lundi 7 décembre 2015

20-29.11.2015 : Chiang Mai part. 2 : "Saying goodbye sucks."


* Photo prise par Best du Great Chiang Mai Hostel *

En arrivant à Chiang Mai, j'ai tout de suite su que j'allais tomber amoureuse. Je suis arrivée de nuit, après dix heures de train, et j'ai attrapé un songthew, ces petits bus rouges qui arpentent la ville, pour rejoindre mon hôtel. Je ne pouvais pas bien voir les rues, mais j'ai senti cette odeur familière de fleur de jasmin, et j'ai su que j'allais me sentir bien ici.

J'ai très vite pris mes marques entre le Great Chiang Mai Hostel, ma maison ; le Blue Diamond Breakfast Club où j'ai squatté la terrasse pendant des heures, en travaillant et en buvant mon café ; le petit restaurant local juste en face du Blue Diamond, où je savais que j'allais retrouver Brayden tous les matins en train de siroter son fruit shake ; le Bamboo Bee, un autre succulent restaurant végétarien, spécialiste de la fausse viande ; et ce minuscule bar où de jeunes thaïs s'entassent autour d'une table pour gratter leur guitare en essayant plus ou moins de couvrir les morceaux de Scorpions dont le patron est fan.

Pendant dix jours, les journées se sont déroulées dans une agréable lenteur, presque une routine. Après le petit-déjeuner, nous partions souvent en scooter visiter un temple, plus ou moins loin du centre-ville, ou bien simplement pour errer dans les rues étroites de la vieille ville où s'enchaînent les auberges, les petites boutiques, les studios de yoga et les restaurants « healthy ». Nous nous sommes parfois aventurés plus loin, le temps d'un roof-top dans un quartier plus excentré, ou pour aller voir un film dans un grand centre commercial. Mais toujours, nous finissions par tous nous retrouver en fin d'après-midi autour de la petite table en bois devant le Great Chiang Mai Hostel, une Chang à la main, parfois un jeu de carte dans l'autre, avant d'aller dîner et d'hésiter entre prolonger la soirée au jazz club, au Yellow Corner, ou simplement autour de cette petite table ronde en bois. Tous : Sarah, Finn, Leo, Kristi, Yvonne, Isabel, Joe, Sanne.

J'avais rencontré Sarah, Finn et Leo à l'auberge, le premier jour, et ce sont eux qui m'avaient proposé d'aller découvrir ce petit bar local, juste à côté de là où nous vivions. Sarah et Finn voyagent en couple pendant plusieurs mois. Ils arrivent du Sri Lanka, iront ensuite au Laos, au Vietnam, et au Cambodge pour les fêtes de fin d'année.

Finn est grand, très très grand. Chaque fois qu'il rencontre un thaï, il se présente comme « Chang », l'éléphant, en pointant du doigt son t-shirt « Chang » avec le logo de la marque de bière du même nom. Passionné de photo, il s'arrête très souvent dans la rue et demande poliment à chaque personne s'il peut les photographier. Sarah, elle, l'attend calmement en souriant.

Leo, lui, voyage seul depuis déjà plusieurs mois. Il a abandonné son « wolf pack » pour venir ici, à Chiang Mai, pour la fête des lumières, tandis que les autres sont descendus dans les îles du sud pour les fameuses « full moon parties ». Leo parle constamment, sort mille blagues à la seconde, et ne quitte jamais son chapeau. Il nous explique qu'il en a plusieurs, avec des utilisations différentes. A Londres, il est enseignant en école primaire, mais il est aussi circassien, et il me montrera plus tard des photos de ses numéros de rue.

C'est étrange comme les relations entre les voyageurs solo vont vite, beaucoup plus vite que ce que nous pouvons vivre dans nos pays respectifs. Au bout de quelques heures à peine, les confidences s'allongent sur la table. Leo émet l'hypothèse que nous tous, nous sommes là pour échapper à quelques chose. Fuir. Après quelques secondes de silence, chacun y va de son histoire. Souvent, ce sont des ruptures. Abruptes. Qui laissent un peu tout le monde sur le carreau, des plans sur le long terme qui soudainement tombent à l'eau et qui vous laissent sans perspective. Comme un gouffre sans fond. Parfois, il s'agit d'échapper à une situation dans laquelle on s'est embourbé. Toujours, cette fuite est liée à une blessure, une cassure dans le plan initial qui nous laisse tous un peu errants.

Et c'est donc avec eux, ces petits amputés de quelque chose, que j'ai célébré Loy Khratong, la fête des lanternes. Un moment important pour moi. J'ai commencé à véritablement envisagé ce voyage après avoir vu des photos de la fête des lanternes à Chiang Mai. Des centaines de lampions qui remplissent le ciel de leur petite flamme. Dans la tradition thaï, Loy Khratong, c'est l'occasion de laisser s'envoler, dans le ciel ou sur des petits bateaux confectionnés avec des fleurs et abandonnés sur la rivière, les mauvaises pensées, les choses négatives, de les voir dériver et de passer à autre chose.

Le personnel du Great Chiang Mai Hostel avait organisé pour nous un rassemblement pour que nous allions tous ensemble allumer nos lanternes et les laisser partir. Et puis, nous sommes allés à la rivière, laisser dériver nos khratongs.

Sur le bord de l'eau, je me suis accoudée sur le ponton en bambou. Des centaines de lanternes volaient au-dessus de ma tête. Et là. Le cœur qui bat plus vite. C'est là que je suis tombée amoureuse. En une seconde. Amoureuse de je ne sais quoi, mais amoureuse.

La soirée et les jours se sont prolongés, avec eux tous, toujours les mêmes. Et puis, il a fallu se séparer. Quand ils sont partis, j'étais malheureuse comme une pierre. C'est aussi ça, les rencontres de voyage. On se rencontre aussi vite qu'on se quitte. Je me suis dit : si je m'attache autant à chaque personne rencontrée pendant les prochains mois, on n'est pas sortie du foin.

Alors, pour me rassurer, je voudrais me rappeler cette petite anecdote : un soir, alors que je marchais dans les rues de Chiang Mai avec Sarah, Finn et Leo, nous sommes rentrés dans un petit restaurant local pour utiliser leurs toilettes. Il n'y avait que des thaïs, et parmi eux, deux occidentaux. Le visage de l'un d'eux me paraissait familier, et je lui ai demandé :

« Est-ce que la nourriture est bonne ici ? »
«  Oui. Mais tu sais, nous nous sommes déjà rencontrés. »
« C'est bien ce qu'il me semblait. Où ça ? »
«  A Lund. »

Et puis, c'est revenu. Août 2011. J'allais à Lund pour la première fois pour candidater auprès de Trans Europe Halles. Je dormais dans un wagon de train abandonné, transformé en auberge de jeunesse. Nous n'étions que trois personnes. Je suis partie avec R. boire quelques bières et regarder un concert sur Stortorget. En rentrant à l'auberge, il a essayé de m'embrasser, mais je l'ai repoussé. Le lendemain, il a repris son voyage en vélo, jusqu'à Göteborg, et j'ai eu mon poste à Trans Europe Halles. C'est lui que j'ai rencontré dans ce petit restaurant de Chiang Mai. Il n'a pas arrêté de pédaler depuis, et nous nous retrouvons ici.

Alors c'est ce que je me dis. Nous nous reverrons, for sure. Nous nous reverrons. Et ce sera bien. Forcément bien.


 * Photo prise par Best du Great Chiang Mai Hostel *



B.O. du moment : Aztec Camera - Down the dip



"I put all the love and beauty in the spirit of the night
And I'm holding my ticket tight
Stupidity and suffering are on my ticket too
And I'm going down the dip with you"

vendredi 4 décembre 2015

20-29.11.2015 : Chiang Mai part.1 - Thanksgiving & Namasté


Et puis, je suis enfin arrivée à Chiang Mai. J'y ai rejoint plusieurs personnes : mes Autrichiens, mais aussi Carolyne et Jennifer, deux Américaines, et Brayden, un Australien, tous rencontrés à Kanchanaburi. Pendant dix jours, le Great Chiang Mai Hostel est devenu notre maison, une auberge qui vient d'ouvrir, flambant neuve, et idéalement située juste à côté de la vieille ville. Le personnel était charmant, et j'ai presque versé ma petite larme en partant.

