Nous voyagions vite. Un ou deux jours dans chaque location, et puis, un autre bus traversant la nuit pendant des heures et des heures, pour nous déposer dans une autre ville. Les routes que l'on ne voit pas, que l'on ne décèle pas dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'un camion débarque, au détour d'un virage, sans que notre conducteur ralentisse. Arriver avant le lever du soleil. Taper aux portes, négocier un lit à partager à trois ou quatre pour diviser les coûts. Dormir quelques heures, manger dans un petit restaurant à shan noodles. Repartir.
Et au milieu de tout ça, la sérénité. Comme une torpeur délicieuse dans le corps et dans l'esprit, alimentée par les longues heures de route, souvent inconfortables, et les soupes épicées pour combattre la fatigue.
La sérénité. Elle s'est d'abord installée avec le bruit du vent qui faisait tinter les clochettes en haut des deux mille cinq cents stupas rassemblées comme un bouquet de pierre à Kakku, à deux heures de route de Nyang Shwe. L'air paraissait doux entre ces mausolées à l'architecture ciselée. Il fallait marcher pieds nus sur les pierres chauffées par le soleil. Je fermais les yeux, j'écoutais le bruit fins des clochettes et me retrouvais face au Bouddha d'émeraude de Bangkok, au premier jour de mon voyage, avec le même sourire sans effort au coin des joues.
* Les stupas de Kakku et le son du vent dans les clochettes *
Elle m'a suivie à Hsipaw, à 14h de bus de Nyang Shwe. La ville est âpre, branlante, comme la plupart des villes du Myanmar. Mais ses alentours sont superbes. Nous avions loué des scooters avec Will, Jeff, Jaime et Ryan et, pendant deux jours, nous avons sillonné les paysages de montagnes sèches, et les villages shan où les enfants nous regardaient toujours avec curiosité. Nous nous sommes perdus, souvent, à la recherche d'un bassin naturel ou d'une cascade cachés loin de la route principale, mais nous trouvions toujours sur notre chemin un visage souriant, confiant, qui nous emmenait jusqu'à destination. A l'inverse de notre rythme effréné, d'hôtels en hôtels, nous prenions le temps. De nous arrêter longuement au pied de la cascade. D'observer la fabrication du sucre de canne dans une minuscule fabrique familiale qui se résumait à une maison en bambou et trois générations rassemblées autour de gigantesques chaudrons dans lesquels le fils faisait bouillir la canne à sucre coupée en morceaux par le grand-père.
* La fabrication du sucre de canne & les alentours de Hsipaw*
Elle a pris le train avec nous, le temps d'un trajet entre Hsipaw et Pyin Oo Lwin. Pendant sept heures, nous avons regardé, fascinés, le lent défié des rizières à la fenêtre. Sur cette portion, les rails roulent sur le gigantesque aqueduc de Gokteik, qui enjambe une gorge de près de 100m de profondeur et de plus de 300m de large. Le paysage est impressionnant. Le train roule lentement sur la construction, en apparence fragile, qui date du début du XXè siècle. Sur les côtés, des plateformes accueillaient plusieurs Birmans qui regardaient passer le train en souriant, en agitant les mains. Sensation étrange : comment étaient-ils arrivés là ? Avaient-ils marché sur les rails ? Y'avait-il des escaliers le long des grands pieds de métal ? Me concentrer sur cette question m'évitait de penser au vertige qui me prenait en regardant le sol défiler, tout en bas de la gorge. Et puis, doucement, le soleil s'est couché, juste avant notre arrivée à destination.
Elle m'a encouragée à ne pas avoir peur en sautant dans les chutes d'eau de Dat Taw Gyaint. Elle a calmé les scénario catastrophe en boucle dans mat tête. Je me suis quand même un peu explosé les pieds sur les rochers que j'ai touchés, au fond de l'eau. Mais ce n'était pas grave. Il n'y avait plus rien de grave.
* Les chutes de Dat Taw Gyaint *
Elle s'est nourrie des autres. Elle s'est nourrie des retrouvailles avec Brice et Fanny dans un hôtel aux couleurs des années 70, le Gypsy Motel de Nyang Shwe. Un jardin pour boire quelques Mandalay, trinquer au reste du voyage qui nous attend. Et un petit-déjeuner ultra complet avec, encore une fois, nos shan noodles préférées. Nous avons laissé Brice et Fanny à Nyang Shwe, quelques jours avant que le virus de la dengue les assomme tout les deux, les forçant à rentrer à Bangkok.
Elle s'est nourrie des fissures de Ryan dont il m'a parlé quand le ciel lui-aussi se fractionnait, à la tombée du jour. Nous avions roulé toute la journée et nous étions tous retrouvés au sommet d'une montagne surplombant la ville, dans un temple qui offrait le meilleur point de vue pour le coucher de soleil. Pendant les quelques premières secondes d'obscurité, le silence s'abat, souvent. Le temps de faire la transition. Et puis, on remet son costume de ville pour redescendre dans les restaurants, le trafic et le fourmillement de vies à apprendre.
Elle s'est nourrit d'une nuit dans un gigantesque hôtel vide, à Pyong Oo Lwin, The Orchid, où nous avions pu bénéficier d'une suite deluxe qui faisait le double de la taille de mon appartement. Etalés sur les deux lits simples, nous avons fait revivre une ambiance de campus universitaire, poussant une musique dégueulasse à fond, arrosée de whisky birman et de confessions intimes (les vraies, pas l'émission).
Elle s'est nourrie, surtout, des retrouvailles avec Brayden à Hispaw, entouré de tout un groupe de nouvelles personnes que je ne connaissais pas. Il avait changé : ses cheveux avaient poussé, sa barbe aussi, et il avait l'air d'être plus calme, plus serein. Je me suis dit que j'avais du changer aussi. Que peut-être, mon visage à moi, comme le sien, avait l'air moins crispé que lorsque nous nous étions rencontrés à Kanchanaburi, deux mois plutôt. Fidèle à lui-même, il avait déjà repéré les meilleurs spots pour manger et boire des jus de fruit (Mr Food et Mr Shake, facile). Nous nous sommes à nouveau séparés au bout de 24h : les nuits sont chères au Myanmar, les villes peu engageantes à la relaxation. Une fois qu'on a vu ce qu'on voulait y voir, on avant vers une autre étape – et Brayden n'échappait pas à cette règle. Nous nous sommes donnés rendez-vous au sud du pays quelques jours plus tard – ce n'était pas encore le moment des adieux.