samedi 29 octobre 2016

26.01.2016 - La chute



Parler de voyage, c'est parler de rêve. Surtout le voyage au long cours, sac au dos, tel un aventurier à la conquête du monde et de nouveaux horizons, partant un couteau suisse entre les dents et une polaire Quechua sur le dos. On m'a souvent dit à quel point j'étais courageuse de partir comme ça, seule, à l'autre bout du monde – quand vraiment, le seul courage dont j'ai l'impression d'avoir fait preuve, c'est d'avoir à un moment donné mis en off mon esprit rationnel le temps de cliquer « valider » sur le site de la compagnie aérienne. En dehors de ça, n'ayant ni affronté de tigres à mains nues, ni dormi au milieu d'une jungle remplie de tribus cannibales, tout s'est toujours déroulé à peu près simplement.

En réalité, la vie quotidienne, en dehors du voyage, me paraît beaucoup plus compliquée. Il faut s'impliquer dans des relations, construire un parcours, pièce par pièce, avancer, faire confiance. Il est beaucoup plus difficile de tricher sur le long terme que dans un dortoir d'auberge de jeunesse.

Mais finalement, de ça, on parle peu. De l'héroïsme quotidien. Lorsqu'on navigue sur les blogs voyage, partout, on rencontre cette injonction au courage de suivre son instinct, se reconnecter avec sa vraie nature, qui l'on est vraiment, on voit des personnes qui sourient de mille dents, avec des fleurs dans les cheveux sur fond de coucher de soleil sur des plages au sable blanc. Des choses qui sont finalement assez faciles à faire, entre une excursion dans une montagne et une heure de snorkeling sur les plus belles plages du monde. J'aimerais bien avoir aussi ce genre de speech de motivation pour trouver cette même inspiration dans mon quotidien. « Suivre son instinct » et « être qui l'on est vraiment » dans la réalité de la vie de tous les jours, et pas seulement dans les vagues bleu turquoise de l'autre bout du monde.

On parle rarement des mauvais côtés du voyage. Ou alors si, pour s'échanger des conseils pratiques ou montrer à quel point on s'est sorti héroïquement d'une situation. On peut parler de l'intoxication alimentaire puissance cinq que l'on a chopée en mangeant du serpent, parce que mine de rien, c'est exotique. C'est différent. Ce n'est pas ce que le commun des mortels connaît.

Oui, mais le quotidien ? La fatigue émotionnelle que cela implique de rencontrer toujours de nouvelles personnes ? L'envie d'un retour à la normalité que tout le monde avec un sac à dos considère comme ennuyeuse ? Les mêmes discours, rabâchés dix fois, cent fois ?

Nous en discutions il y a peu avec ma très chère Laurie. Elle me parlait des blogueurs voyage professionnels, qui vivent de cette passion. Les ayant vus à l’œuvre, elle m'expliquait que finalement, ce mode de vie ne la faisait pas rêver. « C'est un vrai job. » Avec des deadlines, des collègues dont la tête ne vous revient pas, du chiffre à faire, des contrats à remplir. Le tout sans pouvoir vraiment admettre qu'on rencontre les mêmes problèmes qu'au quotidien. Ca enrayerait la machine à rêve.

Je parle de tout ça, parce que le moment le plus dur, mais aussi un des plus constructifs, de mon voyage, celui qui finalement a été un sacré tournant, était extrêmement banal. Il n'a pas eu lieu dans la solitude d'un temple perché au sommet d'une colline, ou dans la confrontation physique aux forces naturelles. Non. Je me suis juste engueulée avec quelqu'un.

Il faut dire qu'on n'est pas vraiment préparé à ça, via les blogs de voyage et les profils Instagram. On nous prépare à la solitude, aux rencontres malveillantes. On a l'impression qu'on ne va rencontrer que des gens qui pensent comme nous, qui respirent comme nous, qui sont gentils comme nous, et avec qui, éloignés du stress et de la morne vie quotidienne, on ne vivra que des moments courts mais intenses

En tous cas, moi, je n'étais pas préparée à la bonne vieille engueulade des familles. Surtout que je suis loin d'avoir un caractère belliqueux. Pour être honnête, je crois qu'une engueulade de ce type, lors de mes deux jours passés à Mandalay a été la seule de ma vie – avec un ami en tous cas.

Il est inutile de revenir sur les conditions de cette embrouille. Pourquoi, comment, qui, finalement, peu importe. Ce qui importe, c'est l'état dans lequel je me suis sentie après.

Anéantie.

Je ne comprenais pas – et lui-même me l'avait dit d'ailleurs – pourquoi je prenais aussi mal cette grosse anicroche avec quelqu'un que je ne connaissais de toute façon que depuis quelques jours et que je ne reverrai peut-être même pas. Toujours est-il que le lendemain de cette dispute, je crois que je n'ai jamais autant détesté quelqu'un de ma vie.

Pourquoi ? Parce qu'il avait déchiré le voile.

Le voile d'une vie idéale entre les plages du Cambodge et les montagnes birmanes.

Cette nuit entre cris et larmes m'a fait tomber pleine face sur la dure réalité : ici, comme ailleurs, rien ne change. Je pourrais parcourir la terre entière, les choses en moi que j'ai pu essayer de fuir ne disparaîtront pas. Je ne changerai pas parce que j'ai traversé un continent via le ciel. Les démons resteraient les mêmes, tapis dans un coin, jusqu'à ce que l'adrénaline du mouvement et de la nouveauté redescende. Jusqu'à ce que le quotidien – la réalité – ne refasse surface.