Il y aura beaucoup de choses à dire sur Chiang Mai, mais je voudrais commencer par Thanksgiving. Il y avait plusieurs Américains dans l'hôtel, et célébrer cette fête tous ensemble semblait important à leurs yeux. Alors nous sommes tous allés dîner dans un restaurant italien qui nous a annoncé, après 40 minutes d'attente, qu'il n'y avait plus de pizzas et la soirée s'est terminée en semi-dispute avec le patron. Il paraît que c'est toujours comme ça, pour Thanksgiving. Du coup, nous n'avons pas fait le traditionnel tour de table pour savoir à qui nous aimerions adresser nos remerciements.

Mais je voudrais quand même le faire maintenant.

Je voudrais d'abord remercier Florian, qui m'a remonté le moral à la Tavee Guest House, à Bangkok, quand j'ai raté mon train de nuit pour Chiang Mai à cause d'embouteillages monstrueux, et que j'ai du passer une soirée forcée dans cette ville qui, décidément, continue de me maltraiter. Il était là avec sa petite amie, Mélissa, ils arrivaient à la fin de leur voyage en Thaïlande. Alors que je commençais à paniquer sur ma volonté de continuer, de voyager seule, loin, d'être confrontée à tout un tas de difficultés que, peut-être, je n'arriverai pas à surmonter, Florian m'a simplement dit : « Ce n'est que le début de ton voyage. Prends les choses les unes après les autres. Tu es venue ici pour une raison, pour trouver quelque chose. Alors cherche, trouve ce que tu es venue chercher, et tu rentreras après. » Je suis partie me coucher apaisée. Alors, voilà, merci, Florian. J'espère que vous êtes bien rentrés.

Je voudrais aussi remercier Neil. Dès mon premier jour à Chiang Mai, je suis allée au Wat Suan Dok, un temple qui héberge la Bouddhist Academy. Dans les jardins du temple, des moines sont là, assis autour de tables en bois. Il suffit de s'y asseoir et de leur poser les questions qu'on veut. Je suis arrivée, toujours un peu déboussolée, avec la conviction que ce moine, assis en face de moi, allait me donner des réponses à des questions que je n'avais pas. Il a évidemment eu l'air bien embêté quand j'ai commencé à verser quelques larmes, sans pouvoir lui dire la raison. C'est finalement Neil, grand Britannique baraqué d'une cinquantaine d'années, bras tatoués et crâne rasé, qui est venu à ma rescousse.

« Tu veux qu'on discute un peu tout les deux ? »
« Heu... »
« Viens, je vois que tu as besoin de parler. »

Neil a été policier, puis il a travaillé dans la sécurité. Et un jour, il a découvert le bouddhisme. Aujourd'hui, il vit la plupart du temps à Chiang Mai et apprend l'anglais aux moines qui sont dans ce temple. Lui aussi veut devenir moine. Il est là pour étudier.

J'ai commencé à expliquer à Neil à quel point j'avais peur, une peur indéfinissable, qui ne visait pas d'objet en particulier, mais là, omniprésente. Et puis, j'ai parlé des attaques à Paris. Et pour la première fois depuis ce vendredi-là, j'ai pleuré, pour de vrai, et je me suis sentie soulagée d'un poids énorme. Neil essayait de me réconforter. « Don't worry sweetheart, don't worry little thing. » Et puis, il m'a dit : « Tu ne peux rien faire contre ces terroristes. Mais tu ne peux pas les laisser avoir ta peur. Tu ne peux pas les laisser avoir tes larmes. Si tu as peur, ils ont gagné. Alors maintenant, ris, danse, bois un peu d'alcool et fais ce que tu dois faire ici. » Et mon sourire est revenu.


* Au Wat Suan Dok *

Je voudrais remercier mon chauffeur de tuk-tuk qui m'a emmenée au Wat Umong, à une vingtaine de minutes du centre de Chiang Mai, où je suis allée pour me renseigner sur les retraites de méditation. Après avoir eu les informations que je voulais, je l'ai cherché dans les immenses jardins du site. Je l'ai retrouvé à l'entrée de ce temple si particulier, dont les galeries sont comme creusées dans la roche. Il m'a montré l'entrée. Je l'ai retrouvé ensuite devant l'autel où il faisait sa prière. Il m'a invitée en silence à m'asseoir à côté de lui. Et puis, toujours sans un mot, il m'a donné de l'encens, m'a montré comment faire, et c'est ensemble que nous nous sommes recueillis devant la petite statue du Bouddha. Il m'a ensuite entraînée vers un grand bassin et a acheté du pain pour que je puisse le lancer aux énormes poissons chats qui se jettent en masse sur la moindre miette qui touche la surface de l'eau, provoquant un impressionnant bouillonnement de nageoires et de moustache dans le bassin. Il ne parlait pas du tout anglais mais il a essayé de m'apprendre des mots en thaï. Et puis, avant de me ramener à mon hôtel, il m'a emmenée avec son tuk-tuk faire un tour du grand campus universitaire de Chiang Mai, et de certains quartiers de la ville que je ne connaissais pas. Tout ça, sans un autre mot que son sourire, et sans rien demander de plus.


* Les poissons chats du Wat Umong* 

Je voudrais remercier Mucki, pour son rire contagieux autour des buckets de long island au Yellow Corner, ce bar en plein air qui se remplit de touristes et de locaux au son de musique boum-boum. Je voudrais remercier Bennie pour la danse, et Carissa pour cette superbe chorégraphie devant un ventilateur sur une reprise de « My heart will go on ».

Et puis enfin, je voudrais remercier quelqu'un que je ne remercie jamais. Et tant pis si ça fait prétentieux, mais je voudrais me remercier moi-même. Nous roulions avec Brayden, au retour du grand canyon, une ancienne carrière dans laquelle il est maintenant possible de se baigner. Le soleil était en train de se coucher derrière l'ombre des montagnes qui découpaient le ciel en une frise rose et pointue. Je retrouvais cette sensation de liberté, assise à l'arrière du scooter, à n'avoir rien d'autre à faire que regarder le paysage défiler. J'ai réalisé que ce moment de calme, ces sensations, je les connaissais déjà. Elles étaient déjà là, il y avait déjà tout ça en moi. J'ai ressenti l'espace d'une seconde que ce que j'étais venue chercher ne se trouve pas en Thaïlande, ni au Laos, ni au Cambodge, ni en Indonésie. Tout ce que je cherche se trouve déjà à l'intérieur de moi. Il faut juste tout dépoussiérer. Quelques jours plus tard, pendant que Carolyne et Jennifer attendaient pour se faire un tatouage au bambou, je me suis échappée pour retourner au Wat Suan Dok, où j'avais rencontré Neil. Les moines étaient en plein chant dans le temple, et je me suis assise pour les écouter. En les regardant, je me suis rappelée qu'ils n'étaient pas en train de vénérer un Dieu. Il 'n'y en a pas dans la bouddhisme. Ils étaient en train de « vénérer le divin » en chacun de nous. Ils ne cherchaient pas à ce qu'on leur donne les réponses. Ils les cherchaient en eux-mêmes. J'imagine que c'est aussi ce qu'il me reste à faire.


Alors namasté à tous et joyeux Thanksgiving.


