Il y a quelque
temps déjà, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé de Brighton. Il m’a parlé de
la mer grise qui se couche sur les galets, des petites ruelles aux maisons
mi-colorées mi-délabrées qui rappellent le village de pêcheur que fut un jour
cette ville, des lumières de la fête foraine installée sur la jetée, qui
clignotent comme des étoiles venues d’un autre temps. Cette rencontre-là, comme
beaucoup d’autres, fut courte, éphémère, absurde, et elle s’est terminée en
queue de poisson. Mais à défaut d’une suite, je me suis dit qu’il faudrait que
j’aille un jour voir Brighton.
L’occasion s’est finalement présentée ce week-end, pendant un
voyage de quatre jours à Londres, chez Aurore, Fabien, et leur petite de six
mois, Linh. Normalement, j’essaye de limiter mes séjours londoniens – même
après six ou sept visites, je n’aime
toujours pas cette ville. Trop grande, trop encombrée, trop grise. Mais pour
faire connaissance avec un bébé de quelques mois, il faut plus de vingt quatre
heures. Et puis, leur maison étant éloignée du centre ville, je n’avais pas à
m’y aventurer outre mesure. Et surtout, quatre jours, ça laisse aussi le temps
de sortir de Londres.
Nous avons pris
la voiture et nous y sommes allés, à Brighton. J’ai reconnu exactement ce que
j’avais cru entendre dans cette histoire ancienne. Nous avons descendu les
étroites rues aux maisons basses, prises d’assaut par des boutiques vintage
pour hipster et les restaus à burgers plus fashion que fast food. Nous sommes
arrivés sur la plage de galets et avons fait le tour de la jetée sur laquelle
la fête foraine est installée, avec son parfum suranné de barbe à papa, de
churros et de manèges en bois, comme un portail temporel qui nous plongerait
directement au milieu des années 80. Je ne suis jamais venue à Brighton avant,
mais je mettrais ma main à couper que, sur cette jetée, rien n’a changé depuis
vingt ans.
Il y a par contre
une chose dont cet homme-là ne m’avait pas parlé : le Pavillon Royal,
construit par George IV, du temps où il était encore Prince Régent. Son père,
George III, étant atteint d’une mystérieuse maladie mentale l’empêchant de
régner durant les dix dernières années de sa vie, c’est son fils qui fut nommé
Régent en 1810. Un fils qui, pour dire les choses rapidement, avait l’air plus
fun que son père. A l’opposé de la rigueur et de la sobriété de George III,
George IV avait lui un penchant pour le faste, la nourriture, l’alcool, les
femmes – et le rock’n’roll s’il était né un peu plus tard. Après s’être endetté
jusqu’au cou en faisant construire la Carlton House à Londres, il jeta son
dévolu sur Brighton où son oncle, le prince Henry, vivait déjà, et partageait avec lui le même goût pour la bonne chère. La petite ville de bord de mer lui donnait
aussi la possibilité de profiter des bienfaits de l’eau salée pour soulager sa
goutte, tout en offrant la discrétion nécessaire pour entretenir sa relation
avec Maria Fitzherbert, une femme de six ans son aînée, deux fois divorcée et,
pire que tout, une Catholique. Autant de défauts qui rendaient impossible une
relation officielle entre le King-to-be et sa maîtresse.
George s'installa
donc à Brighton, dans une « petite » maison, qu'il fit ensuite
agrandir au fur et à mesure des ans. L'architecte Henry Holland, qui s'était
déjà occupé de sa Carlton House, commença par rajouter des pièces d'inspiration
néoclassiques. Mais c'est entre 1815 et 1822 que ce petit château acquit toute
sa particularité : John Nash transforma l'extérieur en une sorte de palais des
mille et une nuits aux formes arabisantes, tandis que Frederick Crace décora
tout l'intérieur avec des chinoiseries qui, semble-t-il, fascinaient le nouveau
Régent. Cet exotisme devint la marque de fabrique du style régence dont George
IV, surnommé le "premier gentleman d'Angleterre", fut le décadent
représentant.