Dans le bus de nuit qui m'amenait de Mandalay à Hpa-An, j'ai repassé ma vie en marche arrière. Les blessures passées sous silence, les crises de larmes, de boulimie, les trous noirs, l'ennui, les désillusions, la lutte pour comprendre comment ça marche, tout ça, comment c'est censé fonctionner, et pourquoi ça ne fonctionne pas plus simplement. Je me suis dit que ça ne servait à rien de faire semblant que tout cela n'existait pas, de penser qu'il suffisait de tourner le dos, en se disant « je vais changer », pour que tout se passe effectivement comme ça. Parce qu'à tout moment, peu importe à quel point on pourrait se bercer d'illusions, de publications Facebook et de murs Pinterest, à tout moment la réalité allait refaire surface. Alors, peut-être valait-il mieux l'accepter, la réalité, travailler avec ce matériau plutôt que de lui tourner le dos.

Rien ne sert de brûler une terre et de l'abandonner. Il vaut mieux en prendre soin pour la faire refleurir.

D'autant plus que si le voyage m'a montré qu'il ne suffisait pas de changer de continent pour se changer soi-même, il a révélé des bourgeons pendant que je fouillais ma propre terre. Une indépendance. Une force, peut-être pas physique, mais mentale. Une résilience. Une capacité à ne jamais me retrouver seule, dans n'importe quelle situation, une capacité à rassembler. Tout ça, ce n'était pas du changement : c'était une révélation.

Cette nuit-là, j'ai rêvé que mon visage avait brûlé et que ma peau pelait, qu'elle se décomposait. Signe très parlant d'une étape franchie. Et en effet, je crois qu'à partir de là, mon voyage n'a plus été le même. Mon voyage a commencé à se transformer : il n'était plus uniquement centré sur la jouissance de l'instant, mais une préparation progressive de mon retour à une vie quotidienne enrichie.

J'avais commencé à trouver ce que j'étais venue chercher. Mais il fallait repasser par la France – ou en tous cas par le berceau de ma vie - pour que cela ait un sens. Parce que oui, le voyage permet d'apprendre énormément, sur soi-même, sur les autres. Oui, le voyage permet de "se reconnecter à soi-même" et "suivre ses instincts". Mais ce savoir a finalement peu d'importance si on ne l'utilise jamais pour le quotidien. Que ce quotidien se déroule à Mandalay ou à Issy les Moulineaux.

« Sagesse du présent, certes, et je veux bien que tout présent soit instantané. Mais enfin nous durons, d'instant en instant, et c'est ce que signifie exister. « Le dur désir de durer », disait Eluard : peu de phrases rendent aussi bien, me semble-t-il, l vrai goût de la vie... Il ne s'agit pas de vivre, comme l'animal selon Nietzsche, attaché au « piquet de l'instant ». Ni de s'abêtir dans le no future des punks ou des idiots. On ne peut pas vivre dans l'instant, puisque la vie est durée. Bergson, ici, a dit l'essentiel, et il est sans doute impossible, quand on vit, de n'être pas du tout bergsonien. Le tout qui nous est donné dure, et nous avec, et nous dedans : ce n'est pas l'instant qu'il faut cueillir, mais l'éternel présent de ce qui dure et passe. C'est où mystiques, poètes et philosophes se rencontrent. « Carpe Diem », disait Horace ; mais ce jour recueilli, ou recueilli, s'il est vécu en vérité, c'est l'éternité même. » 

André Comte Sponville, L'amour la solitude


   

vendredi 21 octobre 2016

19-25.01.2016 - Sérénité (de Hsipaw à Pyin Oo Lwin)


Nous voyagions vite. Un ou deux jours dans chaque location, et puis, un autre bus traversant la nuit pendant des heures et des heures, pour nous déposer dans une autre ville. Les routes que l'on ne voit pas, que l'on ne décèle pas dans l'obscurité, jusqu'à ce qu'un camion débarque, au détour d'un virage, sans que notre conducteur ralentisse. Arriver avant le lever du soleil. Taper aux portes, négocier un lit à partager à trois ou quatre pour diviser les coûts. Dormir quelques heures, manger dans un petit restaurant à shan noodles. Repartir.

Et au milieu de tout ça, la sérénité. Comme une torpeur délicieuse dans le corps et dans l'esprit, alimentée par les longues heures de route, souvent inconfortables, et les soupes épicées pour combattre la fatigue.

La sérénité. Elle s'est d'abord installée avec le bruit du vent qui faisait tinter les clochettes en haut des deux mille cinq cents stupas rassemblées comme un bouquet de pierre à Kakku, à deux heures de route de Nyang Shwe. L'air paraissait doux entre ces mausolées à l'architecture ciselée. Il fallait marcher pieds nus sur les pierres chauffées par le soleil. Je fermais les yeux, j'écoutais le bruit fins des clochettes et me retrouvais face au Bouddha d'émeraude de Bangkok, au premier jour de mon voyage, avec le même sourire sans effort au coin des joues.