* Au grand canyon *








lundi 30 novembre 2015

16-18.11.2015 : Kanchanaburi : Smile and simply let go


* Dans le parc national Erawan *

J'ai finalement suivi les Autrichiens rencontrés à Ayutthaya à Kanchanaburi. Ce n'était pas du tout dans mes plans, j'avais plutôt prévu d'aller à Sukhothaï. Mais je ne voulais pas être seule, et ils m'ont proposé de les accompagner.

Kanchanaburi, c'est surtout le pont de la rivière Kwaï et la « Voie ferrée de la mort ». En 1942, en pleine Seconde Guerre Mondiale, les Japonais se lancent dans le projet de construire une gigantesque ligne de chemin de fer qui doit relier Bangkok à Rangoun en Birmanie. Et ce sont les travailleurs forcés et des prisonniers de guerre qui vont devoir bâtir les 415 km de voie ferrée qui séparent les deux villes. Le projet, qui devait être achevé en trois ans, sera en fait finalisé en un an et demi, ce qui laisse imaginer les conditions de « travail » de tous ceux qui y mirent leurs mains, et dont plus de la moitié sont – comme c'est étonnant – morts.

Aujourd'hui, à Kanchanaburi, le passif un peu glauque du fameux pont au-dessus de la rivière Kwaï ne transparaît pas. Il faut sans doute aller dans les musées prévus pour ça, mais je les ai personnellement évités. Sur le pont, les touristes marchent sur les énormes rails. Parfois, un train qui fait plus ou moins le tour de la ville traverse tout doucement la rivière – alors on se pousse sur les plateformes prévues à cet effet. Autour, il y a quelques magasins, et au bord de la rivière, des restaurants illuminés la nuit, qui ressemblent à des petites lucioles, vues d'en haut. Evidemment, les prix y sont plus chers pour une nourriture moins savoureuse. C'est le jeu. C'est quand même là que nous sommes allées avec Roxanne, une Néerlandaise rencontrée dans l'auberge que j'occupe ici. C'est assez drôle de se retrouver là, dans cette ambiance romantique. On se croirait à un rencard.

Roxanne travaillait avant dans un cabinet d'avocat, mais la pression, le rythme de travail – et pourquoi ? - tout ça l'a fait fuir. Alors, elle voyage. Elle voudrait peut-être devenir coach personnel, car elle a elle-même traversé une période de transformation radicale, et elle pense pouvoir aider les autres à trouver en eux les clefs pour faire de même. Elle aussi ressemble à une force de la nature, toute en muscles, un ton ferme, décidé, mais toujours avec un rire au coin des lèvres. Elle voyage seule, elle aussi, et nous avons décidé d'aller ensemble voir les cascades du parc national Erawan, le lendemain.

C'est donc avec elle que je pars, le matin, en minibus, direction le parc national. Je n'ai pas retrouvé mes Autrichiens. Le plan initial était que nous passions une nuit à Kanchanaburi avant de prendre le train de nuit pour Chiang Maï. Nous avions même réservé nos billets en partant d'Ayutthaya. Mais arrivée sur place, j'ai réalisé que le temps serait trop court pour voir les cascades et repartir dans la même journée à Ayutthaya pour prendre le train de nuit. Je leur ai proposé de rester une nuit de plus et de prendre le train le lendemain, mais mon frère, Clément, qui connaît bien l'autochtone autrichien, m'a confirmé qu'on ne pouvait pas changer comme ça de plan à la dernière minute au risque de provoquer une crise cardiaque.

J'ai finalement changé mon billet toute seule, et c'est à eux que je pense, sur le chemin des cascades. La route est superbe, et les fenêtres ouvertes provoquent un courant d'air chaud particulièrement agréable pendant cette journée brûlante. Je pense à mes Autrichiens, et je me dis que j'ai pris la bonne décision. J'essaye de ne pas oublier ça, que je suis venue tout à fait égoïstement pour moi, que c'est mon voyage, et que je ne peux pas – je ne dois pas – m'accrocher désespérément aux autres pour me sentir plus en sécurité, au risque de ne pas faire ce que je voulais faire. Affirmer ses choix, ses envies. C'est un peu ce que je suis venue chercher, non ? Alors je pense à eux que je ne reverrai peut-être pas, et je chante dans ma tête : « I'll smile and I'll simply let go ».



Ces pensées, ce voyage entre les collines... je me suis sentie légère en arrivant au parc national. Les cascades d'Erawan s'élèvent sur sept niveaux, au milieu de la jungle, et sont séparées par environ 1 km les uns des autres. A chaque étape, on peut s'y arrêter pour se baigner. Roxanne a convié une autre personne avec nous, une Américaine dont je n'ai pas retenu le nom. Elle paraît jeune, et parle très peu. Au bout du quatre ou cinquième niveau, Roxanne décide de s'arrêter pour profiter de l'eau, et je continue avec l'autre. Nous montons les niveaux restant en silence. Arrivées au sommet, nous découvrons comme un petit bassin où l'eau, entre blanche et bleue, fait presque mal aux yeux tellement elle brille. L'eau coule sur les rochers à différents endroits. On croirait presque être arrivé au Paradis. Je crois honnêtement qu'il s'agit d'un des plus beaux endroits qu'il m'ait été donné de voir jusque là. Nous nous baignons, avec la jungle autour de nous. Nous nous asseyons sur les rochers, les pieds à l'abri des dizaine de poissons qui viennent nous bouffer les orteils dès qu'on les laisse traîner (fish spa gratos) et nous restons là pendant, quoi ? Vingt minutes ? Et nous ne nous dirons pas un mot, pendant vingt minutes. Mais étrangement, sa présence calme, douce, m'apaise énormément. Elle n'a pas envie de parler, moi non plus. Il n'y a pas d'efforts à faire.







C'est peut-être con, mais on aurait dit que ces vingt minutes de silence partagées nous ont rapprochées.

Sur le chemin du retour, nous échangeons un peu plus sur nos vies respectives. Nous nous arrêtons à une autre cascade où les rochers ont pris la forme d'un toboggan sous le passage répété de l'eau. Nous nous motivons l'une l'autre pour tenter l'expérience - « If you do it, I do it ». J'ai presque l'impression de me retrouver en dernière section de maternelle, quand celle qui allait devenir mon amie d'enfance (ou bien est-ce que c'était moi qui ai fait le premier pas ?) est venue me voir pour me demander : « Tu veux être mon amie ? ». J'ai dit oui, et il n'y avait pas besoin de dire plus. Pas besoin de se vendre, de se séduire ou de briller en société. Mon Américaine m'a demandé si je voulais monter jusqu'à la septième cascade et j'ai dit oui. Pareil. Parfois, il suffit de s'asseoir sur des rochers et de ne rien se dire, par consentement mutuel.


Alors voilà, petite mademoiselle, je n'ai pas retenu ton prénom et j'en suis vraiment désolée. Nous n'avons pas échangé nos coordonnées et les au revoir ont été très brefs. Mais je suis bien contente que tu ais été ma copine d'un jour et je te promets que je ne t'oublierai pas. Et à toi aussi, je te « smile » et « simply let go ».  



P.S. : "I'll smile and I'll simply let go" vient de la chanson "Burning this bitch down" de Sight Like December. 

mercredi 25 novembre 2015

14-16.11.2015 : Ayutthaya – Bouddhas décapités et Goldorak : sauter à travers le temps.



Quand je suis sortie de Bangkok, j'ai eu l'impression de redécouvrir les couleurs, comme quand on passe sa main sur une surface poussiéreuse, et que les motifs d'origine se révèlent.

A Ayutthaya, c'est le jaune qui m'a marquée. Le royaume d'Ayutthaya a été fondé vers 1350 par le roi Umong. Aujourd'hui, on s'y promène dans les ruines des 400 temples qui composaient la ville, et qui témoignent maintenant de la splendeur du royaume. Les temples à Ayutthaya sont un peu différents de ceux que j'ai vus à Bangkok. Ici, on voit beaucoup de prang, de très hautes tours richement sculptées renfermant une relique, et dont l'architecture vient en fait des Khmers, qui ont occupé les territoires thaïs entre le XIe et le XIIIe siècle. Ces temples ne sont pas (ou plus?) recouvertes des dorures qui m'avaient éblouies jusque là, mais ils ont conservé une couleur ocre qui donne un aspect très rocailleux à la ville.