L'intérieur du
Pavillon Royal est pour le moins étrange. Dès l'entrée, une longue galerie rouge
est décorée de motifs asiatiques, de meubles dont le bois imite le bambou et de
petites statues chinoises qui hochent la tête dans un mouvement continu et
hypnotique. Plus loin, dans la salle de banquet où George IV et ses convives
passaient apparemment le plus clair de leur temps, un gigantesque lustre pend
entre les griffes d'un dragon argenté, sculpté sous une coupole ornée de fausses
feuilles de palmier. Sur les murs sont alignés des tableaux reproduisant des
scènes tirées de légendes chinoises ; et une fresque de dragons, encore, court
le long des murs. Cette salle est la plus impressionnante de toutes et
transpire l'extravagance de l'habitant
des lieux.
George IV, qui
préfèrera toujours les femmes et l'alcool à la politique, finira méprisé par
son peuple après avoir totalement délaissé le pouvoir au Parlement et vidé les
caisses du pays pour financer son train de vie dissolu. Obèse, souffrant de
rhumatismes et de la goutte, il terminera son règne à moitié suffoquant au fond
de son lit, dans le château de Windsor, en disant : "Good God, what is
this? My boy, this is death!"
The end.
Ce palais m'a
fait une drôle d'impression, vraiment. Je suis sortie, j'avais envie de me
retrouver un peu seule pour digérer toutes ces informations. Je suis allée sur
la plage, je me suis assise sur les galets. La nuit commençait à tomber, et les
lumières désuètes du Brighton Pier brillaient encore davantage. Il y avait
quelque chose d'étonnamment similaire entre les chinoiseries du Pavillon Royal
et les vieux manèges de la fête foraine.
Il y avait la même quête de divertissement factice, d'exotisme à peu de
frais - non pas en terme monétaire,
puisque les excentricités de George IV ont coûté très cher au brave peuple
britannique, mais en terme d'implication personnelle. Il y avait dans tout ça de la
sensation en carton, du rêve en carton pâte. Je me suis demandé si le Prince
Régent, tout fasciné qu'il était par les chinoiseries, était déjà allé en
Chine. Est-il monté sur un de ces bateaux qui traversaient les océans pour
revenir les cales remplies de tonnes de thé ? En a-t-il eu seulement envie ?
A-t-il simplement considéré le fait de transformer son rêve en expérience ?
J'ai lu Les
Nourritures terrestres d'André Gide il y a presque de dix ans, et je me
souviens encore de cette phrase : "Il ne me suffit pas de lire que les sables sont doux ; je veux
que mes pieds nus le sentent... toute connaissance qui n'a pas été précédée
d'une sensation m'est inutile."
J'étais assise
sur les galets j'ai plongé mes mains dans l'eau glacée et puis soudain tout a
fait sens. Je ne sais pas si c'est le travail psychanalytique qui crée
des fils de partout, mais tout semble se reconnecter petit à petit. J'étais à
Brighton, et je mettais un point final à une narration inachevée. Je sentais entre mes doigts le froid lisse
des galets, et l’eau filante des vagues. Le fantasme suspendu se transformait enfin en
un voyage, en une expérience tangible. Et comme ça, je pouvais lui dire au
revoir.
Des histoires
comme celle qui m'a menée à Brighton, j'en ai vécu beaucoup, et j'espère en
vivre encore. Elles sont toujours trop courtes, et je ne comprendrai sans doute
jamais cette propension à finir en silence, sans drame, sans comédie, sans
vaudeville et sans romance. A tout laisser en suspens. Moi, je veux avoir une
histoire à raconter, avec un début et une fin.
Ce n'est pas la
première fois que je fais ça. Que je viens comme en pèlerinage dans un lieu
pour raviver un souvenir. Je n'avais pas compris pourquoi ces voyages avaient
une telle importance avant ce week-end. Je suis venue ici pour donner un sens à
une histoire qui n'en avait pas. Pour lui donner un but, une justification
peut-être, pour continuer la narration même si je la termine toute seule. Je
l'ai rencontré, nous avons vécu ça, et c'est comme ça que je suis arrivée ici.
Et pour tout ça, ça valait le coup. Pour les ampoules du Brighton Pier qui
clignotent au-dessus des vagues grises, pour le dragon argenté du Pavillon
Royal, pour le regard de Linh contemplant la mer pour la première fois, pour
les meilleures frites que j'ai jamais mangé, pour le souvenir d'André Gide,
pour tout ça, ça valait le coup d'avoir un jour croisé ta route.