* Les stupas de Kakku et le son du vent dans les clochettes *


Elle m'a suivie à Hsipaw, à 14h de bus de Nyang Shwe. La ville est âpre, branlante, comme la plupart des villes du Myanmar. Mais ses alentours sont superbes. Nous avions loué des scooters avec Will, Jeff, Jaime et Ryan et, pendant deux jours, nous avons sillonné les paysages de montagnes sèches, et les villages shan où les enfants nous regardaient toujours avec curiosité. Nous nous sommes perdus, souvent, à la recherche d'un bassin naturel ou d'une cascade cachés loin de la route principale, mais nous trouvions toujours sur notre chemin un visage souriant, confiant, qui nous emmenait jusqu'à destination. A l'inverse de notre rythme effréné, d'hôtels en hôtels, nous prenions le temps. De nous arrêter longuement au pied de la cascade. D'observer la fabrication du sucre de canne dans une minuscule fabrique familiale qui se résumait à une maison en bambou et trois générations rassemblées autour de gigantesques chaudrons dans lesquels le fils faisait bouillir la canne à sucre coupée en morceaux par le grand-père.









* La fabrication du sucre de canne & les alentours de Hsipaw*






Elle a pris le train avec nous, le temps d'un trajet entre Hsipaw et Pyin Oo Lwin. Pendant sept heures, nous avons regardé, fascinés, le lent défié des rizières à la fenêtre. Sur cette portion, les rails roulent sur le gigantesque aqueduc de Gokteik, qui enjambe une gorge de près de 100m de profondeur et de plus de 300m de large. Le paysage est impressionnant. Le train roule lentement sur la construction, en apparence fragile, qui date du début du XXè siècle. Sur les côtés, des plateformes accueillaient plusieurs Birmans qui regardaient passer le train en souriant, en agitant les mains. Sensation étrange : comment étaient-ils arrivés là ? Avaient-ils marché sur les rails ? Y'avait-il des escaliers le long des grands pieds de métal ? Me concentrer sur cette question m'évitait de penser au vertige qui me prenait en regardant le sol défiler, tout en bas de la gorge. Et puis, doucement, le soleil s'est couché, juste avant notre arrivée à destination.

Elle m'a encouragée à ne pas avoir peur en sautant dans les chutes d'eau de Dat Taw Gyaint. Elle a calmé les scénario catastrophe en boucle dans mat tête. Je me suis quand même un peu explosé les pieds sur les rochers que j'ai touchés, au fond de l'eau. Mais ce n'était pas grave. Il n'y avait plus rien de grave.  




* Les chutes de Dat Taw Gyaint *


Elle s'est nourrie des autres. Elle s'est nourrie des retrouvailles avec Brice et Fanny dans un hôtel aux couleurs des années 70, le Gypsy Motel de Nyang Shwe. Un jardin pour boire quelques Mandalay, trinquer au reste du voyage qui nous attend. Et un petit-déjeuner ultra complet avec, encore une fois, nos shan noodles préférées. Nous avons laissé Brice et Fanny à Nyang Shwe, quelques jours avant que le virus de la dengue les assomme tout les deux, les forçant à rentrer à Bangkok.

Elle s'est nourrie des fissures de Ryan dont il m'a parlé quand le ciel lui-aussi se fractionnait, à la tombée du jour. Nous avions roulé toute la journée et nous étions tous retrouvés au sommet d'une montagne surplombant la ville, dans un temple qui offrait le meilleur point de vue pour le coucher de soleil. Pendant les quelques premières secondes d'obscurité, le silence s'abat, souvent. Le temps de faire la transition. Et puis, on remet son costume de ville pour redescendre dans les restaurants, le trafic et le fourmillement de vies à apprendre. 

Elle s'est nourrit d'une nuit dans un gigantesque hôtel vide, à Pyong Oo Lwin, The Orchid, où nous avions pu bénéficier d'une suite deluxe qui faisait le double de la taille de mon appartement. Etalés sur les deux lits simples, nous avons fait revivre une ambiance de campus universitaire, poussant une musique dégueulasse à fond, arrosée de whisky birman et de confessions intimes (les vraies, pas l'émission).

Elle s'est nourrie, surtout, des retrouvailles avec Brayden à Hispaw, entouré de tout un groupe de nouvelles personnes que je ne connaissais pas. Il avait changé : ses cheveux avaient poussé, sa barbe aussi, et il avait l'air d'être plus calme, plus serein. Je me suis dit que j'avais du changer aussi. Que peut-être, mon visage à moi, comme le sien, avait l'air moins crispé que lorsque nous nous étions rencontrés à Kanchanaburi, deux mois plutôt. Fidèle à lui-même, il avait déjà repéré les meilleurs spots pour manger et boire des jus de fruit (Mr Food et Mr Shake, facile). Nous nous sommes à nouveau séparés au bout de 24h : les nuits sont chères au Myanmar, les villes peu engageantes à la relaxation. Une fois qu'on a vu ce qu'on voulait y voir, on avant vers une autre étape – et Brayden n'échappait pas à cette règle. Nous nous sommes donnés rendez-vous au sud du pays quelques jours plus tard – ce n'était pas encore le moment des adieux.

Elle m'a suivie encore un peu, sur quelques routes, dans quelques nuits. Et puis elle s'est crashée à Mandalay.



lundi 25 juillet 2016

18.01.2016 - Inle Lake : plongée dans un Lonely Planet grandeur nature.




Au lendemain du premier jour de notre trek, nous nous sommes réveillés tôt pour descendre doucement vers Inle Lake, notre destination. Nous avancions cette fois dans une brume matinale recouvrant les petites montagnes qui paraissaient bien pâles, au lever du jour. Cette fois, mes tibias me faisaient un mal de chien et le chemin en pente n'allait pas aider.

