mercredi 18 février 2015

17.02.2015 : Brighton fantasmé, Brighton libéré : rêves en carton et fête foraine.



Il y a quelque temps déjà, j’ai rencontré quelqu’un qui m’a parlé de Brighton. Il m’a parlé de la mer grise qui se couche sur les galets, des petites ruelles aux maisons mi-colorées mi-délabrées qui rappellent le village de pêcheur que fut un jour cette ville, des lumières de la fête foraine installée sur la jetée, qui clignotent comme des étoiles venues d’un autre temps. Cette rencontre-là, comme beaucoup d’autres, fut courte, éphémère, absurde, et elle s’est terminée en queue de poisson. Mais à défaut d’une suite, je me suis dit qu’il faudrait que j’aille un jour voir Brighton.

L’occasion s’est  finalement présentée ce week-end, pendant un voyage de quatre jours à Londres, chez Aurore, Fabien, et leur petite de six mois, Linh. Normalement, j’essaye de limiter mes séjours londoniens – même après  six ou sept visites, je n’aime toujours pas cette ville. Trop grande, trop encombrée, trop grise. Mais pour faire connaissance avec un bébé de quelques mois, il faut plus de vingt quatre heures. Et puis, leur maison étant éloignée du centre ville, je n’avais pas à m’y aventurer outre mesure. Et surtout, quatre jours, ça laisse aussi le temps de sortir de Londres.

Nous avons pris la voiture et nous y sommes allés, à Brighton. J’ai reconnu exactement ce que j’avais cru entendre dans cette histoire ancienne. Nous avons descendu les étroites rues aux maisons basses, prises d’assaut par des boutiques vintage pour hipster et les restaus à burgers plus fashion que fast food. Nous sommes arrivés sur la plage de galets et avons fait le tour de la jetée sur laquelle la fête foraine est installée, avec son parfum suranné de barbe à papa, de churros et de manèges en bois, comme un portail temporel qui nous plongerait directement au milieu des années 80. Je ne suis jamais venue à Brighton avant, mais je mettrais ma main à couper que, sur cette jetée, rien n’a changé depuis vingt ans.

Il y a par contre une chose dont cet homme-là ne m’avait pas parlé : le Pavillon Royal, construit par George IV, du temps où il était encore Prince Régent. Son père, George III, étant atteint d’une mystérieuse maladie mentale l’empêchant de régner durant les dix dernières années de sa vie, c’est son fils qui fut nommé Régent en 1810. Un fils qui, pour dire les choses rapidement, avait l’air plus fun que son père. A l’opposé de la rigueur et de la sobriété de George III, George IV avait lui un penchant pour le faste, la nourriture, l’alcool, les femmes – et le rock’n’roll s’il était né un peu plus tard. Après s’être endetté jusqu’au cou en faisant construire la Carlton House à Londres, il jeta son dévolu sur Brighton où son oncle, le prince Henry, vivait déjà, et partageait avec lui le même goût pour la bonne chère. La petite ville de bord de mer lui donnait aussi la possibilité de profiter des bienfaits de l’eau salée pour soulager sa goutte, tout en offrant la discrétion nécessaire pour entretenir sa relation avec Maria Fitzherbert, une femme de six ans son aînée, deux fois divorcée et, pire que tout, une Catholique. Autant de défauts qui rendaient impossible une relation officielle entre le King-to-be et sa maîtresse.

George s'installa donc à Brighton, dans une « petite » maison, qu'il fit ensuite agrandir au fur et à mesure des ans. L'architecte Henry Holland, qui s'était déjà occupé de sa Carlton House, commença par rajouter des pièces d'inspiration néoclassiques. Mais c'est entre 1815 et 1822 que ce petit château acquit toute sa particularité : John Nash transforma l'extérieur en une sorte de palais des mille et une nuits aux formes arabisantes, tandis que Frederick Crace décora tout l'intérieur avec des chinoiseries qui, semble-t-il, fascinaient le nouveau Régent. Cet exotisme devint la marque de fabrique du style régence dont George IV, surnommé le "premier gentleman d'Angleterre", fut le décadent représentant.

