* Par la fenêtre du bus *
Au Laos, les longues heures, voire les
journées entières, passées dans des bus pour aller d'un lieu à un
autre ont fait partie intégrante du voyage. C'est peut-être un peu
triste à dire, mais lorsqu'on quitte des endroits comme Vang Vieng,
on se rend compte que la fenêtre du bus est peut-être le moyen le
plus efficace d'avoir un aperçu de la vraie vie au Laos.
Et puis bon, prendre des bus et écouter de la musique étant ma
grande passion, chaque trajet fut presque un ravissement.
La première chose
qui m'a frappée, et ce dès le passage de la frontière, c'est à
quel point la trace coloniale est présente au Laos. C'est en tout
cas la première fois que ce passé là m'a frappée, dans tous les
pays que je verrai après. Au fil des routes s'alignent des huttes en
bois comme montées sur pilotis, qui semblent prêtes à s'écrouler
au moindre coup de vent, dans lesquelles des familles entières
vivent. Et puis, tout d'un coup, une gigantesque maison, pompeuse,
dans le plus pur style colonial. Souvent, elles sont abandonnées, ou
bien en ont tout l'air. C'est étrange de voir ces habitations
s'alterner. C'est un peu comme essayer de lire l'histoire du pays à
travers tout un alignement de symboles, comme des hiéroglyphes en
forme de maison. L'atmosphère coloniale atteint pour moi son sommet
à Luang Prabang, dans des petites rues aux maisons charmantes, où
sont encore posées des inscriptions écrites en français.
* Les maisons sur pilotis *
La deuxième chose
qui m'a marquée, ce sont les enfants. Dans mon guide du Laos, on me
disait que c'était le pays des je ne sais combien de milliers
d'éléphants. Des éléphants, je n'en ai quasiment pas vus. Mais
des enfants, oui. Et plus que partout ailleurs, étonnamment. Je n'ai
aucune idée de la raison, j'avais peut-être tout simplement les
yeux plus grand ouvert. Mais il y avait, partout, des écoles, des
bâtiments posés sur de gigantesques terrains ras où jouaient des
dizaines et des dizaines de gamins. Il y a eu ces deux petites
filles, dans les rues de Luang Prabang, pas plus de dix ans à elles
deux, juchées sur les escarpins de leurs mères, jouant à la dame
avec des sacs à main mille fois trop grands pour elles. Il y a aussi
eu ces trois petits bonhommes à Vang Vieng, pêchant de minuscules
poissons avec une sorte de baïonnette en bois qu'ils avaient
fabriquée eux-mêmes, avant de démarrer un feu pour les faire
griller, sans se soucier le moins du monde des touristes autour d'eux
qui fondaient à l'unanimité devant ces petits bouts d'homme. C'est
aussi au Laos, entre Luang Prabang et Vang Vieng que Jennifer et moi
avons rencontré la personne qui parle le mieux anglais de toute
l'Asie du Sud Est : Angelica, une petite fille de cinq ans qui
vit avec ses parents dans une minuscule guest house perdue au milieu
de nulle part. Angelica s'est prise d'affection pour Jennifer – et
inversement. Elle avait accroché à sa jupe une queue faite en
papier toilette et nous expliquait qu'elle était un cheval. Elle
s'est tout de suite collée à Jennifer, lui demandant la
signification de chacun de ses tatouages – un bouddha, un mandala
fait à Chiang Mai, la phrase : « You are a child of the
universe, no less than the trees and the stars » - tout en essayant de faire voler un
papillon qui avait l'air bien fatigué.
* Jennifer et Angelica *
* Les jeunes pêcheurs de Vang Vieng *
* Une cour d'école dans le village de Khong Lo *
C'était un chance
de s'arrêter à cet endroit et de pouvoir échanger pendant quelques
minutes avec Angelica. La plupart du temps, le bus file, mais il
permet quand même d'attraper quelques instantanés de vie. Notamment
parce que le bus transporte des gens, bien sûr, et beaucoup de
locaux, d'ailleurs, mais il assure aussi de nombreuses livraisons.