400 temples, autant dire que ça ne se visite pas les doigts dans le nez (au sens propre comme au figuré, d'ailleurs). Dion et moi avions prévu de louer des vélos, mais la chaleur nous en a dissuadées. Sus les conseils de Ya, le gérant de notre auberge, nous sommes donc allées au Wat Chai Watthanaram, en dehors de l'île centrale où se situe presque l'ensemble des ruines, mais à seulement quinze minutes à pieds de notre logement. Le site est bien plus petit que le gigantesque squelette qui gît dans le centre, mis il permet de s'y promener plus tranquillement. C'est aussi ce temple que nous avons pu admirer de nuit, le soir, en faisant notre tour en bateau nocturne avec mes Autrichiens, rencontrés la veille. Dans ce temple, la mise à sac de la ville par les Birmans en 1767 est bien visible : des rangées de Bouddhas sont alignés le long des murs, décapités.




Et puis, de cette couleur ocre un peu passée, nous avons fait un saut dans le temps en nous retrouvant ensuite au beau milieu d'un temple, beaucoup plus récent celui-là, dans lequel une célébration avait lieu. Difficile de décrire l'endroit : plusieurs petits temples étaient rassemblés là, mais dans les espaces extérieurs qu'il y avait entre chaque, des voiles jaunes avaient été accrochés comme pour créer une toiture volante, si bien qu'on ne savait plus si on se trouvait dehors ou dedans.

Il y avait du monde, beaucoup de monde. Et surtout, il y avait de grandes statues de super-héros posées entre les Bouddhas: Superman, Batman, Goldorak, etc. J'ai fini par arrêter quelqu'un :

« - Excusez-moi, il y a une célébration spéciale aujourd'hui ?
- Ha non, c'est le temple, c'est tous les jours comme ça.
- Mais pourquoi est-ce qu'il y a des statues de super-héros ?
- Pourquoi pas ? C'est drôle de se prendre en photo avec. »

On ne peut pas lui donner tort cela dit. S'il y avait eu des statues de Sailor Moon à l'église Saint Joseph quand j'étais petite, je serais sans doute allée à la messe avec plus d'assiduité. Mais surtout, pour moi le contraste était frappant. Nous étions passés des anciens temples, gigantesques, impressionnants, vous regardant presque de haut, et de ces austères bouddhas décapités à une joyeuse fête qui me faisait presque penser à un parc d'attraction.


En traversant ce temple et cette immense foule, nous nous sommes retrouvés sur un marché flottant : autour d'un ponton, plusieurs barques flottaient, et dedans, des hommes et des femmes cuisinaient et vendaient à manger. Après de LONGUES MINUTES d'hésitation, j'ai pris des nouilles et du tofu, mais surtout, surtout... de succulentes ravioles dont la pâte est similaire à celle des boules de coco, mais avec de la noix de coco frite dedans.

Là, à cet instant précis, le bedon plein au milieu de cette foule colorée et de ces succulentes odeurs de cuisine, à l'ombre des voiles jaunes qui dansaient au dessus de nos têtes, je me suis sentie bien. En retraversant le temple, j'ai acheté une petite bougie en forme de lotus que j'ai laissée glisser sur l'eau d'une fontaine, pour dédier ce moment apaisant à ceux qui sont restés à la maison. Tout doucement, j'ai commencé à me relever. 


dimanche 22 novembre 2015

14.11.2015 : L'auberge des coeurs brisés.




Je me suis réveillée au son de ces oiseaux mi-piafs mi-singes que je n'ai pas encore identifiés. Ils font un drôle de bruit, mais je l'aime bien, ce bruit. Aujourd'hui, je pars pour Ayutthaya avec Dion, la Canadienne rencontrée à Bangkok. Nous voulons partir tôt, alors j'ai mis un réveil. Il a sonné cette fois. J'attrape mon téléphone, l'autre, pas celui qui sonne, mais le téléphone intelligent qui va sur Internet et tout, sauf que lui, sa sonnerie ne fonctionne pas, alors j'utilise mon téléphone tout naze acheté à Bali il y a quatre ans dans lequel j'ai laissé ma carte SIM française. Mais donc là, je prends l'autre, avec sa SIM thaïlandaise. Nyamuk a envoyé un message sur le groupe Facebook « Famille », où il y a ses parents et ses frères et sœurs – et moi. Il demande si tout va bien. Puis « Regardez les news ». Alors je regarde.

Attaque à Paris.
Des centaines de morts.

J'ai commencé par refuser de croire que c'était grave. Mais quand même. Sur mon mur Facebook, les message s'enchaînaient mais je ne comprenais rien. Le lien ne se faisait pas.

Je suis sortie de ma chambre. Mon premier réflexe a été d'appeler Vicken, mon frère,, parce qu'il était 2h30 du matin à Paris, et sans doute, mes parents dormaient. Au bout du fil, sa voix est étonnamment calme. J'ai presque l'impression d'entendre le sourire qu'il fait quand il veut être rassurant.

« Tout le monde va bien. Nous sommes tous rentrés. On regarde les infos. »

« Je crois que j'ai des amis qui étaient dans l'attaque au Bataclan », je lui dis.

Voilà. C'est là que ça a basculé. Une fois que j'ai verbalisé ça : des amis, des personnes que je connais, que j'aime, avec qui j'aurais sans doute pu passer la soirée. Ils viennent de se faire tirer dessus par des kalachnikovs. Et moi, je suis à des milliers de kilomètres, je rencontre plein de monde, un  nouveau pays, et je ne sais pas du tout ce que je suis censée faire.

C'est étrange. Avant de partir, j'avais cette angoisse permanente de mourir, notamment dans une attaque terroriste. Mais je pensais que ça m'arriverait à moi, pas aux autres. Et j'avais bien vu en psychanalyse que cette peur, c'était la peur du changement intérieur, que ce n'était pas une réalité. C'était bien noté.

Et tout d'un coup, ces angoisses prennent corps. Elles sont de l'ordre du possible. Alors, une autre pensée m'envahit. Depuis la préparation de mon voyage, je me suis toujours dit que si ça ne me convenait pas, je rentrais à Paris. Tout d'un coup, j'ai l'impression de ne plus avoir d'endroit doux et protégé où me réfugier. Et là, le monde me pique vraiment.

Dion s'est levée, et je lui ai expliqué ce qui s'est passé. Nous partirons quand même, seulement un peu plus tard. Dion est une pile d'énergie brute. Elle est née en Jamaïque mais vit au Canada depuis qu'elle est toute petite. Pendant plusieurs mois, elle est venue enseigner l'anglais en Corée, où elle a rencontré son amoureux français. Elle fait un dernier voyage avant de retourner au Canada. Elle a vu beaucoup de choses et les décortique beaucoup. Elle est même allée en Corée du Nord pendant quelque jours. Elle est très volubile et rit souvent. Mais parfois, quand je lui raconte quelque chose, son visage devient impressionnant de sérieux. Aujourd'hui, sa compagnie me sera particulièrement précieuse.

Dans le train pour aller à Ayutthaya, à 1h30 de Bangkok, nous faisons des blagues pourries sur la maison Vimanmek, que nous avons visitée hier, une très belle maison mais envahie par des groupes de touristes chinois trop pressés, et des mesures imposées à chaque étape pour nous faire cracher quelques bahts de plus. Alors je ris à nos blagues, mais entre deux rires – kalachnikovs, sang, bombes. Alors je regarde le paysage par la fenêtre pour essayer de me rappeler où je suis. Toujours, en arrière fond, il y a quelque chose qui me gratte.

