dimanche 4 août 2013

04.08.2013 : Une semaine à Paris (ou voir la vie en myope).



 Or donc, mon année en Suède s’est finalement prolongée. Depuis le mois d’avril, j’ai été officiellement engagée comme chargée de communication au même endroit où je faisais mon Service Volontaire. Quatre mois aujourd’hui, et quatre mois qui se sont avérés chaotiques. Entre les voyages pour le travail en Lettonie, en Espagne et à Marseille et les allers-retours à Paris pour voir Nyamuk, j’ai l’impression d’avoir passé plus de temps entre deux avions que chez moi. D’ailleurs, je ne sais plus vraiment où se situe chez moi. A force de bouger, mon appartement suédois est devenu un peu étranger et je recommence à penser à ma vie parisienne. Je viens d’ailleurs de passer trois semaines en France. Quand j’ai quitté Paris il y a plus d’un an maintenant, je n’appréciais plus vraiment la ville. Il y avait trop de choses à faire, trop de gens à voir, trop de monde, trop de métro, trop de tout, et plus rien n’avait de goût. En Suède, j’ai presque eu l’impression de me purger. Et les premières fois où je suis revenue en France étaient un calvaire tant je me sentais submergée par toute cette activité.

Mais cette fois, au cours de ces quelques semaines en France,  j’ai enfin redécouvert le plaisir de vivre à Paris. J’ai repris mon activité favorite, qui consiste à marcher dans la ville pendant des heures avec mon casque sur les oreilles. Et j’ai revisité des lieux qui m’étaient chers mais que je ne prenais plus le temps d’aller voir. Exemples.

Un thé glacé au Jardin du Luxembourg.



J’ai passé toutes mes années de fac (ou presque) près du Jardin du Luxembourg et pendant un temps, je ne pouvais plus le voir en peinture. Et puis, en voulant aller voir l’exposition Chagall là-bas avec Nyamuk, j’ai redécouvert les grandes pelouses, les fontaines, et cette ambiance très parisienne bourgeoise et bucolique. Le Jardin a gardé un esprit très Paris fin XIXème, avec ses chaises en fer forgé, les petites buvettes  et les kiosques où l’on peut écouter des concerts classiques. Finalement, nous avons délaissé l’expo Chagall pour Angelina (le café) où j’ai bu le meilleur thé glacé jamais dégusté jusque là. Une explosion de saveurs fleuries qui allaient parfaitement avec l’éclair au café qui l’accompagnait et la chaleur étouffante de cette journée.

La forêt vierge de l’Hôtel Amour.




* Un restaurant gastronomique * 

Pour l’anniversaire de Laure, nous sommes allées déjeuner à l’Hôtel Amour. Nous y avons découvert une terrasse luxuriante, sur laquelle les tables sont noyées sous des cascades de verdure. En dégustant une salade de poulpe et un sandwich au homard, des petites feuilles coulaient des arbres et voletaient sur nous. On se serait presque cru dans un film de Walt Disney - jusqu’à ce qu’on entende les commentaires désagréables du management à l’égard des serveurs (pourtant adorables). A croire qu’il faut toujours être imbuvable quand on travaille dans un lieu « hype ».

Les massages de l’Espace YonKa.
La première fois que je suis allée dans un institut de beauté, c’était à l’Espace YonKa, près de Sèvres Babylone. J’avais eu droit à un massage sous une pluie chaude d’huiles essentielles. Rien que le nom fait rêver. J’y suis retournée plusieurs fois par la suite en y entraînant des copines. On commence toujours par glousser devant les culottes en papier qu’on doit mettre avant le soin – passage obligatoire – avant de sombrer dans un océan de béatitude dans les salles de massage enveloppées dans de la lumière tamisées et de la musique aux sonorités asiatiques. Après plusieurs essais, chaque fois pour un soin différent, je n’ai toujours pas été déçue. Et je squatte toujours avec bonheur leur « espace bien-être » où l’on peut rester autant de temps qu’on le veut, à boire des tisanes fraîches, loin du bruit extérieur.