Après quelques heures de marche, nous sommes arrivés à Inle Lake, un gigantesque lac de 116 m² qui, avec une telle superficie, ressemble davantage à un océan qu'à un lac. Comme la plupart d'entre nous n'aviaient absolument rien organisé, nous avons continué à suivre Amélie, la seule qui avait planifié les choses un peu plus en amont, et avait déjà une réservation dans une auberge de jeunesse à Nyaungshwe, une petite ville située au bord du lac. Pour rejoindre cette destination, et comme nous avions du temps, notre guide nous a proposé de faire un tour en bateau dans le marché flottant construit sur pilotis sur un des côtés du lac. Un long dédale d'allées aquatiques dont la beauté surpasse de loin ce que j'avais pu voir dans les khlongs à Bangkok au tout début de mon voyage.






Nous sommes montés sur une longue barque en bois fine, dans laquelle nous devions nous asseoir bien en face à face, avec précaution, pour ne pas la faire chavirer. Il faisait une chaleur écrasante et nous étions épuisés par la longue marche, mais l'eau du lac venait nous rafraîchir et je crois que nous étions tous plutôt excités à l'idée de se laisser tranquillement porter par le bateau. Sauf que. Ca ne s'est pas tout à fait passé comme nous l'avions prévu : la balade n'a pas été qu'un doux flottement entre les rives du grand lac. Nous sommes rentrés tête la première dans les pages d'un guide touristique avec de très belles photos, certes, mais très loin de la chaleur humaine de notre feu de camp de la veille.

Malgré notre réticence affichée, nous avons du nous plier aux différents passages obligés plus ou moins imposés par nos deux guides qui nous ont arrêtés dans différentes boutiques pour touristes, selon ce qui semblait être un itinéraire parfaitement étudié à l'avance. Des fabriques de bijoux en argent, de parapluies, de tissus faits à base de lotus et de soie, des cigares. Chaque fois, nous observions des Birmans en pleine fabrication des différents produits et tombions en syncope devant les prix de vente de la marchandise. Il semblerait qu'un tourisme de luxe se développe au Myanmar, sans doute de riches Chinois qui viennent notamment à Inle Lake pour résider dans de magnifiques hôtels montés sur pilotis et acheter des étoles avoisinant les 500 $. Nous ne faisions pas vraiment partie de ce public là.


* Dans la fabrique de bijoux en argent *


* Tissage de tissu en fibres de lotus et en fil de soie *



Face à ces arrêts forcés, les différentes personnalités ont aussi commencé à se révéler dans le groupe. Certains contenaient avec peine leur agacement et montraient clairement leur opposition en refusant de mettre les pieds dans les boutiques. D'autres suivaient sagement le parcours, sans trop s'attarder, juste histoire de faire ce qu'on nous avait dit de faire. D'autres en profitaient pour partir à la rencontre avec les locaux. C'est comme ça que nous avons retrouvé Ryan en train de tester le bétel.

Le bétel est une de ces choses qui marquent au Myanmar, qui marquent la rétine comme la mémoire, tout comme le maquillage jaune du bois de Thanaka. Il s'agit en fait de feuilles d'une plante grimpante, le bétel, badigeonnée d'une sorte de chaux, et dans lesquelles sont roulées des noix issues du même arbre, les noix d'arec, avec du tabac et d'autres épices. Les Birmans mâchent ce mélange à longueur de journée. Ce serait une substance stimulante, mais aussi une drogue très addictive. Elle est notamment utilisée par les chauffeurs, taxis comme routiers, qui l'utilisent pour rester éveillés après les longues heures derrière leur volant. Problème : le mélange est cancérigène et pourrit les dents. La noix d'arec mastiquée colore toute la bouche et la salive en rouge. On les voit, très souvent, régurgitant de longs crachats rouge écarlate qui laissent sur le sol des traces qu'on pourrait prendre pour des gouttes de sang. La première fois que j'ai vu mon chauffeur de taxi, à Yangon, cracher son bétel, j'ai cru qu'il avait une hémorragie interne.

Mais ces couleurs se sont incrustées dans ma rétine. Visage jaune sable. Lèvres rouge sang.

Ryan s'est donc lancé dans la dégustation du bétel et vu que sa tête est devenue aussi rouge que les crachats qui colorent le sol, je crois qu'il a regretté. Petite joueuse, j'ai juste mastiqué un petit bout de noix sans le mélange d'épice. C'était dur et avait un goût de terre. Pas prête de devenir accro.

* Je vous laisse faire une recherche Google Image des ravages du bétel sur les dents, mais SPOILER ALERT, c'est moche. * 

Après notre parcours dans ce petit Disneyland birman sur pilotis, nous avons finalement quitté le marché flottant pour arriver sur l'immensité du lac. Et là, tout le monde s'est tu. Il se dégageait de ce paysage une incroyable sérénité. L'eau à perte de vue, calme comme un miroir. Le ciel bleu qui le prolongeait. Et ça et là, des petites barques sur lesquelles étaient juchés des pêcheurs, debout, un pied enroulé autour de leur rame, en équilibre, pour la manier en gardant libres leurs deux mains qui tenaient d'énormes paniers en forme de cône avec lequel ils attrapent le poisson. 