Nous avons réservé une guesthouse, le Ayutthaya Riverside View Guesthouse, qui nous a été recommandée par Julien et Romy. L'endroit est charmant, au bord de la rivière, propre et toujours dans des prix très abordables. Le seul problème : elle est très excentrée. Après nous être posées quelques heures au bord du fleuve - « Vous allez bien ? On peut faire un Skype ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je dois faire ? Tu as des nouvelles ? » - nous décidons d'aller visiter les alentours et de dîner en centre ville. Centre-ville que nous ne parviendrons jamais à rejoindre, car même les tuk-tuk ne viennent pas dans ce coin de la ville, passé 19h. Nous attendons vingt longues minutes sous les regards amusés des habitants du coin qui se demandent ce qu'on fabrique ici. Autant de lose dans une journée, ça commence à me faire rire. On a du trouvé l'un des seuls endroits de la Thaïlande où les touristes ne se font pas harceler par les tuk-tuks, même si on est volontaire. Je dis à Dion que parfois, il faut accepter, que le monde nous envoie un message pour nous dire qu'il faut rentrer à notre auberge et que ce sera peut-être la soirée du siècle à Ayutthaya.

Je ne croyais pas si bien dire.

A peine arrivée, un groupe d'Autrichiens vient nous parler : Florian, Christian dit « Mucki », Bennie, Alina, Carissa – se souvenir des prénoms, surtout, encore plus aujourd'hui. Ils nous proposent de nous joindre à eux pour un tour en bateau le lendemain, et nous nous installons à leur table. Un couple de Français est aussi assis là. Nous commençons à discuter quand le patron, Ya (là aussi, pardon pour l'orthographe) décide de venir animer la soirée. Il sort une guitare, un micro, et un cahier avec les paroles des chansons qu'il sait jouer. Tout le monde est un peu timide - « Je ne sais pas chanter », « Je ne connais pas les paroles », « Allez-y, je vous regarde ». Mais quand les premières notes de « Mrs Robinson » retentissent, il se passe quelque chose. Pour moi, « Mrs Robinson », ce sont les rochers de la plage de Falkenberg, en Suède. C'est mon arrivée à Bangkok. Ce sera aussi cette nuit particulière.

Très vite, la soirée se transforme en karaoké de groupe. Ya enchaîne les morceaux et les intercale avec un jeu à boire, sans doute pour échauffer un peu plus nos voix et notre entrain. C'est un très bon guitariste. Il passe de Pink Floyd, à Aerosmith - « I'm leaving on a jet plane, don't know when I'll be back again » - les Beatles, les Rolling Stones, etc. Et puis, il se lance dans « Imagine ». Je ne sais plus trop si je dois rire ou pleurer. Je suis en train de vivre un moment merveilleux, et soudain, derrière la douceur – le bruits des balles.



Petit à petit, le groupe se disloque pour aller se coucher. Je reste encore un peu avec les deux Français, quand Samen, un autre homme qui travaille ici, vient nous voir. Il ne parle pas anglais, mais nous allons passer presque une heure, tous les quatre au bord de la rivière, à essayer de communiquer malgré tout., en mélangeant de l'anglais, du mime, et des grosses digressions (ex : comment faire comprendre que quelqu'un est mort ? Chanter « Candle in the wind »). Samen nous apporte des dessins magnifiques où des motifs de la nature environnante s'entrelacent avec des formes plus abstraites. C'est lui qui les a faits. Il photocopie ensuite en noir et blanc ses originaux et les recolorie pour les distribuer aux gens qui passent dans l'auberge. Il nous raconte l'histoire de certains d'entre eux. Un couple, venu dans la guest house, à qui il prédit un long futur ensemble. Les chats, qu'il aimait tant, mais qui sont décédés maintenant. Plusieurs fois, il nous parle de sa famille, sans que nous soyons sûrs de comprendre. Et puis, soudain, il part et revient avec une photo de son fils, vraisemblablement enrôlé das l'armée, qui se trouve à la frontière avec le Cambodge. Nous ne comprenons pas s'il est vivant ou mort, mais Samen semble fier de lui. Quand il me demande de goûter à sa boisson, je comprends que ce n'est pas un mug de thé qu'il a dans la man, mais un mug de whisky. On dirait décidément que tout le monde ici, essaye de se réchauffer le cœur comme il peut.

Quand je me suis réveillée le lendemain, j'ai foncé à la réception pour réserver une nuit de plus. Plus tard dans la journée, la tristesse étant revenue, je suis allée regarder la rivière qui coulait devant la terrasse. Ya m'a vue. Il s'est mis juste derrière moi, ni trop près, ni trop loin, et il a fumé sa cigarette en silence. Cette présence, c'était comme une main sur  mon épaule. Le soir, avec les Autrichiens et d'autres personnes arrivées entre temps, il a tenu à rechanter « Imagine », « pour la France ».

J'admire beaucoup ceux de mes amis qui, malgré l'horreur, sont parvenus à écrire des choses inspirantes sur les réseaux sociaux, des mots réconfortants, à rire parfois. Je leur en suis reconnaissante aussi. Parce que ce jour-là, je n'ai rien su faire de tout ça. Tout ce que j'ai pu faire, c'est vivre cette merveilleuse soirée avec des gens merveilleux, un moment suspendu qui a réchauffé tous nos petits cœurs un peu écornés. Alors non, malgré la peur, malgré la tristesse, malgré tout ça, la vie est belle, bordel de merde. 

Merci.
Sawatikaa.
Danke schön.


lundi 16 novembre 2015

11-13.11.2015 : Bangkok, on peut se dire "tu" ?




* Au Wat Phra Kaeo *

Bon, Bangkok, on aura eu un peu de mal à se comprendre toutes les deux, pas vrai ? Je garderai toujours de toi un souvenir un peu ému parce que tu auras été ma première étape de voyageuse solo à Birkenstock, mais pour être honnête, je ne suis pas sûre qu'on soit sur la même longueur d'onde. Allez, c'est pas toi, c'est moi.

Il faut dire que tu m'as bien eue, au début. A croire que tu me connaissais déjà. En sortant de l'aéroport, accompagnée d'Hélène et Adrien, rencontrés pendant l'escale à Doha et qui passent la journée chez toi, tu m'as assaillie de ton air chaud, moite, qui m'a immédiatement rappelé mon arrivée à Denpasar, à Bali, il y a presque quatre ans. J'en ai même versé une petite larme, dis donc. Sauf que cette fois, Nyamuk ne m'attendait pas à l'aéroport. Donc c'est avec mes deux tout premiers compagnons de voyage que j'ai rejoin ton centre.

Ensuite, tu m'as réservé un accueil particulièrement chaleureux à la Tavee Guest House, dans le quartier de Thewet. Non vraiment. Accueil sympathique, petite cour ombragée blindée de Français, mais c'est pas grave. Chambre solo propre, pas chère. Plein de bouteilles de Chang dans le frigo. Je ne pouvais pas rêver mieux. Je suis vraiment partie enthousiaste, même si j'avais des à priori avant de te connaître. Je me suis dit qu'il fallait les laisser de côté, et que toi et moi allions peut-être avoir une vraie belle relation, finalement.

Je suis partie explorer ton corps et là aussi, je dois admettre que j'ai été surprise. Juste à côté de l'auberge, un petit marché couvert m'a donné envie de replonger dans ces atmosphères moites, frémissantes, inlassablement en mouvement de ces endroits. Mais nous n'avions pas le temps, nous voulions prendre un bateau pour aller voir tout de suite ce que tu avais de plus majestueux. Le bateau nous a fait plonger au cœur de ta mixité de touristes sac au dos et d'habitants de toujours. Les uns se bouchant les oreilles au moindre coup de sifflet furieux de celui, à l'arrière du bateau, qui guide le conducteur à l'approche d'un ponton, avec un langage codé fait de courts et de longs sifflements stridents. Les autres, habitués, ne cillant pas. Nous avons commencé à remonter ton fleuve et là, avec ton vent chaud et ton large horizon découpé par ces hauts buildings que je ne visiterai jamais, tu m'as arraché mes premiers vrais sourires. Tu sais, pas les sourires que tu fais aux autres personnes, sincères, mais adressés, en réaction à une parole, à un acte, à une sympathie, non, ce genre de sourire qui monte tout doucement le long de l’œsophage, les sourires qu'on n'a que pour soi-même. Un pur moment de liberté.