Se recentrer à Rasa Yoga Rive Gauche.
Avant de partir en Suède, j’essayais de suivre au moins un cours de yoga par semaine – de préférence du Vinyasa ou du Yin yoga. Mais là-bas, j’ai clairement perdu le rythme. A Lund, c’est principalement le Power yoga qui est privilégié, un yoga modernisé à l’américaine qui se concentre sur la tonicité de la silhouette en mettant de côté la partie méditation. On médite quand même un peu pour le folklore… mais de toute façon, quand on ne parle pas un mot de suédois, c’est un peu dur de suivre le guide.

J’ai donc retrouvé presque avec soulagement mon Rasa Yoga Rive Gauche. Il m’a toujours suffi de pousser la lourde porte en bois qui donne sur la cour intérieur d’un immeuble parisien pour, déjà, me sentir détendue. Au fond de la cour, on rentre dans un espace de calme où tout le monde a l’air un peu shooté au zen. La grande verrière de la grande salle de yoga fait entrer toute la journée une lumière douce, paisible. On chuchote, on sourit. On oublie le reste du monde.

Après ces quatre mois passés dans les nuages, à découvrir constamment de nouveaux lieux et de nouvelles personnes, je ressentais le besoin de rester un moment toute seule avec moi-même. J’ai donc privilégié le Yin yoga, un type de yoga doux pendant lequel on tient la même posture pendant plusieurs minutes en se concentrant sur la respiration et la détente musculaire. S'étirer en se recentrant. 

Ces pauses m’avaient cruellement manqué. J’en sors toujours avec la bonne résolution de pratiquer régulièrement… mais on ne trouve pas des Rasa Yoga à tous les coins de rue.

La galerie des impressionnistes du Musée d’Orsay.



L’impressionnisme n’est pas nécessairement mon courant de peinture préféré. Je suis bien plus attirée par les courants qui sont venus après – expressionnisme, fauvisme, et surtout, la peinture de la sensation. Mais l’impressionnisme a eu le mérite d’ouvrir la porte à tout le reste. J’ai souvent du mal à vraiment m’émouvoir devant leurs tableaux car il reste encore trop de trace de l’anecdote, du prosaïque : je n’arrive pas à m’approprier leurs peintures, comme j’expliquais après avoirvu le musée Munch à Oslo. Mais malgré tout, leurs tableaux me font parfois du bien. Malgré tout, je suis restée longtemps devant la Femme s’épongeant le dos de Degas, j’ai été hypnotisée par les sanguines de Maillol, et surtout son Nu à genou et j’ai même été prise de vertige devant la Femme à l’ombrelle de Monet. Dans toutes ces œuvres, il y avait un moment banal, intime, souvent solitaire. Mais là encore, les sentiments du personnage – ou l’émotion du peintre – éclaboussait tellement la toile qu’on ne voyait plus une peinture mais un voyage. La peinture devenait réelle et mouvante à travers les sensations qu’elle racontait.

Finalement, j’aimerais voir le monde à travers des yeux d’impressionnistes. J’aimerais pouvoir tomber éperdument amoureuse de tout ce que je vois autour de moi et imprégner chaque moment du quotidien d’une émotion forte.

Il faut je crois être un peu poète ou un peu myope pour ça.

On a mis pas mal de temps avant de s’apercevoir que j'étais myope comme une taupe. Je me souviens de la première fois que j’ai regardé le ciel, la nuit, avec des lunettes. Tout d’un coup, les étoiles étaient beaucoup plus nettes qu’auparavant. Ca m’a paru incroyablement ennuyeux et beaucoup moins beau. Avec mes yeux de myope, elles paraissaient beaucoup plus grandes – floues mais radiantes. La réalité est bien plus belle quand elle est un peu déformée.

C’est peut-être ça la solution.

Ne plus mettre mes lentilles mettrait peut-être un peu de piment dans tout ça.


samedi 3 août 2013

09.07.2013 : Une carte postale de la Turquie (Navigating by the stars)



Nous sommes allongés à l’avant de notre voilier, le Volantis. Nous sommes partis de Bodrum il y a trois jours pour une semaine sur ce bateau de quinze mètres, à naviguer entre les îles grecques et turques. Une semaine à contempler l’horizon qui change de couleur toutes les heures,  à s’arrêter sur des plages désertes qu’on ne peut atteindre que par la mer, à guetter le crissement de la ligne de pêche indiquant qu’un poisson a finalement mordu à l’hameçon, une semaine à s’émerveiller du bleu profond autour de nous et du calme de l’eau à la nuit tombée, une semaine encore à se croire aventuriers, à hisser la grand voile et à tourner le winch, tête échevelée et peau salée.