Nous avons navigué entre ces étranges silhouettes, jusqu'à nous approcher de l'un d'entre eux qui, soudain, a commencé à se pencher sur le côté, en équilibre, posant son panier sur un pied qu'il levait dans une position très étrange. J'étais trop occupée à me demander ce qu'il fabriquait et à apprécier le calme du lac pour penser à prendre mon appareil photo mais Ali, lui, a tiré son portrait. Erreur. Notre barque s'est arrêtée à proximité du pêcheur qui a réclamé de l'argent en échange de son acrobatie et de la photo prise.

Conclusion : non, la pose que tous ces pêcheurs prennent sur les photos des guides touristiques sur le Myanmar n'a rien de naturelle.


* Photo piquée sur http://www.labalaguere.com *


Mais finalement, tout ça ne faisait rien. La beauté du paysage, le calme de l'eau qui s'accordait parfaitement à mon corps délassé, avachi dans la barque et à mes os qui se réchauffaient sous le soleil après le froid glacial de notre nuit dans les hauteurs, tout ça rendait bien dérisoires ces petits attrapes-touristes qui, en plus, n'avaient rien d'agressifs.

Nous avons été débarqués à Nyaungswhe puis emmenés à Song of Travel, l'auberge de jeunesse la plus chère que j'ai payée dans tout ce périple asiatique (14 $ pour un lit en dortoir) mais tellement confortable que je n'ai pas regretté mes billets pour une nuit, seule sur mon matelas moelleux. Il était temps de faire une pause. Nous avons lavé nos vêtements, pleins de la poussière ocre des montagnes, dans les douches, le pressing - que l'on paye à la pièce et non au kilo au Myanmar - étant trop cher pour nos petits portefeuilles de backpacker. Nous avons mangé encore des shan noodles, la spécialité de nouilles de la région. Nous avons acheté encore une bouteille de whisky birman et nous sommes rassemblés sur le gigantesque rooftop de notre auberge. D'autres nous ont rejoint. A moitié allongés sur des transats, nous avons fait ce qu'on fait peut-être le mieux quand on voyage mais dont les guides touristiques ne peuvent pas parler : apprendre à nous connaître, nous-mêmes comme tous les autres. 



samedi 16 juillet 2016

17-18.01.2016 : Trek de Kalaw à Inle Lake - où l'on voit briller l'espoir autour des feux de camps.



Je n'arrive pas à dire si le Myanmar restera mon étape préférée de ce voyage en Asie du Sud Est. C'est bien possible. Ce qui est sûr, c'est que le pays est très différent de tous les autres que j'ai visités. Le fait que le tourisme y soit encore très peu développé y est sans doute pour beaucoup : sans véritable industrie du voyage comme on le trouve chez ses voisins, les services sont encore un peu balbutiants et il est beaucoup plus difficile – voire impossible – pour le voyageur qui le voudrait de se réfugier dans des jolis resorts ou de prendre des trains VIP pour se couper de la réalité du pays. A moins peut-être de pouvoir vraiment aligner les dollars sans les compter. Là-bas, la réalité, on est en plein dedans. En tous cas dans les zones auxquelles on a accès. Soit le haut de l'iceberg.


On considère que la fin de la dictature au Myanmar remonte à 2011 seulement, lorsque la junte militaire a laissé place à un pouvoir civil, accompagné d'une nouvelle constitution et d'élections législatives. Evidemment, le processus n'est pas si simple et la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. Certaines régions du pays sont encore interdites d'accès voire nécessitent un permis spécial pour s'y rendre. Notamment ces zones dites de « tension » où la minorité musulmane du pays, les Rohingya, sont persécutés et parqués dans des camps autour desquels règne un silence pesant. Un silence qui semble se craqueler, petit à petit, mais encore bien trop doucement. Des vagues de migrants de plus en plus importantes s'échappent du Myanmar pour trouver refuge dans toute l'Asie du Sud Est. On me demandait récemment s'il y avait des exemples d'extrémisme dans les pays bouddhistes. La réponse est donc malheureusement « oui ». Le Dalaï Lama a condamné ces violences à plusieurs reprises et a demandé aux moines birmans prenant part à ces persécutions de se « souvenir du visage du Bouddha ». Mais comme pour tous discours spirituels, chacun interprète la voix sacrée comme il l'entend, avec son lot de dérives. On ne le dira jamais assez : ces dérives là ne sont pas propres à une religion. Elles sont propres à l'être humain aveuglé par la peur de sa propre mort.

Consciente de ce conflit qui pourrit au Myanmar depuis plusieurs années, je dois dire que j'avais un certain dilemme moral à m'y rendre. Avant 2011, Aung San Suu Kyi, principale opposante à la junte pendant des années avec son parti, la Ligue Nationale pour la Démocratie, incitait les touristes à ne pas visiter le pays, pour ne pas soutenir une dictature qui s'était pourtant lancée dans une campagne de séduction internationale pour développer son économie. Mais voilà : le jour où je prenais l'avion pour commencer mon voyage, j'ai vu sur les écrans télé de l'aéroport Charles de Gaulle que le parti d'Aung San Suu Kyi venait de remporter les élections législatives. Et petit à petit, l'idée de me rendre dans un pays qui connaissait une période de changement aussi historique a fait son chemin. Non pas que je comptais soudainement me transformer en reporter sans frontières, mais tout de même. Moi qui me sentais perdre pied dans le fatalisme et le sentiment d'impuissance qui règne dans mon pays, je voulais voir l'effervescence.

