mardi 5 janvier 2016

20-29.11.2015 - Chiang Mai part.4 : Une journée à l'Elephant Jungle Sanctuary


L'une des grandes attractions touristiques en Thaïlande, c'est encore l'éléphant. Et le pays semble avoir une relation assez contradictoire avec son animal emblématique. Considéré comme un être sacré, vénéré, respecté, les hommes ne se contentent malheureusement pas d'en sculpter des statues ou d'estampiller des t-shirts et des pantalons à son effigie. Aujourd'hui, il est surtout torturé pour satisfaire les vacanciers.

Sa force et sa capacité d'adaptation en ont fait depuis des millénaires un précieux instrument pour effectuer de lourdes taches, notamment le transport du bois. Paradoxalement, c'est cette tâche pour laquelle il était utilisé qui a contribué à sa lente disparition : la surexploitation des forêts a conduit à la destruction de son environnement. Aujourd'hui, il ne reste presque plus de forêts en Thaïlande pour héberger les quelques milliers d'éléphants sauvages qui restent. Condamnés à chercher leur nourriture dans des endroits découverts ou cultivés, ils sont devenus des proies encore plus faciles pour les chasseurs, qui les tuent pour leur ivoire, ou pour capturer les plus jeunes qui seront ensuite dressés pour amuser les gens.

C'est sans doute ce qui m'a le plus horrifiée, lorsqu'on m'a expliqué quelle était la condition des éléphants actuellement en Thaïlande : les éléphants faits prisonniers sont soumis à une sorte de rituel ancestral, le « phajaan », qui découle de la croyance que l'on peut séparer l'esprit et le corps de l'éléphant pour en faire un être plus docile. Concrètement, cela consiste à torturer l'éléphant avec des coups de poing et des crochets, jusqu'à ce que le traumatisme soit tellement ancré en lui qu'il obéisse au doigt et à l’œil à son « mahout », son dresseur. L'éléphant est ensuite prêt à trimbaler des touristes toute la journée sur son dos, supportant un poids considérable et les coups répétés du mahout. A l'occasion, on mettra dans sa nourriture un peu d'amphétamine pour le motiver et lui donner un peu de cœur à l'ouvrage.

Sachant tout cela, il était pour moi impensable d'aller me balader à dos d'éléphant. Et les voir à la queue leu leu promenant des familles entières à Ayutthaya était un spectacle particulièrement douloureux. Heureusement, il est possible, notamment à Chiang Mai, de vivre une belle expérience avec un éléphant sans participer à sa torture.




Plusieurs « sanctuaires » pour la protection des éléphants se sont créés au fil des années. Il faut faire particulièrement attention lorsqu'on choisit l'endroit, car il suffit pour certain de s'appeler « Quelque Chose Sanctuaire » pour se faire passer pour ce qu'ils ne sont pas. Le plus connu reste l'Elephant Nature Park, mais c'est aussi le plus cher. Lorsque nous avons voulu réserver, avec Jenifer et Carolyne, le « long tour » était complet sur plusieurs semaines. Il ne restait que le circuit « court » qui coûte presque le même prix.

Nous avons alors entendu parler de l'Elephant Jungle Sanctuary, un refuge pour éléphants créé en 2014, et initié conjointement par des habitants originaires de Chiang Mai et des tribus Karen qui vivent encore dans les montagne qui entourent la ville. Cet éco-projet s'occupe actuellement de trois sites d'une vingtaine d'éléphants, dont la plupart ont été rachetés à des centres qui les maltraitaient. Les plus jeunes sont depuis nés dans ces sanctuaires, que l'on peut visiter pendant un ou plusieurs jours.

Nous avons été récupérées directement à notre auberge et sommes parties avec un petit groupe en songthew pour rejoindre le site à près de deux heures de route, perdus au milieu des montagnes. Là, ce sont des Karen qui nous ont accueillis, et ce sont eux qui nous ont parlé de la condition des éléphants et de leur travail pour les réhabiliter et sensibiliser la population à la nécessité de sauver cette espèce en voie de disparition.

Dans le sanctuaire, les éléphants ne sont pas attachés et se promènent librement entre la rivière, la cascade et leurs énormes flaques de boue. Nos guides nous ont expliqué que lorsqu'ils ont récupéré les premiers animaux, ceux-ci étaient très agressifs envers les hommes, et qu'il a fallu beaucoup de temps et de patience pour qu'ils leur fassent à nouveau confiance. Et j'espère ne pas être trop naïve en disant cela, mais cette relation de confiance paraissait évidente entre eux et les éléphants dont ils s'occupaient.