Il fait maintenant nuit noir au large de Knidos. Nous avons jeté l’ancre à une dizaine de mètres d’une crique entourée de hautes montagnes rocailleuses. Nous ne découvrirons la plage de sable blanc et la maison isolée d’un ermite qu’au matin, quand le soleil se lèvera. Pour l’instant, l’horizon reste un mystère.  

On vient d’éteindre la lumière fixée en haut du mât, et tout d’un coup, le paysage nocturne s’est révélé et nous a cloué le bec. Soudain, le ciel est apparu, noir, comme un gigantesque gouffre incrusté de diamants. Ce n’est pas la première fois que le ciel nous émerveille : je me souviens encore de la Laponie et de son univers glacé, cette impression d’une pluie argentée qui se serait figée au dessus de nos têtes. Mais cette fois, ce n’est pas pareil. La nuit est plus sombre encore, il n’y a personne, personne autour de nous que de l’eau et l’ombre des montagnes qui se découpe entre les étoiles. En fixant la nuit, j’ai presque l’impression d’être absorbée par un trou noir.

En dessous de nous, le bateau tangue légèrement, monte et puis redescend, suit les mouvements de la houle sur un rythme régulier.

Dans ma main, je sens ta main qui me réchauffe la peau.

Ce n’est pas tant la nuit qui m’émeut ce soir que ce que nous en faisons.

Combien de fois ai-je rêvé de ce moment là ?
De contempler la nuit sur le pont d’un bateau, au milieu de nulle part, les yeux rivés sur les étoiles et l’épaule collée à une autre.

Allongée ici, entre ciel et mer, je repense aux hommes que j’ai cru aimer. Allongée là, avec la réalité de ta paume contre la mienne, je comprends à quel point tout le reste n’était que rêve, illusions et auto conviction, parce que j’ai toujours forcé l’amour dans ma vie pour y verser émotions et exaltation. Etendue là avec ta voix en fond sonore, je comprends que cette fois, mon rêve n’en est plus un, qu’il n’y a plus de rêve d’ailleurs, plus aucun rêve puisque tu es là et pour de vrai cette fois, puisque tout est là en fait, sur ces quinze mètres de coque en plastique, de bâbord à tribord, de la mer jusqu’au ciel, sur cet îlot qui danse entre la Grèce et la Turquie.

Voilà ce qui me fait tanguer ce soir. Ce n’est pas tant le paysage majestueux qui a nourri tant de rêves.  Des rêves, j’en ai longtemps pourchassés, mais ils ne me servent plus à rien maintenant, plus à rien du tout puisqu’ils sont tous au creux de ma main. Alors au milieu de la nuit, j’ai refourgué mes rêves à l’eau, et je pioche dans ta paume des histoires dont je ne fais plus des rêves mais un futur à vivre. 





jeudi 27 juin 2013

24.06.2013 : L’histoire de l’Ateneu Santboià et des orangers de Barcelone.



* Un graffiti à l'entrée de l'Ateneu Santboià *

L’une des choses qui m’impressionnent le plus dans le milieu dans lequel je travaille, c’est la passion à laquelle je suis confrontée tous les jours. Non pas tant la mienne, de passion, mais celles des gens qui m’entourent, celles de ceux qui depuis des années se battent dans des contextes plus ou moins difficiles pour défendre une culture indépendante, alternative,  parfois au détriment de leur vie – privée ou non.