Nous sommes allés au Wat Phra Kaeo et au Grand Palais, construit par Rama Ier à partir de 1782, pris d'assaut par des hordes de touristes chinois se déplaçant au pas de course derrière un guide qui ne s'arrête pas pour prendre la parole. Mais ça ne m'a pas dérangée. Nous avons visité ton temple : une architecture incroyablement fine, de l'or, beaucoup d'or qui aveugle un peu sous le soleil, du rouge, du bleu. J'en ai vus, des temples, mais là, j'admets que tu m'as bluffée. Je n'avais même pas besoin des détails, je me suis laissée porter par ta beauté, tes gigantesques fresques relatant l'histoire du Ramayana, un des récits fondateurs de l'hindouisme. Et puis ton Bouddha d'Emeraude. C'est du jade, en vrai, mais ça n'enlève rien à la beauté de cet endroit. Je me suis assise discrètement aux côtés de ceux (peu nombreux) qui faisaient leurs prières devant la statue, des fleurs à la main, les yeux fermés. A genoux, j'ai moi aussi fermé les yeux. Un vent tiède coulait sur ma peau et me rafraîchissait. Autour de moi, des odeurs de jasmin et d'encens s'entremêlaient. J'aurais voulu rester là tout le reste de ma vie. Ou en tout cas quelques heures. Je me sentais enfin apaisée, calme, après toute cette excitation et toutes ces angoisses. Plus tard, après avoir mangé la meilleure soupe de nouilles du monde sur un minuscule marché, la visite du Wat Pho et de son bouddha couché de 45 mètres de long et 15 mètres de haut n'a fait que prolonger cet émerveillement. A la tombée du soir, le site était presque vide, et le calme régnait autour de la fontaine où nageaient des carpes koï. Hélène et moi avons décidé de nous offrir un massage de pied dans l'école de massage qui se trouve dans le temple. Je n'avais pas dormi depuis deux jours. Je me suis écroulée, mes pieds dans les mains d'une petite dame qui a bien ri.



* Wat Pho *



* Les carpes koï *


Je me suis couchée, épuisée mais heureuse.

Et le lendemain, je ne sais pas si c'était un moyen sadique de me rappeler un peu à la réalité ou une ruse pour me faire partir le plus vite possible, mais tu ne m'as pas épargnée, avoue.

J'étais en confiance, il faut dire. Je suis partie seule pour aller explorer le marché à côté de l'auberge. En y rentrant, un rat avec une maladie de peau franchement dégueulasse a détalé à mes pieds. Des odeurs m'ont assaillie. Des odeurs de... lors de mon premier voyage en Asie, j'avais tellement aimé les odeurs, surtout celles de Bali, pour lesquelles je n'avais pas de mots pour les décrire. Là non plus, je n'ai pas eu de mots, mais ce n'était pas du frangipanier. Un mélange de décomposition et de crasse. Je me suis focalisée sur la sortie, en face de moi, et j'ai avancé, déterminée, dans les allées où j'étais finalement presque seule. J'ai failli trébuché sur un poisson tombé de l'étal. En sortant, je t'avoue que je me sentais mal. Une fois sur le bateau, je me suis détendue, j'étais à nouveau en paysage connu.

Ton marché aux amulettes ne m'a pas transcendée, soyons clairs. Quelques personnes assises avec, devant elles, quelques portes bonheur poussiéreux. Je me suis engouffrée dans une petite rue qui me paraissait plus calme. C'était une étroite rue résidentielle, et les habitants avaient ouvert leurs portes. J'ai vu leur quotidien, l'enchevêtrement d'objets cassés, l'ennui des femmes allongées devant la télé sur un matelas défoncé. Et moi j'étais là, avec mes Birkenstock et mon appareil photo, et j'ai pensé que je n'avais rien à faire ici. Le coup classique de la culpabilité qui nous tombe dessus quand on se sent un peu voyeur. Je suis allée me réfugier dans le premier temple d'à côté pour réfléchir un peu. Mais cette fois, assise devant un tout autre Bouddha, je n'ai pas senti de grande communication entre nous.

Si ma place n'est pas là, je me suis dit, si elle n'est pas sur le marché au coin de la rue ni entre les maisons de cette population abandonnée à deux pas de tes dorures et de tes fastes, alors je n'ai qu'à faire comme beaucoup et aller me parquer avec les autres touristes. J'ai donc marché jusqu'à Khao San Road, déambulant entre des jambes toutes blanches recouvertes de pantalons thaï, refusant poliment les propositions de tatouage / tuk-tuk / t-shirt « I love Thaïlande ». Au bout d'une dizaine de minutes, des étudiants thaïs sont venus m'interviewer et m'ont demandé ce que je venais chercher sur Khao San Road. J'étais bien embêtée de la question, je leur ai dit que je ne savais pas. Un stylo, à la rigueur, vu que j'ai perdu le mien dans l'avion. Ils ont été un peu déçus.

Alors je suis rentrée directement à l'auberge, un peu dépitée. J'ai retrouvé Dion, une Canadienne, et Julien et Romy (pardon si ce n'est pas la bonne orthographe), deux Belges. La soirée avec eux fut plus agréable que la journée avec toi. Nous avons discuté, débattu, appris à nous connaître. La question « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? » n'est pas venue tout de suite, elle est venue bien bien bien plus tard. Sans doute parce que pour l'instant, ce qu'on fait, tous, dans la vie, c'est de discuter autour d'une table avec des inconnus dont on se sent pourtant incroyablement proches. Le reste, ce qu'on a laissé dans l'armoire en Occident, n'existe pas trop pour le moment. Pour le moment.

A 3h du matin, une Chang à la main, j'ai parlé à Julien de notre problème relationnel, toi et moi. L'impression que, où que je sois avec toi, quelque chose n'irait pas. Ma place ne serait pas là. Julien est là depuis bien plus longtemps avec Romy. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter. Que ce ne serait pas toujours comme ça. Qu'il faut un temps d'adaptation. Une relation se construit sur la durée.

Mais ne t'inquiète pas, Bangkok, je ne suis pas partie avec un souvenir négatif de toi. Car le lendemain, tu m'as laissée t'observer et découvrir ta complexité. Je l'avais déjà bien compris, sur la route pour venir de l'aéroport, en contemplant cette architecture étrange, ces constructions éclectiques qui semblent s’emboîter dans le moindre espace qui leur est laissé, sans soucis d'harmonie ou même de praticité. Je l'ai compris en louant avec mes trois nouveaux compagnons un petit bateau qui nous a emmenés voir les khlongs, les canaux inaccessibles autrement. Cette promenade, c'était comme voir l'envers du décor. En réalité, c'est réellement l'envers du décor. Les dos des maisons s'alignent sur les pilotis sur lesquels elles sont construites. Certaines, au bord de l'effondrement, s'alternent avec des habitats plus cossus. Des hommes pêchent, des enfants nous font des signe et se marrent quand on leur répond, des femmes récupèrent des objets dans l'eau avec de longues perches. Et c'était beau de te voir comme ça. Pas jolie, pas pittoresque, pas mignon, mais beau d'être là avec toi à observer les rouages de ton fonctionnement.


* En sortant des khlongs *

Je ne te mentirai pas : j'ai été heureuse de te quitter pour partir à Ayutthaya avec Dion, au bout de seulement trois jours passés ensemble. Mais ces trois jours m'ont paru durer des semaines, tellement ta myriades de choses et de sensations m'ont donné l'impression d'avoir huit yeux.