Dès notre arrivée, après quelques explications et précautions d'usage, nous avons pu approcher ces gigantesques animaux pour leur donner quelques bananes. Certains faisaient la fine bouche, et refusaient celles qui étaient trop vertes pour passer à une personne avec des fruits plus intéressants. D'autres – et notamment les plus jeunes – avalaient tout ce qu'on leur présentait. La deuxième étape, ce fut le bain de boue : les éléphants ont l'habitude de se recouvrir de boue, qu'ils utilisent comme un anti-moustique et une crème solaire naturelle. Les éléphants, couchés dans la boue, se laissaient masser, caresser, gratter. Nous les avons ensuite accompagnés à la cascade où nous avons pu nous débarbouiller en même temps qu'eux dans la rivière. Les guides Karen étaient aussi avec nous et prenaient un certain plaisir à nous arroser de boue ou d'eau, au choix.


L'Elephant Jungle Sanctuary est encore récent, et sans doute moins spectaculaire que l'Elephant Nature Park, mais leur sincérité et leur simplicité m'a touchée. J'ai été un peu perturbée, au départ, de voir qu'il y avait un certain rituel installé, que les éléphants suivaient sans doute de manière identique jour après jour. J'ai été surprise, aussi, qu'il n'y ait pas de programme de réhabilitation à la vie sauvage, comme j'en avais entendu parler pour l'Elephant Nature Park. Mais lorsque j'ai posé la question à un de nos guides, il m'a dit qu'il était impossible de les remettre dans la nature sauvage, puisqu'il n'y a plus de territoires pour eux sur lesquels ils sont en sécurité. Vivre au sein du sanctuaire est la seule garantie pour eux d'avoir suffisamment de nourriture et de ne pas être à nouveau capturés pour être réduits en esclavage.

Quelques jours plus tard, j'ai croisé des éléphants sur le bord de la route, dans ce qui semblait être un autre centre où les touristes pouvaient venir s'occuper d'eux. Ceux-là étaient enchaînés et se balançaient de droite à gauche, tournaient nerveusement sur eux-mêmes. Rien à voir comparés à ceux avec qui j'ai passé la journée. Je crois que cette image a achevé de me convaincre que j'avais fait le bon choix en choisissant cet endroit, et en donnant une certaine somme d'argent (60 euros, en l'occurrence) à ce projet.


L'un de nos guides nous a demandé, en partant, de parler au maximum de ce qu'ils font ici, pas seulement pour leur faire de la pub, mais parce qu'il espère que si tous les touristes venant en Thaïlande savaient ce que cache la réalité des offres de divertissement avec les éléphants, la demande diminuerait et l'offre disparaîtrait. 

Je fais le même vœu que lui. Décider de ne pas monter sur un éléphant ne changera sans doute pas nos vies, mais ça pourrait définitivement changer la sienne.

20-29.11.2015 : Chiang Mai part. 3 : "Could, could have, should, should have" - petite instantané de la vie au présent.



La scène

Un rooftop bar vers Nimmanhaemin, un quartier un peu éloigné de la vieille ville de Chiang Mai. Nous nous y sommes arrêtées par hasard, Kristi et moi. Elle m'avait proposé de l'accompagner pour visiter cette partie de la ville que je ne connaissais pas, un quartier qui lui a été recommandé par un groupe de « voyageurs travailleurs », souvent des freelance ou des autoentrepreneurs dont l'outil de travail est principalement Internet, et qui peuvent se permettre de vivre dans des pays où il fait bon vivre pour pas cher. Dans l'artère principale, des cafés et des restaurants un peu plus trendy se succèdent. Aux terrasses, beaucoup moins de touristes, beaucoup plus de jeunes Thaïlandais qui boivent un coup entre amis. Nous sommes loin des muffins vegan et des cocktails à la kambucca. Au détour d'une rue, nous avons vu cet hôtel, dont le bar surplombe la ville. Il y a encore peu de monde, et ils jouent de la musique française, souvent remixée.

Les personnages

Moi, pour ma dernière soirée à Chiang Mai avant de m'en aller vers Pai, à quatre heures de route vers le nord. Pas tout à fait envie de quitter la ville, je me verrai bien m'installer ici encore plus longtemps, faire cette retraite de méditation sur laquelle j'ai fait une croix pour le moment, et continuer à écrire au Blue Diamond.