C'était un bien grand mot, que celui d'effervescence. Le changement est lent, très lent, et la culture du pays fait que l'on reste encore très discret sur ses opinions politiques, ou son ressenti personnel. Mais ce que j'ai pu entendre, ça et là, au détour d'un mot ou d'une petit réflexion, ce sont des gouttes d'espoir. Des petites gouttes qu'il a fallu aller chercher un peu en dehors des sentiers battus.




Nous avons quitté Bagan le soir pour arriver à Kalaw, une fois encore, au beau milieu de la nuit. Dans le bus, nous avions rencontré Amélie qui prévoyait de faire un trek de deux jours jusqu'à Inle Lake le lendemain alors, comme nous n'avions rien d'autre à faire, nous avons décidé de la suivre. Kalaw est situé à 1320 m d'altitude : le choc thermique a été un peu rude en descendant de notre véhicule. La traditionnelle chasse au logement s'est soldée par un monumental fou rire quand nous avons essayé de nous entasser à sept dans une chambre double, avant qu'Ali ne prenne la sage initiative de demander s'il n'y avait pas une deuxième pièce disponible. Et puis, quelques heures de sommeil plus tard, il a fallu se mettre en route vers les minuscules villages habités par le peuple Shan, emmenés par notre guide, Sam.

Depuis trois mois ou presque, je voyageais dans des paysages souvent luxuriants aux tons vert émeraude, arrosés par des cascades ou par le Mékong. Cette fois, la terre était sèche, brûlée. L'herbe jaune se tirait la bourre avec une terre crevassée légèrement ocre. Il y avait quelques arbres, maigres, courts sur pattes. Et à perte de vue, des collines rases, des champs de maïs où ne restaient que les feuilles desséchées, et ça et là, des petites pointes de couleur rouge amenées par les cultures de piment.



Au bout de plusieurs heures de marche, nous nous sommes arrêtés dans un premier village pour boire un thé. Il y avait peu de monde, mais beaucoup d'animation. Des groupes d'hommes étaient affairés à rassembler du bambou, à le couper en rondins ou en fines et longues lamelles qu'ils tissaient ensuite pour en faire des façades : le village entier était en train de construire une nouvelle maison pour une famille qui en avait besoin d'une. Tous ensemble, et gratuitement. Juste un travail d'entraide. Je les ai longuement regardés, sur leurs échafaudages en bambou : la structure de la maison était déjà montée. Peut-être allaient-ils construire, comme pour les autres, un premier étage en ciment, avant de poser les façades qu'ils étaient en train de tisser.





Un peu plus loin, nous nous sommes arrêtés dans une école. Les enfants étaient dehors : une partie d'entre eux jouaient aux osselets ; les autres répétaient avec leur maître une chorégraphie très étudiée sur « Uptown Funk » de Bruno Mars. Je n'ai pas eu le droit de jouer aux osselets (à priori parce que je suis une fille) mais Jaime et moi avons pu rejoindre la danse... répétée inlassablement des dizaines et des dizaines de fois. Ce n'était pas un spectacle de fin d'année, comme je l'avais pensé au début : en nous éloignant de l'école, notre guide nous a expliqué que la classe participait à une sorte de concours de talents. Les élèves les plus doués étaient repérés par d'autres établissements qui pouvaient leur proposer de poursuivre leur scolarité chez eux. Pour les autres, il faudrait sans doute rester au village, faute de moyen.




Nous avons continué notre route parmi les champs et les troupeaux de bœufs jusqu'à un autre minuscule village où nous devions passer la nuit. Nous avions marché vite, bien plus vite que les autres groupes qui faisaient le même trek que nous. Nous avons été installés dans une des maisons du village, construite de la même manière que celle dont nous assistions plus tôt à l'échafaudage : un première étage en ciment abritant une étable pour leurs bovins et à l'étage, une gigantesque pièce dans laquelle étaient alignés tous nos matelas. La cuisine se faisait dehors, sur un petit feu de bois, pas loin des toilettes qui se résumaient à un trou creusé dans le sol, entouré d'une petite cabine en bambou. Je n'ai pas visité la « salle de bain », elle aussi à l'extérieure, qui devait se résumer à un tuyau d'arrosage d'eau glacée. J'ai préféré accompagner une partie du groupe à la minuscule épicerie du village pour acheter quelques bières Mandalay à boire autour du feu.

Nous avons regardé le soleil se coucher dans un champ, derrière la maison, avant de rejoindre notre guide et le cuisinier qui nous accompagnait autour du feu de bois, dans la cour de notre maison d'accueil. C'est là, avec la chaleur des flammes, la chaleur de la bière et du whisky birman, la chaleur de la guitare de Chris et des cigares sucrés, que les langues se sont déliées, intimement.




Sam nous a parlé de sa vie : son malheur est d'être tombé amoureux d'une femme d'une autre tribu. Ils ont une interdiction formelle d'être ensemble, et lorsque sa mère a appris leur relation, elle a forcé son fils à rompre. Pas à cours de ressources, tous les deux ont trouvé un emploi comme guide dans la même agence : ils peuvent continuer à se voir au travail. Mais pas plus.