L'intérieur du Pavillon Royal est pour le moins étrange. Dès l'entrée, une longue galerie rouge est décorée de motifs asiatiques, de meubles dont le bois imite le bambou et de petites statues chinoises qui hochent la tête dans un mouvement continu et hypnotique. Plus loin, dans la salle de banquet où George IV et ses convives passaient apparemment le plus clair de leur temps, un gigantesque lustre pend entre les griffes d'un dragon argenté, sculpté sous une coupole ornée de fausses feuilles de palmier. Sur les murs sont alignés des tableaux reproduisant des scènes tirées de légendes chinoises ; et une fresque de dragons, encore, court le long des murs. Cette salle est la plus impressionnante de toutes et transpire l'extravagance  de l'habitant des lieux.

George IV, qui préfèrera toujours les femmes et l'alcool à la politique, finira méprisé par son peuple après avoir totalement délaissé le pouvoir au Parlement et vidé les caisses du pays pour financer son train de vie dissolu. Obèse, souffrant de rhumatismes et de la goutte, il terminera son règne à moitié suffoquant au fond de son lit, dans le château de Windsor, en disant : "Good God, what is this? My boy, this is death!"

The end.

Ce palais m'a fait une drôle d'impression, vraiment. Je suis sortie, j'avais envie de me retrouver un peu seule pour digérer toutes ces informations. Je suis allée sur la plage, je me suis assise sur les galets. La nuit commençait à tomber, et les lumières désuètes du Brighton Pier brillaient encore davantage. Il y avait quelque chose d'étonnamment similaire entre les chinoiseries du Pavillon Royal et les vieux manèges de la fête foraine.  Il y avait la même quête de divertissement factice, d'exotisme à peu de frais -  non pas en terme monétaire, puisque les excentricités de George IV ont coûté très cher au brave peuple britannique, mais en terme d'implication personnelle. Il y avait dans tout ça de la sensation en carton, du rêve en carton pâte. Je me suis demandé si le Prince Régent, tout fasciné qu'il était par les chinoiseries, était déjà allé en Chine. Est-il monté sur un de ces bateaux qui traversaient les océans pour revenir les cales remplies de tonnes de thé ? En a-t-il eu seulement envie ? A-t-il simplement considéré le fait de transformer son rêve en expérience ?

J'ai lu Les Nourritures terrestres d'André Gide il y a presque de dix ans, et je me souviens encore de cette phrase : "Il ne me suffit pas de lire que les sables sont doux ; je veux que mes pieds nus le sentent... toute connaissance qui n'a pas été précédée d'une sensation m'est inutile."

J'étais assise sur les galets j'ai plongé mes mains dans l'eau glacée et puis soudain tout a fait sens. Je ne sais pas si c'est le travail psychanalytique qui crée des fils de partout, mais tout semble se reconnecter petit à petit. J'étais à Brighton, et je mettais un point final à une narration inachevée. Je sentais entre mes doigts le froid lisse des galets, et l’eau filante des vagues.  Le fantasme suspendu se transformait enfin en un voyage, en une expérience tangible. Et comme ça, je pouvais lui dire au revoir.

Des histoires comme celle qui m'a menée à Brighton, j'en ai vécu beaucoup, et j'espère en vivre encore. Elles sont toujours trop courtes, et je ne comprendrai sans doute jamais cette propension à finir en silence, sans drame, sans comédie, sans vaudeville et sans romance. A tout laisser en suspens. Moi, je veux avoir une histoire à raconter, avec un début et une fin.

Ce n'est pas la première fois que je fais ça. Que je viens comme en pèlerinage dans un lieu pour raviver un souvenir. Je n'avais pas compris pourquoi ces voyages avaient une telle importance avant ce week-end. Je suis venue ici pour donner un sens à une histoire qui n'en avait pas. Pour lui donner un but, une justification peut-être, pour continuer la narration même si je la termine toute seule. Je l'ai rencontré, nous avons vécu ça, et c'est comme ça que je suis arrivée ici. Et pour tout ça, ça valait le coup. Pour les ampoules du Brighton Pier qui clignotent au-dessus des vagues grises, pour le dragon argenté du Pavillon Royal, pour le regard de Linh contemplant la mer pour la première fois, pour les meilleures frites que j'ai jamais mangé, pour le souvenir d'André Gide, pour tout ça, ça valait le coup d'avoir un jour croisé ta route.