Dans la soute, à côté nos sacs à dos et nos valises, il y avait
des colis que le chauffeur distribuait dans de minuscules villages,
ou des maisons isolées. Alors, on peut imaginer la vie de ces
infirmières, dans ce centre de santé paumé au milieu de nulle
part, avec ce tout petit chiot qui leur court dans les jambes. On
peut observer cette vieille dame, récupérant un colis, et touchant
avec l'argent de sa monnaie un objet qui se trouve près d'elle –
un geste que j'ai souvent vu faire, sans jamais pouvoir en comprendre
la signification.
Souvent le bus
s'arrête pour un arrêt toilette et de nombreuses personnes se ruent
dehors, courant littéralement dans les fourrés pour assouvir une
envie pressante. Encore plus souvent, ce sont des femmes qui montent,
avec dans leurs bras ou empilée dans des paniers posés sur leur
tête de la nourriture qu'elles vendent aux passagers – des
brochettes d'œufs de cailles, des pattes de poulet, des épis de
maïs et surtout, de succulentes chips de banane. On peut les écouter
discuter entre eux, avec toujours ce sourire collé sur le visage.
Le
sourire, voilà, c'est de ça dont je voudrais me souvenir au Laos.
Le sourire de tous ces gens. Ces gens qu'on croise parfois accroupis
au bord de la route, dans cette position si bien maîtrisée en Asie
mais qui, personnellement, me déchire entre le tendon d'Achille, et qui ont l'air tellement loin de tout qu'on se demande comment ils
ont bien pu arriver ici, et surtout, ce qu'ils peuvent bien foutre
sur cette route, seuls, accroupis, une cigarette au coin du bec ou
suivant des yeux les bus qui passent devant eux. Ils ne sont pas
toujours seuls au bord de la route. Parfois, ce sont des familles
entières, assises devant leur maison ou leur échoppe, qui semblent
attendre que le temps passe. Même pas attendre, en fait. Qui
semblent simplement le regarder, ce temps, qui semble simplement être
là. Vivants. N'ayant rien d'autre à faire que ça, ne demandant
rien de plus que d'être assis sur leur chaise en plastique, avec leur
famille, ou leurs amis, en attendant que le prochain bus arrive pour
vendre un ou deux épis de maïs. Il paraît que les colons
trouvaient les Laotiens paresseux. Moi, si je ne me trompe pas dans
mon interprétation, j'aurais plutôt tendance à dire qu'ils ont
tout compris au bonheur.
* Les bus de mamie *
Entre Vientiane et
Savannaketh, nous nous sommes arrêtés à Khong Lo pour visiter une
fameuse grotte, qui m'a vaguement rappelée la Lod Cave que j'avais
visitée au nord de la Thaïlande. On la traverse aussi sur un bateau
qui glisse sur les rapides de la rivière, rivière si peu profonde
qu'il faut parfois sortir de la barque pour la pousser sois-même sur
les cailloux. Le plus spectaculaire, c'est la sortie, après de
longues minutes passées dans un noir presque complet, le tunnel
rocailleux qui s'ouvre avec un air presque théâtral sur d'autres
montagnes et sur le vert des arbres. Mais de Khong Lo, je me
souviendrai surtout du village. Village est peut-être même un peu
trop fort pour ces quelques maisons en bois rassemblées au bord de
la rivière et d'une route poussiéreuse qui traverse des champs
entre jaune et marron. En arpentant le chemin qui circule entre les
maisons, on peut entendre le craquement des bambous, sentir l'odeur
de la coriandre qui pousse partout. Au centre, il y avait aussi une
école (encore une) où j'ai observé pendant près d'une heure une
cinquantaine d'enfants faisant des allers retours entre le bord de la
rivière et leur cour de jeux pour en ramener de gros tas de sable.