Alors on essaye de comprendre, avec notre propre naïveté. Qu'est-ce que ça peut bien faire si ta mère n'est pas d'accord ? Il se passerait quoi ? Tu veux rester vivre dans ton village ? Sam nous parle un peu plus de ses conditions de vie. Il montre la maison dans laquelle nous allons dormir : « Vous voyez, il n'y a pas d'eau courante ni d'électricité ici. Alors qu'il y en a à Yangon et dans d'autres grandes villes. C'est pour ça qu'on a voté pour Aung San Suu Kuyi : elle, elle nous a promis que l'énergie serait partagée pour tout le monde. »

Il est donc là, l'espoir. L'égalité, la démocratie, elle pourrait commencer par ça, par un juste partage des énergies. Ou plutôt, par une considération égale pour tous les êtres humains du pays. Citadins ou ruraux. Bouddhistes ou musulmans.

Ce soir-là, au milieu de la nuit, j'ai du me relever pour aller dans la cabine de bambou dans la cour. Il faisait un froid terrible et j'ai eu la peur de ma vie en me retrouvant nez à nez avec un buffle sur mon chemin. Nous dormions presque à même le sol dans la grande pièce à l'étage, en rang d'oignons sous d'énormes édredons. Je n'ai jamais voulu tomber dans le romantisme facile en contemplant le « bonheur véritable de ces personnes qui n'ont rien ». Mais je n'aurais échangé ma place pour rien au monde ce soir là. J'aurais voulu rester plus longtemps, prendre le temps d'apprendre à communiquer avec ceux qui vivaient là pour comprendre.

Parce que tout d'un coup, j'avais comme l'impression d'être plongée dans un univers qui se rapprochait le plus de ce que ma famille avait peut-être vécu il y a plus de soixante ans, cette petite partie de notre histoire que je n'arrive toujours pas à imaginer, qui reste dans l'ombre. J'ai beaucoup pensé à vous pendant ce séjour au Myanmar, à cet espoir d'une vie meilleure qui a du vous habiter pour vous arracher à votre pays natal, à ce désespoir animal qui fait traverser les mers sur des bateaux qui partent vers un territoire complètement inconnu. Est-ce à ça qu'elle ressemblait votre vie, là-bas ? Qu'est-ce que vous imaginiez en débarquant ici ? Et cet espoir que vous aviez, pourquoi est-ce que je ne le ressens plus, moi ? Elle est passée où, cette étincelle ?


J'ai continué à la chercher dans les pays d'Asie. Mais je crois bien l'avoir vue briller dans les yeux de Sam. A moins que ce n'ait juste été le feu de bois et la fin de la bouteille de whisky. 

mercredi 15 juin 2016

15-16.01.2016 : Les 3 000 temples de Bagan - souvenir ému d'une meute au coucher du soleil.



Voyager au Myanmar n'est pas de tout repos. Si j'avais quand même pu bénéficier d'un certain confort dans les pays précédents, même avec un budget vraiment mini, cette fois la situation était différente : le tourisme s'y développe doucement, au même titre que les services, les transports, les hébergements, encore un peu rachitiques – en tout cas pour les backpackers. Ce qui signifie que les trajets sont longs, sans confort et que le peu de concurrence en terme de logements entraîne des prix à la nuit très, très hauts comparés aux autres pays d'Asie du Sud Est. Pour donner un exemple, c'est au Myanmar que j'ai payé mon dortoir le plus cher (14 $), tandis que les chambres d'hôtel tournent autour de 20 $. Pas terrible pour le voyageur solo. Mais comme je disais, dans mon article précédent, le voyageur solo est un mythe, et nous avons vite trouvé des arrangements.

Une autre chose que j'ai découverte au Myanmar, c'est que par un curieux hasard d'emploi du temps, les bus pour aller d'un endroit à un autre arrivent systématiquement au milieu de la nuit. Et pas un truc pratique genre, à 6h du matin, ce qui permet de prendre un petit déj', d'aller chercher une chambre dans les hôtels qui commencent à ouvrir et d'économiser une nuit. Non. Genre, à 3h du matin. Quand tu n'as pas vraiment eu le temps de dormir dans le bus et que tu grinces des dents à l'idée de payer une chambre pour une nuit aux trois quarts commencée. Bon. C'est un rythme à prendre. Et nous, c'est à Bagan que nous nous sommes faits les dents, dans le « pays des 3000 temples », soit la destination la plus touristique du Myanmar.

Après dix heures de bus, nous sommes donc arrivés au milieu de la nuit, et au milieu de nulle part. Nous n'avons même pas eu le temps de récupérer nos sacs dans la soutes qu'une horde de chauffeurs de taxi nous est tombée dessus pour nous emmener dans le centre ville. Nous, nous étions un peu paumés, bouffis de sommeil, sans réservation, et la seule chose que nous savions vaguement, c'est que la région était divisée en trois endroits : New Bagan, le plus cher, Old Bagan, un peu moins cher, et Nyaung U, le plus modeste. Difficile de se mettre d'accord au sein de notre groupe, qui s'était d'ailleurs agrandi de deux Français, Fanny et Brice, que nous avions récupéré après que la pauvre Jaime ait été aveuglée pendant une partie du trajet par leur liseuse. Après de longues minutes de discussion ponctuées par les HURLEMENTS des chauffeurs de taxi qui nous pressaient comme des malades, nous nous sommes tous engouffrés dans un grand van, qui, après nous avoir emmenés au poste officiel pour régler les 20 $ obligatoires simplement pour rentrer dans la région de Bagan, nous a demandés où nous voulions aller.

