L'une des grandes attractions
touristiques en Thaïlande, c'est encore l'éléphant. Et le pays
semble avoir une relation assez contradictoire avec son animal
emblématique. Considéré comme un être sacré, vénéré,
respecté, les hommes ne se contentent malheureusement pas d'en
sculpter des statues ou d'estampiller des t-shirts et des pantalons à
son effigie. Aujourd'hui, il est surtout torturé pour satisfaire les
vacanciers.
Sa force et sa capacité d'adaptation
en ont fait depuis des millénaires un précieux instrument pour
effectuer de lourdes taches, notamment le transport du bois.
Paradoxalement, c'est cette tâche pour laquelle il était utilisé
qui a contribué à sa lente disparition : la surexploitation
des forêts a conduit à la destruction de son environnement.
Aujourd'hui, il ne reste presque plus de forêts en Thaïlande pour
héberger les quelques milliers d'éléphants sauvages qui restent.
Condamnés à chercher leur nourriture dans des endroits découverts
ou cultivés, ils sont devenus des proies encore plus faciles pour
les chasseurs, qui les tuent pour leur ivoire, ou pour capturer les
plus jeunes qui seront ensuite dressés pour amuser les gens.
C'est sans doute ce qui m'a le plus
horrifiée, lorsqu'on m'a expliqué quelle était la condition des
éléphants actuellement en Thaïlande : les éléphants faits
prisonniers sont soumis à une sorte de rituel ancestral, le
« phajaan », qui découle de la croyance que l'on peut
séparer l'esprit et le corps de l'éléphant pour en faire un être
plus docile. Concrètement, cela consiste à torturer l'éléphant avec des coups de poing et des crochets, jusqu'à ce que le traumatisme soit
tellement ancré en lui qu'il obéisse au doigt et à l’œil à son
« mahout », son dresseur. L'éléphant est ensuite prêt
à trimbaler des touristes toute la journée sur son dos, supportant
un poids considérable et les coups répétés du mahout. A
l'occasion, on mettra dans sa nourriture un peu d'amphétamine pour
le motiver et lui donner un peu de cœur à l'ouvrage.
Sachant tout cela, il était pour moi
impensable d'aller me balader à dos d'éléphant. Et les voir à la
queue leu leu promenant des familles entières à Ayutthaya était un
spectacle particulièrement douloureux. Heureusement, il est
possible, notamment à Chiang Mai, de vivre une belle expérience
avec un éléphant sans participer à sa torture.
Plusieurs « sanctuaires »
pour la protection des éléphants se sont créés au fil des années.
Il faut faire particulièrement attention lorsqu'on choisit
l'endroit, car il suffit pour certain de s'appeler « Quelque
Chose Sanctuaire » pour se faire passer pour ce qu'ils ne sont
pas. Le plus connu reste l'Elephant Nature Park, mais c'est aussi le
plus cher. Lorsque nous avons voulu réserver, avec Jenifer et
Carolyne, le « long tour » était complet sur plusieurs
semaines. Il ne restait que le circuit « court » qui
coûte presque le même prix.
Nous avons alors entendu parler de
l'Elephant Jungle Sanctuary, un refuge pour éléphants créé en
2014, et initié conjointement par des habitants originaires de
Chiang Mai et des tribus Karen qui vivent encore dans les montagne
qui entourent la ville. Cet éco-projet s'occupe actuellement de
trois sites d'une vingtaine d'éléphants, dont la plupart ont été
rachetés à des centres qui les maltraitaient. Les plus jeunes sont
depuis nés dans ces sanctuaires, que l'on peut visiter pendant un ou
plusieurs jours.
Nous avons été récupérées
directement à notre auberge et sommes parties avec un petit groupe
en songthew pour rejoindre le
site à près de deux heures de route, perdus au milieu des
montagnes. Là, ce sont des Karen qui nous ont accueillis, et ce sont
eux qui nous ont parlé de la condition des éléphants et de leur
travail pour les réhabiliter et sensibiliser la population à la
nécessité de sauver cette espèce en voie de disparition.
Dans
le sanctuaire, les éléphants ne sont pas attachés et se promènent
librement entre la rivière, la cascade et leurs énormes flaques de
boue. Nos guides nous ont expliqué que lorsqu'ils ont récupéré
les premiers animaux, ceux-ci étaient très agressifs envers les
hommes, et qu'il a fallu beaucoup de temps et de patience pour
qu'ils leur fassent à nouveau confiance. Et j'espère ne pas être
trop naïve en disant cela, mais cette relation de confiance
paraissait évidente entre eux et les éléphants dont ils
s'occupaient.
Dès notre arrivée,
après quelques explications et précautions d'usage, nous avons pu
approcher ces gigantesques animaux pour leur donner quelques bananes. Certains faisaient la fine bouche, et refusaient celles
qui étaient trop vertes pour passer à une personne avec des fruits
plus intéressants. D'autres – et notamment les plus jeunes –
avalaient tout ce qu'on leur présentait. La deuxième étape, ce fut
le bain de boue : les éléphants ont l'habitude de se recouvrir
de boue, qu'ils utilisent comme un anti-moustique et une crème
solaire naturelle. Les éléphants, couchés dans la boue, se
laissaient masser, caresser, gratter. Nous les avons ensuite
accompagnés à la cascade où nous avons pu nous débarbouiller en
même temps qu'eux dans la rivière. Les guides Karen étaient aussi
avec nous et prenaient un certain plaisir à nous arroser de boue ou
d'eau, au choix.
L'Elephant Jungle
Sanctuary est encore récent, et sans doute moins spectaculaire que
l'Elephant Nature Park, mais leur sincérité et leur simplicité m'a
touchée. J'ai été un peu perturbée, au départ, de voir qu'il y
avait un certain rituel installé, que les éléphants suivaient sans
doute de manière identique jour après jour. J'ai été surprise,
aussi, qu'il n'y ait pas de programme de réhabilitation à la vie
sauvage, comme j'en avais entendu parler pour l'Elephant Nature Park.
Mais lorsque j'ai posé la question à un de nos guides, il m'a dit
qu'il était impossible de les remettre dans la nature sauvage,
puisqu'il n'y a plus de territoires pour eux sur lesquels ils sont en
sécurité. Vivre au sein du sanctuaire est la seule garantie pour
eux d'avoir suffisamment de nourriture et de ne pas être à nouveau
capturés pour être réduits en esclavage.
Quelques jours plus
tard, j'ai croisé des éléphants sur le bord de la route, dans ce
qui semblait être un autre centre où les touristes pouvaient venir
s'occuper d'eux. Ceux-là étaient enchaînés et se balançaient de
droite à gauche, tournaient nerveusement sur eux-mêmes. Rien à
voir comparés à ceux avec qui j'ai passé la journée. Je crois que
cette image a achevé de me convaincre que j'avais fait le bon choix
en choisissant cet endroit, et en donnant une certaine somme d'argent
(60 euros, en l'occurrence) à ce projet.
L'un de nos guides
nous a demandé, en partant, de parler au maximum de ce qu'ils font
ici, pas seulement pour leur faire de la pub, mais parce qu'il espère
que si tous les touristes venant en Thaïlande savaient ce que
cache la réalité des offres de divertissement avec les éléphants,
la demande diminuerait et l'offre disparaîtrait.
Je fais le
même vœu que lui. Décider de ne pas monter sur un éléphant ne
changera sans doute pas nos vies, mais ça pourrait définitivement
changer la sienne.