Ces enfants là m'impressionnaient un peu avec leur va et vient
frénétiquement joyeux dont je ne comprenais pas le but, et les
sourires un peu interloqués qu'ils me lançaient en m'appelant
« farang » - une étrangère, une mot qui n'est pas
considéré comme une insulte mais qui serait la déformation du mot
« français », résidus de l'époque coloniale. L'un
d'entre eux m'a longuement suivie alors que je reprenais la
route de mon auberge, mais il prétendait regarder ailleurs dès que
je me retournais vers lui. A chaque maison, des grands-mères
affairées dans leur cour prenaient le temps d'un sourire pour me
saluer. A chaque champ, les travailleurs laissaient tomber leurs
outils pour me faire un signe de la main et continuer à me fixer,
sans que je ne sache s'ils m'invitaient à venir leur parler ou s'ils
m'accompagnaient simplement des yeux. Bref, mon jean troué, mes
baskets de rando et mon sac à dos défoncé ne passaient pas
inaperçus dans ce milieu de nulle part : chacun de mes pas était
accompagné d'un défilé de sourires et de regards, de vrais
regards.
Mais le plus beau sourire, ce fut celui de cette femme, entre Khong Lo et Taeketh. La plupart du temps, nous voyagions dans des bus qui ressemblaient à des maisons de grand-mères, avec les petites dentelles accrochées aux fenêtres, mais les bibelots en moins. Mais cette fois-là, pas le choix : le seul moyen de quitter le village où nous étions était de rouler pendant cinq heures on songthew. Vu le confort de la bête, autant dire qu'on appréhendait un peu ce trajet qui en plus, avait la bonne idée de commencer à 6h du matin. Mais après cinq heures coincés entre des Laotiens, ne pouvant communiquer autrement que par des sourires et des hochements de tête, je crois que nous étions tous d'accord pour dire que ce fut notre meilleur voyage. Peu de temps après le départ, une femme avec des béquilles est montée avec ses deux enfants. Elle avait apparemment été amputée de la jambe récemment, car elle a remonté sa robe pour montrer à cette autre femme, qui récoltait l'argent pour le songthew, ce qui lui était arrivé. Les deux enfants avaient l'air particulièrement triste, et je me suis dit que, peut-être, le drame avait été récent, et qu'ils en étaient encore affectés. L'imagination, c'est tout ce qui nous reste quand le langage nous manque. Des scénario comme ça, j'en ai élaboré des caisses au fil de ces heures dans le bus. La mère, elle, semblait rire de tout ça. Mais avec une jambe en moins, elle pouvait difficilement garder contre elle à la fois sont fils, le plus jeune, et sa fille. Cette petite gamine de quatre ou cinq ans était absolument magnifique, mais son regard était terriblement triste. Alors, cette femme qui collectait les tickets l'a prise sur ses genoux. Et cette femme-là, cette femme... Impossible de lui donner un âge, elle pouvait en avoir quarante comme soixante-dix, et j'imagine qu'elle passait tous les jours entre cinq et dix heures sur ce songthew, à faire des allers-retours entre Kong Lo et Taeketh, à récolter l'argent de la douzaine de passager qui s'entassent à l'arrière du véhicule. Mais cette femme-là avait surtout le plus beau sourire que j'ai jamais vu, avec des petites rides qui formaient un soleil autour de ces yeux. Cette femme irradiait d'une chaleur éblouissante qui pourrait réconforter la personne la plus torturée du monde – et sur ses genoux, la petite fille s'est endormie en deux minutes.
Je voudrais me
souvenir pour toujours de cette image. De cette petite fille et de
cette femme qui ont formé dans ma tête l'un des instants les plus
apaisants et les plus solaires qu'il m'ait été donné de voir. La
vie doit être bien plus douce, quand on est protégé par un sourire
comme ça.
* Entrée et sortie de la grotte à Kong Lo *