« Bin, on ne sait pas. A Nyaung U.
-Oui, mais dans quel hôtel ?
-On ne sait pas, on n'a rien réservé. Un endroit pas cher. »

Là, j'ai cru qu'on perdait le chauffeur qui s'est mis soit à paniquer pour nous, soit à se demander ce qu'il allait bien pouvoir faire de cette bande de branques qui débarquent à 3h du matin dans l'endroit le plus touristique du pays sans réservation. Après avoir décrypté que sa phrase, répétée en boucle, « no cheese during high season », ne signifiait PAS qu'il y avait une pénurie de fromage, mais que tout était « cher » (« cheap ») pendant la saison haute, nous lui avons demandé de nous laisser n'importe où.

Cette technique paraît tout à fait désespérée, c'est vrai, mais elle a fait ses preuves, surtout à Bagan. Ce soir-là, nous avons toqué à la porte d'une auberge et réveillé une petite madame qui ne comprenait pas très bien l'anglais, mais qui n'en avait pas besoin pour comprendre que nous cherchions des lits et pour nous expliquer qu'elle n'en avait plus. Mais après quelques minutes de balbutiements entre elle et nous, elle nous demandé de la suivre : elle nous proposait de nous installer dans une sorte d'entrée, située à l'étage, vide, et qui donnait directement sur un grand balcon. Elle avait plusieurs matelas que nous pouvions partager, et nous proposait de payer « seulement » 10$ pour deux nuits (puisqu'elle ne compterait pas la première, tronquée).


* Pyjama party & frigo plein *


Voir cet endroit après les longues heures de bus et de flottement, installer les matelas au sol comme on préparerait une soirée pyjama avec mon nouveau groupe de copaings, c'était presque le Paradis. Nous avions tout ce qu'il nous fallait. C'était même mieux qu'un dortoir. Nous avions un balcon - et pour sécuriser nos affaires, nous avions un vieux frigo vide dans lequel nous avons enfermé nos objets de valeurs avec mon cadenas. Bref, c'était notre espace à nous et nous en faisions ce que nous en voulions.

Le lendemain, c'est donc en meute que nous sommes partis découvrir l'ancien royaume de Bagan et les quelques 2000 temples restants sur les 10 000 qui existaient à l'origine qui émaillent des plaines arides, poussiéreuses, entre jaunes et rouges. Les étrangers n'ont pas le droit de circuler en scooter – à tel point que lorsque Chris ira à son rencard avec la fille de celui qui se disait « chef du village » (de Nyuaung U, sûrement), elle viendra le récupérer dans une petite ruelle, à l'écart, pour que personne ne la voit le faire monter sur son scooter. Nous avons donc loué des vélos à moitié crevés dans notre hôtel pour aller nous crever nous-mêmes sous la chaleur tapante. Et nous avons déambulé, toute la journée, entre les innombrables structures en pierre, stupa et temples, en nous arrêtant quand nous le voulions, ou selon les recommandations des marchands de rue et des enfants nous demandant de leur donner des pièces de nos pays « pour leur collection », qu'ils essayent ensuite d'échanger de nouveau auprès d'autres touristes contre des kyats birmans, cette fois. On trouve à Old Bagan les bâtiments les plus anciens, parfois des ruines, les moins pris d'assaut par les voyageurs. New Bagan, ce sont les plus grands temples, souvent restaurés, garnis de hauts boudas dorés et de statues aux traits fins. C'est aussi là que nous avons pu admirer le soleil se coucher à l'horizon de ces grandes plaines, avec, à perte de vue, d'autres stupas qui s'étendent loin, très loin. Le matin, c'est aussi là que s'élèvent les montgolfières multicolores accompagnant l'aurore, cette fois.



                 



Je garde un souvenir très ému de cette journée. Pour une raison que je ne saurai expliquer, assise sur les marches d'un temple du Old Bagan, j'ai encore pensé à l'Arménie et ses églises taillées au cœur de la montagne. Peut-être pour l'aridité du paysage et ces pierres transpirant une spiritualité calme, reposante. Dans New Bagan, je me souviens surtout du fourmillement des Birmans, le visage maquillé par une crème jaune obtenue en frottant des petites bûches d'un arbre, le Thanakha, contre une pierre humidifiée. Cette crème, qu'ils appliquent sur les joues, le nez, le front selon des formes parfois très élaborées est à la fois une coquetterie et une manière de protéger leur peau du soleil. Chris avait acheté une de ces bûches, et une femme a dessiné en souriant sur mon visage de jolies feuilles à l'aide d'un tout petit bâton. Voir des étrangers récupérer cette coutume les faisait bien rire, en tout cas. Ces petites feuilles m'ont valu beaucoup de sourire – et une session photo avec un groupe de jeunes Birmans qui voulaient absolument se faire tirer le portrait, un par un, avec moi.

Quand le soleil s'est couché sur ce gigantesque territoire, je me sentais incroyablement calme et apaisée dans cet endroit qui semblait être resté quelques milliers d'années en arrière. Le tourisme s'y développe, c'est vrai. Mais c'est encore aujourd'hui un endroit rare où l'on peut sentir cette poésie millénaire, la force tranquille de ces hautes structures de pierre, qui n'a pas été entamée par une parc d'attractionnisation du lieu. Le « chef » du village, parait-il, croise les doigts pour que tout ça soit préservé, et s'attriste de voir se développer, petit à petit, le harcèlement des marchands de breloques autour des temples.

Je suis curieuse de voir ce que sera Bagan d'ici quelques années. J'espère que les pierres gagneront sur les promoteurs d'usine à tourisme devant lesquels, malgré leur poids, elles se font souvent écraser.