Voyager au Myanmar n'est pas de tout
repos. Si j'avais quand même pu bénéficier d'un certain confort
dans les pays précédents, même avec un budget vraiment mini, cette
fois la situation était différente : le tourisme s'y développe
doucement, au même titre que les services, les transports, les
hébergements, encore un peu rachitiques – en tout cas pour les
backpackers. Ce qui signifie que les trajets sont longs, sans confort
et que le peu de concurrence en terme de logements entraîne des prix
à la nuit très, très hauts comparés aux autres pays d'Asie du Sud
Est. Pour donner un exemple, c'est au Myanmar que j'ai payé mon
dortoir le plus cher (14 $), tandis que les chambres d'hôtel
tournent autour de 20 $. Pas terrible pour le voyageur solo. Mais
comme je disais, dans mon article précédent, le voyageur solo est
un mythe, et nous avons vite trouvé des arrangements.
Une autre chose que j'ai découverte au
Myanmar, c'est que par un curieux hasard d'emploi du temps, les bus
pour aller d'un endroit à un autre arrivent systématiquement au
milieu de la nuit. Et pas un truc pratique genre, à 6h du matin, ce
qui permet de prendre un petit déj', d'aller chercher une chambre
dans les hôtels qui commencent à ouvrir et d'économiser une nuit.
Non. Genre, à 3h du matin. Quand tu n'as pas vraiment eu le temps de
dormir dans le bus et que tu grinces des dents à l'idée de payer
une chambre pour une nuit aux trois quarts commencée. Bon. C'est un
rythme à prendre. Et nous, c'est à Bagan que nous nous sommes faits
les dents, dans le « pays des 3000 temples », soit la
destination la plus touristique du Myanmar.
Après dix heures de bus, nous sommes
donc arrivés au milieu de la nuit, et au milieu de nulle part. Nous
n'avons même pas eu le temps de récupérer nos sacs dans la soutes
qu'une horde de chauffeurs de taxi nous est tombée dessus pour nous
emmener dans le centre ville. Nous, nous étions un peu paumés,
bouffis de sommeil, sans réservation, et la seule chose que nous
savions vaguement, c'est que la région était divisée en trois
endroits : New Bagan, le plus cher, Old Bagan, un peu moins
cher, et Nyaung U, le plus modeste. Difficile de se mettre d'accord
au sein de notre groupe, qui s'était d'ailleurs agrandi de deux
Français, Fanny et Brice, que nous avions récupéré après que la
pauvre Jaime ait été aveuglée pendant une partie du trajet par
leur liseuse. Après de longues minutes de discussion ponctuées par
les HURLEMENTS des chauffeurs de taxi qui nous pressaient comme des
malades, nous nous sommes tous engouffrés dans un grand van, qui,
après nous avoir emmenés au poste officiel pour régler les 20 $
obligatoires simplement pour rentrer dans la région de Bagan, nous a
demandés où nous voulions aller.
« Bin, on ne sait pas. A Nyaung
U.
-Oui, mais dans quel hôtel ?
-On ne sait pas, on n'a rien réservé.
Un endroit pas cher. »
Là, j'ai cru qu'on perdait le
chauffeur qui s'est mis soit à paniquer pour nous, soit à se
demander ce qu'il allait bien pouvoir faire de cette bande de
branques qui débarquent à 3h du matin dans l'endroit le plus
touristique du pays sans réservation. Après avoir décrypté que sa
phrase, répétée en boucle, « no cheese during high season »,
ne signifiait PAS qu'il y avait une pénurie de fromage, mais que
tout était « cher » (« cheap ») pendant la
saison haute, nous lui avons demandé de nous laisser n'importe où.
Cette technique paraît tout à fait
désespérée, c'est vrai, mais elle a fait ses preuves, surtout à
Bagan. Ce soir-là, nous avons toqué à la porte d'une auberge et
réveillé une petite madame qui ne comprenait pas très bien
l'anglais, mais qui n'en avait pas besoin pour comprendre que nous
cherchions des lits et pour nous expliquer qu'elle n'en avait plus.
Mais après quelques minutes de balbutiements entre elle et nous,
elle nous demandé de la suivre : elle nous proposait de nous
installer dans une sorte d'entrée, située à l'étage, vide, et qui
donnait directement sur un grand balcon. Elle avait plusieurs matelas
que nous pouvions partager, et nous proposait de payer « seulement »
10$ pour deux nuits (puisqu'elle ne compterait pas la première,
tronquée).