La semaine dernière, je suis retournée à Sant Boi, près de Barcelone. J’y avais déjà passé une semaine en avril pour aider l’équipe de l’Ateneu Sanboià à mettre en place une conférence internationale, projet dont nous étions les initiateurs. L’histoire de l’Ateneu Santboià est en elle-même l’histoire d’une passion. Au début du XXème siècle, les ouvriers de la ville de Sant Boi décident de construire de leur mains leur propre lieu pour palier au manque d’activités culturelles d’expression artistique : ils veulent un endroit dans lequel se réunir, se rencontrer, danser sur de la musique traditionnelle ou assister à des spectacles de théâtre. Et puisque les gouvernements ou les pouvoirs locaux ne sont pas enclins à le leur donner, ils le feront eux-mêmes. C’est ainsi que nait l’Ateneu Santboià, de la même manière qu’est né l’Ateneu Nou Barris à quelques kilomètres de là, à Barcelone. Dans ce quartier ghettoïsé où les habitants doivent se battre constamment ne serait-ce que pour avoir accès à des conditions sanitaires acceptables, un espace culturel est bien le dernier des soucis des politiques en place. Alors, lorsqu’une usine est abandonnée dans le quartier sans réel plan de reconversion, les voisins le squattent et le transforment en un espace pour la communauté et géré par la communauté. Aujourd’hui, l’Ateneu Nou Barris est un lieu culturel reconnu qui continue ses activités au sein de ce quartier de Barcelone.



* Vue de l'extérieur *

Pour l’Ateneu Santboià, les choses n’ont pas été si simples. Dans les années 90, l’organisme qui gérait le lieu fait faillite et le bâtiment revient à la ville qui elle non plus ne sait pas bien quoi en faire. Quelques années plus tard, un groupe de jeunes de Sant Boi décident de squatter cet endroit empreint d’histoire pour lui redonner la place qu’il aurait toujours du avoir : un centre – centre de la ville (l’Ateneu est situé à quelques mètres de la gare centrale), centre pour la communauté qui s’y réunit, centre culturel et artistique. En 2001, ils ouvrent à nouveau le lieu au public, sans l’accord de la ville, et organisent depuis des concerts, des ateliers pour les voisins, des fêtes communautaires, etc. Et puis, ironie du sort, ce sera la crise économique qui leur portera chance : le bâtiment, à moitié en ruine, ne vaut plus rien et la ville ne trouve pas de repreneur. Elle finit donc par accepter que l’association l’Amic de l’Ateneu Santboià s’occupe de ce gigantesque lieu et y organise des événements publics, en gardant toujours un œil sur leurs activités. Car malgré tout, les pouvoirs en place n’aiment pas trop qu’un groupe de jeunes (sans doute considérés comme des « punks ») organisent des activités sur lesquelles ces mêmes pouvoirs n’ont aucun contrôle. Régulièrement, la ville propose à l’association des subventions, sans cacher qu’accepter ces quelques pièces changerait la donne quant aux décisions prises pour la gestion de l’Ateneu. Chaque fois, l’association refuse, et la ville continue comme elle le peut à mettre des bâtons dans les roues aux organisateurs. Cette année encore, l’Alternative Festa Major a pâti de cette situation. Cette grande fête populaire qui a lieu une fois par an entraine les habitants de Sant Boi dans un grand défilé qui passe notamment par quelques bars partenaires de l’opération. La ville n’est pas d’accord, et prévient les patrons des établissements qu’ils devront payer le prix fort s’ils participent à l’événement. Evidemment, les bars se retirent et laissent un arrière goût amer à cette fête qui sera malgré tout un succès.

Et je me retrouve là, au milieu de la réalité de tous ces gens qui luttent chaque jour pour que leur projet citoyen survive. Tous ceux qui sont impliqués dans l’Ateneu Santboià sont volontaires. Ils travaillent dans la journée et se retrouvent le soir dans les immenses jardins de l’Ateneu pour prévoir et planifier les prochains événements en buvant des bières. Ces gens se connaissent depuis tellement longtemps qu’ils sont devenus une famille. Et l’Ateneu Santboià est en quelque sorte leur héritage.


* Happy team *

Je suis confrontée tous les jours à des histoires comme celle-là, à des récits de vies consacrées à quelque chose de plus grand, qui va plus loin que mon petit quotidien parfois trop étriqué. L’histoire de l’Ateneu Santboià me tient plus particulièrement à cœur parce que j’ai vécu avec eux, dans leur maison, parce qu’ils m’ont accueillie bras ouverts dans leur mode de vie si électrique, parce que j’ai vu ce flot ininterrompu d’énergie alimenté par la fureur de défendre leur projet. Et aussi parce qu’ils paraissaient si reconnaissants que je sois là pour leur prêter main forte alors que je me sentais petite, si petite face à leur raz-de-marée de détermination.