Je retiens quand même cette petite blague que tu m'auras faite, la dernière nuit, comme un dernier pied de nez, en « fermant China Town » alors que Dion et Anne, encore une autre Française, avions prévu de s'y faire une ladies' night. Je ne savais même pas qu'on pouvait fermer China Town. Mais pour le jour de la naissance du Bouddha, apparemment, si. Mais c'est sans rancune : on a quand même fait notre ladies' night dans un restau au bord de l'eau, avec des lampions et un groupe qui faisait de la chouette musique. Mais vraiment, je le prends comme une blague, pas un affront.

Allez, je ne reviendrai pas de si tôt. Mais promis, à mon prochain passage, je passerai quand même te claquer la bise.




mercredi 11 novembre 2015

10.11.2015 : Juste avant le départ



En début d'année, j'ai lu un livre appelé « An astronaut's guide to life on Earth » de Chris Hadfield. Ou les conseils d'un astronaute pour mieux s'accomplir. Le sujet était passionnant, la préparation pour partir dans l'espace, la premières fois que les portes de la fusée s'ouvrent sur l'Univers, etc. Par contre, question conseils pour les Terriens, le récit était totalement anxiogène. En gros, Mr Hadfield nous expliquait que lorsqu'on part dans l'espace, il faut avoir tout prévu, absolument tout, des scenario les plus simples aux plus grotesques, pour parer à toute éventualité. Par exemple, l'auteur s'est fait enlever l'appendice avant son premier vol, pour ne pas risquer qu'une bête infection ne vienne compromettre une mission à plusieurs millions. Et globalement, son conseil serait d'appréhender la vie de la même manière, histoire d'être le meilleur en tout et prêt à réagir au moindre nouvel élément qui s'impose à nous.

Lorsque j'ai lu ce livre, j'avais déjà ce voyage en tête. Du coup, je me suis demandée si je devais me faire enlever l'appendice. Finalement, après pas mal de réflexion, je pars avec. Ca commençait à faire un peu trop de préparatifs.

Le truc, c'est que j'ai déjà tendance à envisager tous les scenario catastrophe possibles et imaginables, quelle que soit la situation. Prendre le métro (déraillement, bombe, quelqu'un qui me pousse sur le quai, être bloqués par une panne d'électricité pendant plusieurs jours, etc.). Chauffe-eau qui fuit (explosion, inondation, appartement qui brûle, facture d'électricité qui me met sur la paille, etc.). Alors, avec tout le respect que j'ai pour Mr Hadfield, j'aimerais faire en sorte de ne pas appliquer ses conseils, et même de faire plus ou moins le contraire. Partir de cette manière, sans avoir exactement de trajet prédéfini et en acceptant de se laisser porter par le hasard des rencontres, c'est aussi une manière pour moi de l'apprivoiser, justement, ce hasard. Peut-être est-il possible de parer à toute éventualité, quand on part dans l'espace, mais malgré l'immensité du lieu, l'espace personnel et les possibilités d'action restent limités. Vouloir tout baliser dans sa vie, c'est sans doute justement ça qui nous prépare le moins à tout élément nouveau. Apprendre à faire avec, laisser venir les choses et s'adapter ensuite au changement : je crois que c'est un peu de cette force là que je vais chercher sur les routes de tous ces pays inconnus.

Cela dit, à quelques jours du départ, tout cet inconnu, justement, c'est plus l'angoisse qu'autre chose.

Dans le livre, Chris Hadfield parle aussi des quelques jours qui précèdent les grands départs. Les astronautes sont alors conviés, avec leurs proches, à passer quelque temps dans une sorte de centre de pré-départ. Où ils sont un peu confinés entre eux, en vase clos. L'une des raisons étant de ne pas les exposer à un virus dont la durée d'incubation ferait qu'ils ne se rendraient pas compte qu'ils sont infectés avant d'enfiler leurs combinaisons, mais j'ai aimé cette idée de cellule de pré-départ. Comme un cocon. Une première station d'envol. Une première étape.

Du coup, après avoir dit au revoir à mes amis vendredi, j'ai eu l'impression de rentrer un peu dans mon sas de départ. J'ai passé le week-end en famille, avec Nyamuk. Je ne sais pas trop quoi répondre aux questions qu'on me pose, ni dans quel état d'esprit je suis. Tout ça me paraît un peu surréaliste, à vrai dire. Je fignole les derniers préparatifs. J'ai l'impression qu'il y a encore mille choses que je n'ai pas faites, et pourtant, je sais bien qu'il y aura toujours une ou deux choses que j'aurais oublié de faire.

J'ai quand même préparé une petite playlist de départ, comme une petite madeleine de Proust. La musique me réconforte beaucoup, surtout en voyage. Je crois que pour chacun d'entre eux, une chanson y est associée. Alors systématiquement, ces chansons souvenir viennent rejoindre la liste.

Je mets ça là. Elle n'est pas vraiment finie, ce sont juste les premiers titres qui me sont venus. Je suis ouverte à toute suggestion pour l'étoffer. Ca me permettra de penser encore plus à celles où ceux qui m'auront conseillé un morceau.


J'écoutais cette chanson quand j'ai atterri à San Francisco, pendant l'été 2009. J'étais un peu triste (peine de cœur, qui l'eût cru). Et ces paroles m'ont fait grandement du bien.
« And I won't cut myself on other people's broken dream oh oh oh oh »

Chanson qui passait littéralement en boucle dans mon iPod en descendant Laugavegur à Reykjavik, Islande 2010. Je ne sais plus pourquoi. La musique – mélancolique - correspondait à l'ambiance de la ville.

Rajout : Cette chanson a tourné obstinément dans ma tête toute la nuit précédent le départ. A tel point que je ne suis pas sûre de l'écouter pendant un petit moment.

Navigating by the stars – Justin Sullivan
Un chanteur que Nyamuk m'a fait découvrir. Je l'écoutait en pensant à lui dans les rues de Lund, peu de temps après mon arrivée en Suède. Et puis, main dans la main, sur le pont du bateau qui flottait entre la Grèce et la Turquie.

San Francisco, 2009 à nouveau. Il faisait beau. Je quittais le Golden Gate Park et j'avais pris un bus. C'était un moment doux.




La chanson officielle de Bali 2012 qui passait en boucle sur toutes les radios, à commencer par celle de l'avion à mon atterrissage.




Tombée amoureuse de cette reprise en regardant Fish Tank




Perdue dans tes bras – Emilie Simon













Parce qu'on la chantée très fort pendant un road trip sur la route n°1 en Islande.












Capsize – Ephemera


Simply, let go – Sight Like December


J'étais obligée. :-)


En souvenir d'un matin ensoleillé à San Boi, dans la banlieue de Barcelone, où je me suis réveillée au rythme de cette chanson.


Obligée, bis.





Sans doute l'une des chansons les plus importantes de cette playlist, destinée à l'une des personnes les plus importantes pour moi avec plein de paroles que je n'ai pas su dire.  


jeudi 5 novembre 2015

05.11.2015 : ll faudra repartir





A un moment donné, il a bien fallu se rendre à l'évidence : j'étais rentrée de Suède depuis plus d'un an, et plus rien n'avait de sens.

Ca avait commencé à s'infiltrer par la vie professionnelle. Après avoir continué à travailler pendant six mois dans le même secteur, à mon retour à Paris, je me rendais compte que je me demandais presque quotidiennement ce que je faisais là. Il ne s'agissait pas de mettre une échelle de valeur entre ma profession et, par exemple, l'aide humanitaire, ou de me demander en quoi ce que je faisais pouvait bien changer le monde, mais après cinq ans à travailler pour des projets culturels, passée l'excitation des premiers contrats, des premiers voyages, de la vie à l'étranger et des premiers salaires, il ne me restait que des questions : où se trouve l'équilibre entre ce que je sais faire, ce que je peux faire, ce qui a un sens pour moi et mes propres limites ?  Ou, pour résumer : qu'est-ce que j'ai vraiment envie de faire quand je serai grande et jusqu'à la fin de ma vie ?

