblait plutôt positif qu'ils puissent en profiter gratuitement et que les touristes mettent la main au portefeuille. Mais cette fois, ça ne passait pas.

Je suis rentrée énervée sur le site. Je perdais aussi patience avec mes co-voyageurs qui, me semblait-il, avançaient à toute berzingue quand je voulais aller lentement, profiter. Je finis par les laisser partir devant, histoire de digérer ma rancœur. Et une fois rentrée dans le temple, ma rancœur n'a pas fait long feu.

La vue sur la vallée étaient grandiose. Je n'avais pas le droit de toucher ce fameux rocher, mais nous étions suffisamment proches pour l'admirer. Brayden, lui, ne s'était pas privé pour se prêter au rituel. Il était revenu les mains recouvertes de poussière d'or, nous narguant avec ses « golden hands » magiques qu'il acceptait magnanimement que nous touchions. Mais ce qui me marqua le plus, ce fut l'ambiance familiale qui régnait ici. Parents, enfants, grands-parents : ils semblaient venir tous ensemble passer la journée à Kyakhtiyo, pique-niquant sur les dalles entre deux prières.


Je suis redescendue très lentement pour me baigner dans le son et les odeurs du temple. Tout fourmillait autour de moi dans une douce joie colorée. J'avais envie de rester là encore longtemps.

Mais notre bus pour Yangon nous attendait. Encore 6h de bus, ajoutées à toutes celles du matin même. Cela commençait à faire beaucoup. Je voulais ralentir, dormir, me reposer. Retrouver une routine. Pour mieux continuer à m'émerveiller, j'avais besoin de quelques jours normaux.