Le fait est que j’ai toujours eu envie de m’investir dans un projet plus grand que moi-même, mais toujours, toujours quelque chose me retient. J’ai fini par accepter, pendant un moment, que je n’étais peut-être pas ce genre de personne, celles qui brulent de passion pour un projet, pour une idée, une obsession. Mais malgré tout…

Malgré tout, à la fin de la semaine à Sant Boi, après la conférence et les trois pauvres heures de sommeil que j’arrivais à avoir chaque nuit, malgré le profond gouffre dans ma tête et dans mon corps en général, je me suis trainée hors de mon lit, déterminée à aller marcher des heures dans Barcelone. Tout ça pour retrouver une place sur laquelle j’avais senti deux mois auparavant l’odeur des orangers. Une odeur qui m’avait envoutée, transportée, et raconté des nouvelles histoires. C’était mon obsession, mon objectif : je devais retrouver cette place, sans avoir la moindre idée de l’endroit où elle se trouvait. Je suis allée jusqu’à la Sagrada Familia, j’ai marché vers l’Arc de Triomphe et j’ai traversé le parc de la Ciutadella. Je me suis assise un long moment sur la plage de la Barceloneta en mangeant des calamars frits, et devant la mer, en regardant les gens autour de moi, je me suis remise à écrire. Chose que je n’avais pas faite depuis longtemps. Et j’ai senti qu’une source qui s’était éteinte depuis quelques mois revenait, doucement. J’ai compris, à ce moment là, que trouver les orangers n’avait pas vraiment d’importance, vraiment pas. C’était autre chose. Alors, je n’ai plus cherché les orangers.

Je me souviens de ce jours à Bali où la tristesse et le sentiment de ne pas être à ma place m’avait clouée au lit. Je regardais une fleur rose qui pendait devant la fenêtre et je m’accrochais désespérément à cette image. Déjà, je savais qu’après avoir quitté l’Indonésie, je voudrais y revenir, tout comme j’ai voulu à tout prix retrouver les orangers de Barcelone.  Alors, je m’accrochais à l’image de cette fleur pour y graver le souvenir de la solitude, pour ne pas m’enfermer à nouveau dans la nostalgie du passé dès que je serai revenue en Europe.

Evidemment, ça n’a pas marché. Il ne me reste de Bali que les couleurs chatoyantes, les odeurs de jasmin et les moments de rêve passés aux côtés de Nyamuk. Je n’ai plus le souvenir physique de la chaleur moite, étouffante, des difficultés de communication et de l’ennui. Les images me sont restées, pas la souffrance. Et de ces images, je fais encore aujourd’hui des histoires qui me font rêver chaque jour.

Voilà pourquoi retrouver les orangers de Barcelone n’avait plus d’importance. Ils sont déjà un rêve, une histoire qui m’alimente. Ma passion à moi, ce qui me fait me lever le matin malgré la fatigue ou les pleurs, malgré le découragement, c’est de partir à la recherche de nouvelles histoires. Et puis de pouvoir les écrire, les raconter, pour qu’elles vivent et qu’on en entende parler. Comme celle  de la famille de l’Ateneu Santboià. 


* Je n'ai pas retrouvé la place des orangers, mais j'ai retrouvé une photo. *

dimanche 21 avril 2013

06.04.2013 : Une carte postale de Bilbao.




Bilbao est une menteuse. Est-ce que tu entends dans son nom la musique des tropiques, la chaleur moite et humide que les remous du fleuve ne peuvent pas rafraîchir, le chant des oiseaux exotiques aux plumes colorées ? Moi, c’est ce que j’entendais dans ces trois syllabes en forme de vague qui riment avec « sombrero ».

Je suis arrivée ici il y a trois jours et j’y ai cru, au début, en voyant l’herbe verte de la colline, les palmiers qui bordent les trottoirs, et les maisons de toutes les couleurs rassemblées autour d’une gigantesque peinture murale. Mais j’ai rapidement compris que quelque chose n’allait pas, que Bilbao avait un secret à cacher. Je l’ai senti en faisant des tours et des détours dans une ville qui n’a pas été construite pour les piétons, qui étourdit les marcheurs en les faisant monter sur des passerelles, descendre dans des tunnels, prendre un virage à gauche, puis un virage à droite. Bilbao étourdit le voyageur pour ne pas rendre l’arnaque trop évidente. Pour ne pas que l’on voit ce qui se cache sous son maquillage.