J'ai fini par évacuer le problème en choisissant un job inutile mais qui répondait aux raisons primaires pour lesquelles on se laisse imposer un emploi du temps contrôlé par une machine à badge (notez bien la machine à badge, elle jouera un rôle important dans cette histoire) et une hiérarchie : une somme d'argent fixe tombait sur mon compte en banque à la fin de chaque mois. Sauf que finalement, ça n'a rien résolu, puisque j'avais encore plus de temps pour me demander quelle était ma place dans le monde, et mon petit quotidien en entreprise me faisait penser encore davantage que rien n'avait de sens. Les seules choses qui me sauvaient, c'était la traduction et l'écriture. Deux passions que j'exerce depuis tellement longtemps que je n'avais jamais pensé que cela pouvait être un travail, puisque Madame C., professeure de philo au lycée de Boulogne Billancourt, nous avait bien appris que l'étymologie du mot "travail" vient de "tripalium", qui est un instrument de torture à trois poutres. Faire un métier qu'on aime ne pouvait donc exister que dans le monde des masochistes. Ou des artistes (mais est-ce bien différent ?). Le soucis, là aussi, c'était que mon maître à penser, Charles Aznavour, me répétait depuis des lustres que la bohème, c'est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : j'étais donc techniquement trop jeune pour faire carrière là-dedans.

Le problème, quand on commence à se poser des questions sur le sens des choses, c'est un peu comme quand on commence à se demander d'où viennent les ingrédients pour faire les gâteaux Savane : plus on fouille, moins on comprend, plus ça fait peur.

Puisque j'avais du temps, je me suis lancée dans le projet de retracer et d'écrire l'histoire de ma famille du côté de mon père (voir : "Erevan sur Seine"). Mes grands-parents sont des Arméniens nés en Turquie, pays qu'ils ont fui pour la France lorsque mon père avait dix ans. J'ai passé plusieurs mois à parler avec eux, à fouiller des archives, personnelles et historiques, et à tenter de rassembler tous ces morceaux dans un récit. Lorsque j'ai mis un point final à ce projet, d'autres questions sont apparues : ma famille a fui un génocide en se cachant dans une ferme. Ils ont fui les persécutions en montant sur un bateau. Puis, ils ont fui la pauvreté en travaillant d'arrache-pied. Aujourd'hui, on me dit encore de fuir la crise et les dangers du monde en créant autour de moi un cocon stable et protecteur. Et soudain, ça m'a frappée : elle est où, la fin de la fuite ? Quand est-ce qu'on peut se dire que maintenant, il est temps de vivre ? Quand est-ce qu'on peut remercier nos anciens pour tout ce qu'ils ont fait pour nous et leur dire que grâce à eux, dorénavant, on vivra sans crainte et que la seule préoccupation qu'on aura, ce ne sera pas de savoir comment survivre, mais comment être heureux ? Quand est-ce qu'on sortira de ce cercle vicieux, où il semble qu'il faut constamment se créer des menaces pour se donner une raison de vivre ?

Bref, avec toutes ces questions dans le crâne, j'avais l'impression de m'enfoncer de plus en plus dans une absence totale de sens. J'ai même commencé à écrire une liste des petites absurdités du quotidien. J'ai utilisé l'application "Notes" de mon iPhone qui imite parfaitement le papier jauni et l'écriture manuelle. Je la relis sur l'écran fissuré de mon téléphone, écran que je ne prends plus la peine de réparer après trois tentatives infructueuses de le conserver intact plus de deux mois consécutifs. Mais quelque part, tout ça donnait un cadre idéal pour ma liste d'absurdités.

J'ai donc écrit :

- Il faut mettre du sel pour enlever la neige devant l'immeuble.
- Le sol du quai du métro est plus foncé là où les portes s'ouvrent.
- On partira quand on aura le temps.
-La pizza est un peu brûlée sur les bords, ne mange pas la croûte.
- "Votre arrivée à bien été enregistrée à 8h32".
- Tu ne devrais pas t'attacher autant.

Après, j'ai arrêté, parce que ce n'était pas très intéressant, avec du recul.

Mais j'en étais quand même là, à faire des listes totalement ininspirées, tétanisée par la lourdeur de la situation dans laquelle je m'étais embourbée toute seule, quand il s'est passé quelque chose.

C'était le mois d'août, Paris était vide. Il faisait beau. J'avais bu un thé glacé, allongée dans l'herbe du jardin de l'Institut Suédois dans le Marais, qui avait ouvert un café éphémère pour les vacances. J'avais fait semblant de ne pas connaître le mot français pour "kanelbülle" et j'avais commandé un "kanelbülle" juste pour dire un truc en suédois. Plus tard, Nyamuk et moi avons longuement marché sur les quais en parlant de je ne sais plus quoi. En arrivant près de l'Hôtel de Ville, un concert de jazz avait lieu sur le trottoir, devant la péniche Marcounet. Nous nous sommes assis. J'ai commandé un verre de Pic Saint Loup. Nyamuk m'a regardée. Il avait les mêmes yeux que quatre ans auparavant. Et pour la première fois depuis près d'un an, je me suis sentie légère, calme. La peur omniprésente que je ressentais depuis des mois m'avait tout d'un coup laissée tranquille. Parce que là, dans cette petite seconde, j'ai vu dans ses yeux une ancre qui reste là, malgré tout. Malgré les remous et les raz-de-marée, malgré les larmes, l'apathie, la colère, il était toujours là, avec son regard, et même si tout tournait autour de moi, il y avait toujours ça, là.

C'est là que j'ai décidé de repartir. Parce que ce qui est raisonnable, ce n'est pas d'avoir le chèque qui tombe à la fin du mois, et ce n'est certainement pas les machines à badge. Ce qui serait raisonnable, je me suis dit, ce serait que tous les jours soient comme celui-là. Avec cet amour, ce calme, et cette envie que ça continue le lendemain.

Et puis, quelques jours après, le système électrique de la machine à badge du bureau m'est tombé sur la tête. Et si j'avais eu un peu moins de chance, j'aurais peut-être pu mourir dans un bureau d'Issy les Moulineaux ou finir tétraplégique. Ou c'était peut-être juste le signe que je cherchais.

J'ai porté une minerve quelques jours, et puis j'ai pris mon billet d'avion : un aller simple, direction Bangkok. Je pars dans cinq jours.

Ensuite, je passerai des frontières. Laos, Cambodge, Vietnam, Indonésie. On verra bien. Ou peut-être que j'irai en Islande. Ou peut-être que je rentrerai à Paris. Je ne compte pas m'installer là-bas en Asie. Il fait sans doute beaucoup trop chaud pour moi là-bas. Mais je pars sur la route pour en savoir un peu plus sur moi-même, pour me remplir les rétines et la tête de belles choses, d'optimisme et surtout

surtout

surtout

pour faire un bon gros doigt d'honneur à la peur dans mon estomac qui me dit de rester bien sagement là où je suis, et pour me laisser la chance, dans ma vie, de pouvoir choisir ma route, sans me laisser guider par l'angoisse.

Parce qu'après avoir longtemps buché sur mon arbre généalogique, je suis persuadée que si mes ancêtres se sont battus pour leurs enfants, c'était pour qu'ils puissent un jour se dire ce genre de choses. 


P.S. : Nyamuk va bien. Il me soutient à fond dans mon projet. Nous sommes toujours ensemble. Il va garder tous nos dinosaures pendant mon absence.
P.S. 2 : "Il faudra repartir" est le titre d'un recueil de textes de voyage de Nicolas Bouvier.