Et Kristi, Américaine de Seattle d'une trentaine d'année. Kristi est chanteuse et comédienne, et son sourire est tellement grand qu'on dirait parfois qu'il dépasse son visage. Elle essaye d'apprendre le français, alors je lui donne des mini leçons, au détour d'une conversation. Je sens que si nous avions passé plus de temps ensemble, nous serions devenues très proches. Mais je pars vers le nord, et elle s'en va en Birmanie.

Le sujet

Sans doute parce qu'elle apprend le français, Kristi et moi avons beaucoup parlé des langues et de leur apprentissage ces derniers jours. Elle ressent une grande honte, en tant qu'Américaine, de ne pas être capable de parler une autre langue que l'anglais. Elle m'explique qu'aux Etats-Unis, il n'y a que deux années d'apprentissage obligatoires d'une langue étrangère. Elle paraît fascinée quand je lui dis que nous en avons sept, et que ces sept années nous permettent aussi d'en apprendre beaucoup sur la culture du pays. Et qu'une langue, la manière dont elle est construite, en dit déjà énormément sur la culture du pays d'origine.

Le début de la conversation a été tronquée.

« - Par exemple, je t'ai entendue demander plusieurs fois aux serveurs dans les restaurants quel est leur plat préféré, ou ce qu'ils te suggèrent. A chaque fois, ils avaient l'air confus et ne pouvaient pas te répondre. Je pense que c'est parce que ça ne se fait pas vraiment de demander comme ça le sentiment personnel, individuel, de quelqu'un que tu ne connais pas. 

- Oui, j'ai remarqué ça aussi.

- Il y a une chose qui m'a fascinée dans le bahasa, qu'ils parlent en Indonésie : ils ne conjuguent pas les verbes. Les temps n'existent pas. Donc, quand tu veux parler de quelque chose qui s'est passé, ou qui se passera, tu dois toujours remettre les choses dans un contexte temporel précis, ajouter des mots. Plutôt que dire « j'ai visité tel endroit », il faut toujours rajouter un indicateur de temps : « la semaine dernière / le mois dernier / hier, j'ai visité tel endroit ». Je crois que c'est la même chose en thaï.

- Et comment est-ce qu'ils font pour le conditionnel ? « Je devrais faire ça », par exemple.

- Je pense qu'ils doivent aussi rajouter des adverbes, comme... Attends... Comment est-ce qu'on pourrait dire ça...

- Peut-être que le conditionnel n'existe tout simplement pas, dans ces langues.

- Ca voudrait dire que le concept en lui-même n'existerait pas ? Si on ne peut pas exprimer « je devrais faire ça » ou « j'aurais du faire ça », peut-être que le concept même de regret ou de potentiel devoir n'existe pas. Tout se passe au présent.

- Ce serait en tout cas très lié à la culture bouddhiste, du coup. C'est peut-être pour ça qu'ils sont aussi zens, aussi ancrés dans le présent. L'idée même d'agir potentiellement sur le passé ou le futur n'existe pas. Seuls l'action en elle-même et le présent comptent. »

Kristi s'absente quelques minutes.

« Tu sais, cette conversation me fait énormément cogiter. Je m'intéresse depuis longtemps à tout ça, le bouddhisme, la méditation. Je comprends la théorie, et je comprends comment je pourrais être bien plus heureuse dans un état de pleine conscience du moment présent, et non pas dans le regret du passé ou dans l'expectative de l'avenir. Mais je ne peux pas empêcher mon cerveau de réfléchir de cette manière. Il m'a toujours manqué une clef pratique. Je crois qu'on vient de la trouver, cette clef pratique : chaque fois que le regret du passé ou l'angoisse d'un événement non encore advenu viendra frapper à la porte de ma tête, je vais m'efforcer de reformuler en m'interdisant d'utiliser le terme « je pourrais », « j'aurais pu », « je devrais » ou « j'aurais du ». De cette manière, j'ai l'impression de pleinement prendre conscience que je n'ai aucun pouvoir sur ces événements à l'instant précis, et que je serai simplement capable de les affronter le moment venu. C'est-à-dire, au moment où je pourrais dire « je le fais » et non « je devrais le faire ». Je crois que ça va beaucoup m'aider. Et que lorsque le fameux moment du « je le fais » se présentera, alors je serai prête, et je le ferai vraiment, pour ne pas que ce moment se transforme en un « j'aurais du ». »


Spoiler alert

Deux semaines plus tard, je peux vous dire que cette méthode fonctionne à merveille.