Il y a encore trente ans, Bilbao était une ville industrielle, noire et polluée, subissant de plein fouet la crise économique des années 80. Pour la sauver, le gouvernement basque et les pouvoirs locaux ont investi dans la culture, offrant notamment à la fondation Guggenheim un musée dont elle doit gérer les collections. Le musée Guggenheim est devenu le cœur de la ville, celui qui pompe les afflux de touristes et redonne toute sa vitalité à la capitale basque, celui qui fait circuler l’économie, qui a relancé les commerces et qui fait maintenant tout fonctionner. Grâce à lui, Bilbao s’est fardée en un centre culturel de renommée mondiale. Mais son passé est toujours là. Il se sniffe à tous les coins de rue, sur chaque pavé et sur chaque mur. Bilbao est toujours aussi grise. Et ce ne sont pas quelques palmiers qui peuvent en effacer les traces.

Je pensais venir me réchauffer les os à Bilbao. Mais voilà : je suis ici depuis trois jours et je crève toujours de froid. Je marche pendant des heures sous la pluie et sous la grêle, et même après une demi-journée passée à me réchauffer dans un café, il fait toujours aussi glacial.

La vérité, vois-tu, c’est que je m’en fous de Bilbao. Je m’en fous de la pluie, de la grêle et des palmiers, je m’en fous du musée Guggenheim, de ses collections renommées et de l’énorme chien en fleur qui trône à l’entrée, je m’en fous de la révolution culturelle, je m’en fous de tout ça. La vérité, c’est que tu me manques, et que c’est dans le ventre que j’ai froid. Tu me manques, et ça, Bilbao n’y peut rien, ni les avions ou les trains que je prends tous les deux jours, ni le soleil, ni les sourires, ni les rencontres. Je ne sais plus où je me trouve et si j’aime ou non ces endroits et puis aussi ma vie. Je ne peux pas savoir ça si tu n’es pas là pour rétablir l’équilibre d’une balance qui penche toujours du mauvais côté en ton absence.

Voilà, c’est ça. Bilbao est une menteuse qui cache sa grisaille derrière d’artistiques couleurs chatoyantes. Et en cela, Bilbao est autant une menteuse que moi. 

vendredi 19 avril 2013

03.04.2013 : Comment Oslo m'a harponnée au moment où je m'y attendais le moins.




* Vue sur le fjord *

Pour le week-end de Pâques, je suis partie à Oslo avec Nadège et Alexandre. Oslo, finalement, ce n’est pas si loin de Lund : moins de six heures de route. Alors, quand nous avons réalisé ça, nous avons embarqué dans la voiture de Nadège et roulé jusqu’en Norvège.

J’avais une idée d’Oslo très… norvégienne. J’imaginais une ville plutôt petite et très verte, avec des maisons au toit rouge contrastant avec le bleu du fjord. Une sorte de Reykjavik en plus grand, en somme.

Eh bien pas du tout. Nous sommes arrivés dans une ville presque entière en travaux, hérissée de hautes tours à l’architecture hétérogène, qui mélange sans complexe des bâtiments massifs d’allure communiste et des quartiers ultra modernes qui vous balancent dans le futur. Notre première ballade était justement typique de ce drôle d’assemblage. De notre hôtel, nous avons marché vers la citadelle médiévale désertée, où des militaires en mitraillette s’occupent de monter et descendre le drapeau national. Ici, nos avions vue sur une partie du fjord, coloré par le soleil couchant. En longeant la citadelle, nous avons atteint l’énorme hôtel de ville qui n’a vraiment rien à envier à l’ère stalinienne : un énorme cube de briques rouges devant lequel une statue gigantesque fait face au port comme si elle haranguait la foule. Soit. Nous avons poursuivi notre chemin sur le port qui se prolonge en une promenade en bois bordée de restaurants et de cafés branchés. Avec un peu de soleil et de chaleur en plus, on pourrait presque se croire à Cannes. Nous avons marché le long de l’eau jusqu’à quitter les « boum boum » de la musique pour jeunes pour être tout à coup plongés dans le noir et le silence, au bout de la jetée. Autour de nous, des immeubles aux allures futuristes nous donnaient presque l’impression d’être dans un filme de science fiction.