* Pyjama party & frigo plein *
Voir cet endroit après les longues
heures de bus et de flottement, installer les matelas au sol comme on
préparerait une soirée pyjama avec mon nouveau groupe de copaings,
c'était presque le Paradis. Nous avions tout ce qu'il nous fallait.
C'était même mieux qu'un dortoir. Nous avions un balcon - et pour
sécuriser nos affaires, nous avions un vieux frigo vide dans lequel
nous avons enfermé nos objets de valeurs avec mon cadenas. Bref,
c'était notre espace à nous et nous en faisions ce que nous en
voulions.
Le
lendemain, c'est donc en meute que nous sommes partis découvrir
l'ancien royaume de Bagan et les quelques 2000 temples restants sur
les 10 000 qui existaient à l'origine qui émaillent des plaines
arides, poussiéreuses, entre jaunes et rouges. Les étrangers n'ont
pas le droit de circuler en scooter – à tel point que lorsque
Chris ira à son rencard avec la fille de celui qui se disait « chef
du village » (de Nyuaung U, sûrement), elle viendra le
récupérer dans une petite ruelle, à l'écart, pour que personne ne
la voit le faire monter sur son scooter. Nous avons donc loué des
vélos à moitié crevés dans notre hôtel pour aller nous crever
nous-mêmes sous la chaleur tapante. Et nous avons déambulé, toute
la journée, entre les innombrables structures en pierre, stupa et
temples, en nous arrêtant quand nous le voulions, ou selon les
recommandations des marchands de rue et des enfants nous demandant de
leur donner des pièces de nos pays « pour leur collection »,
qu'ils essayent ensuite d'échanger de nouveau auprès d'autres
touristes contre des kyats birmans, cette fois. On trouve à Old
Bagan les bâtiments les plus anciens, parfois des ruines, les moins
pris d'assaut par les voyageurs. New Bagan, ce sont les plus grands
temples, souvent restaurés, garnis de hauts boudas dorés et de
statues aux traits fins. C'est aussi là que nous avons pu admirer le
soleil se coucher à l'horizon de ces grandes plaines, avec, à perte
de vue, d'autres stupas qui s'étendent loin, très loin. Le matin,
c'est aussi là que s'élèvent les montgolfières multicolores
accompagnant l'aurore, cette fois.
Je
garde un souvenir très ému de cette journée. Pour une raison que
je ne saurai expliquer, assise sur les marches d'un temple du Old
Bagan, j'ai encore pensé à l'Arménie et ses églises taillées au
cœur de la montagne. Peut-être pour l'aridité du paysage et ces
pierres transpirant une spiritualité calme, reposante. Dans New
Bagan, je me souviens surtout du fourmillement des Birmans, le visage
maquillé par une crème jaune obtenue en frottant des petites bûches
d'un arbre, le Thanakha, contre une pierre humidifiée. Cette crème,
qu'ils appliquent sur les joues, le nez, le front selon des formes
parfois très élaborées est à la fois une coquetterie et une
manière de protéger leur peau du soleil. Chris avait acheté une de
ces bûches, et une femme a dessiné en souriant sur mon visage de
jolies feuilles à l'aide d'un tout petit bâton. Voir des étrangers
récupérer cette coutume les faisait bien rire, en tout cas. Ces
petites feuilles m'ont valu beaucoup de sourire – et une session
photo avec un groupe de jeunes Birmans qui voulaient absolument se
faire tirer le portrait, un par un, avec moi.
Quand
le soleil s'est couché sur ce gigantesque territoire, je me sentais
incroyablement calme et apaisée dans cet endroit qui semblait être
resté quelques milliers d'années en arrière. Le tourisme s'y
développe, c'est vrai. Mais c'est encore aujourd'hui un endroit rare
où l'on peut sentir cette poésie millénaire, la force tranquille
de ces hautes structures de pierre, qui n'a pas été entamée par
une parc d'attractionnisation
du lieu. Le « chef » du village, parait-il, croise les
doigts pour que tout ça soit préservé, et s'attriste de voir se
développer, petit à petit, le harcèlement des marchands de
breloques autour des temples.
Je
suis curieuse de voir ce que sera Bagan d'ici quelques années.
J'espère que les pierres gagneront sur les promoteurs d'usine à
tourisme devant lesquels, malgré leur poids, elles se font souvent
écraser.