Cette ballade à travers les rues et les âges nous a donné un bon aperçu de la diversité de la capitale qui m’a intéressée mais assez peu émue. Oslo ressemble à une ville sans passé. Peut-être parce qu’il s’agit d’une ville à l’identité finalement assez neuve. L’indépendance totale de la Norvège, sous domination danoise depuis le XVème siècle, ne date que du XIXème siècle, et le pays est resté lié à la couronne suédoise jusqu’en 1904. Pire, Oslo n’est devenue Oslo qu’en 1945 : elle était auparavant appelée Christiania, en l’honneur du roi du Danemark, Chrsistian IV. Et ce n’est qu’en 1945 que la ville décide de faire table rase du passé pour affirmer sa propre identité et reprendre son nom d’origine, Oslo, « la terre des dieux » en vieux norvégien. Oslo, finalement, n’en est presque qu’à son adolescence, et son esprit semble encore incertain, vacillant. Le quartier de Grünerlokka, par exemple, est certes très mignon avec ses petits cafés aux terrasses bondées dès les premiers rayons de soleil… mais il suffit de s’en éloigner de quelques mètres pour ne plus en ressentir l’atmosphère.

Plus ou moins convaincue que je ne tomberai pas amoureuse d’Oslo, je me suis dit que je pourrais au moins en avoir une approche plus… intellectuelle vue la richesse culturelle de la capitale. Et des choses intéressantes, il y en a à voir ! Il y  a  l’opéra, posé sur l’eau du fjord, inauguré en 2008 et qui a remporté le Prix de l’Union Européenne pour l’architecture en 2009, il y a Holmenkollen, le tremplin de saut à ski, l’un des plus vieux tremplins du monde, il y a l’incroyable parc de sculptures de Viegeland, qui raconte une vie entière par des statues massives aux formes rondes, les galeries nationales et leur riche collection d’art moderne, … il y a tout ça mais ce n’était pas vraiment ce que j’étais venue chercher.


* L'opéra d'Oslo *


* Une statue du parc de sculptures de Vigeland *


* La piste de saut à ski *

Alors,  le deuxième jour,  j’ai quitté mes acolytes, direction le musée Munch qui n’a de Munch que le nom et quelques tableaux du peintre. Le reste de la collection propose une rétrospective des peintres nordiques tout au long du XXème siècle. Cela faisait pas mal de temps que je n’avais pas mis les pieds dans un musée et surtout, il me semble bien que je n’avais jamais vu de Munch en face à face. Et dès le premier tableau, son génie m’a embrochée le cœur.

Dans « Golgotha », j’ai vu dans les traits empressés du tableau une fureur de vivre qui m’a prise à la gorge, une véritable course contre la mort. J’ai vu dans « Puberté » les sensations et la honte qui éclaboussent la toile, explosent dans les couleurs. J’ai vu aussi le refus radical du prosaïque, de l’anecdote, du fait mineur pour donner toute sa place à ce qui compte réellement. Prosaïque qui vient au contraire gâcher pour moi les tableaux de Ludvig Karsten, où les assiettes sont beaucoup trop présentes dans « From my blue kitchen », où les maisons sont trop dessinées et les visages trop identifiables, emprisonnant l’imaginaire dans une histoire du quotidien. Dans la peinture de Munch, au contraire, il y a des sentiments bruts, assoiffés de liberté, qui se laissent prendre par celui qui les regarde. Ces tableaux ne me racontent pas d’histoire, c’est moi qui en m’immergeant en eux reconstruis mon propre monde, réécris le conte avec mes propres émotions. Face à eux, je me suis sentie terriblement vivante. Je sentais avec effroi et bonheur des sentiments bouger à l’intérieur de moi, comme dans la peinture de Francis Bacon, ou devant « In Flux / Desire » d’Arnr Ekeland, aussi exposé dans le musée Munch, et qui peint sur les corps ce désir de vivre et d’échappée dévorant qui brûle la peau et étire les muscles.

Dans ces périodes de trouble et de trop, j’ai parfois tendance à oublier ces sensations qui circulent. Et soudain, elles me reviennent en pleine face, en un tourbillon d’envies  d’horizons lointains et d’ailleurs, de vie plus exaltante, et d’évasion de ces prisons dont nous avons-nous-mêmes jeté la clef. Je ressors rarement indemne de ces raz-de-marée. J’embarque alors souvent sur un bateau inconnu à la destination incertaine avec le vent du grand large dans la tronche. Ou bien j’accroche à mes pieds des boulets pour me tenir tranquille encore un moment, et je sens tout mon corps se révolter contre l’étouffement.

Quelques pas plus loin, dans ce même musée, je suis tombée sur « Harbour » d’Axel Olson, tableau surréaliste que je ne connaissais pas. Une peinture qui disait tout. La mort de ceux qui restent à quai. L’angoissant inconnu de ceux qui le quittent.

Ce tableau ma poursuivie tout le temps restant de notre séjour à Olso. J’avais dans la tête l’image de l’ancre marine et de son paradoxe, l’iode et le sentiment de voyage qui en émane tout en servant justement à stopper la navigation.


* Le port de Drobak *

Le lendemain, justement, nous avons quitté Oslo pour un petit village au bord du fjord, Drobak. Un port pour lequel le mot « mignon » semble avoir été inventé. Nous avons regardé la mer, mangé de succulents gâteaux dans un café qui ressemblait à une maison pour troll, et je me sentais libérée d’un poids. Je savais que ça n’allait pas durer. Mais ces moments me font me souvenir de ce que je veux et de ce dont je ne veux pas. Avec toutes ces nouveautés en ce moment, j’ai tendance à oublier, et ce sont des boules de larmes qui viennent parfois me le rappeler. Il va falloir que je me rafraichisse la mémoire avant que mes boulets ne me fassent toucher le fond. 




01.04.2013 : Entre deux rives.




Ca faisait un petit moment que je n’avais pas écrit ici. Il faut dire que je suis passée sur la seconde pente de mon expérience en Suède, en quelque sorte : de la découverte à la routine. En février, je me promenais dans les rues de Lund, et je me suis tout d’un coup sentie à la maison. Les rues étaient familières, j’avais mes habitudes, mes horaires, mes endroits préférés. Je me levais le matin pour aller travailler, sortais le soir, allais à la salle de sport, retrouvais mes amis le week-end. J’avais fêté mon anniversaire avec Nadège, une grande fête avec plein de copains, de la musique, de la danse. Finalement, la vie de tous les jours s’était réinstallée sans trop m’en rendre compte. Je suis pourtant rentrée à plusieurs reprises en France depuis le début de l’année, bien plus régulièrement qu’en 2012. Mais cette fois, c’était comme être passée de l’autre côté du miroir. Les quelques jours à Paris n’avaient plus leur saveur routinière. Ils étaient une espèce d’entre deux bizarre dans lequel je me sentais étrangère dans un milieu familier. Mes amis étaient toujours mes amis, mon appartement toujours mon appartement, ma famille toujours ma famille. Mais moi, je n’étais plus la même, et personne ne semblait vraiment s’en rendre compte. J’ai senti des petits changements. Des choses qui avaient énormément d’importance auparavant qui ne signifiaient à présent plus rien. Et au contraire, des détails anodins qui cette fois me devenaient capitaux.

Cette période de transition n’est pas simple, il faut l’avouer. Redécouvrir son ancienne vie tout en s’habituant à la nouvelle. J’ai l’impression, en ce moment, d’être constamment entre deux rives, entre deux vies, et de ne plus savoir laquelle passe en premier. En Suède, je compte souvent les jours qui me séparent de mes vols vers la France, comme on s’impatiente des vacances ou d’un prochain voyage. A Paris, je me tortille dans une vie qui n’a pas changé mais dont je me sens de plus en plus étrangère. Difficile de trouver la paix de l’esprit dans ces conditions, de se focaliser sur un chemin. J’ai peur de me perdre en route, et de finir par ne profiter ni de l’une ni de l’autre. La seule constante dans ces allers-retours, c’est Nyamuk. Qui fait le lien entre ces deux vies qui se construisent en parallèle. Ca, ça ne change pas.

J’ai passé le week-end de Pâques à Oslo, avec deux amis français rencontrés ici. Sur le chemin du retour, assise sur la banquette arrière, je regardais vaguement le paysage par la fenêtre. Le soleil brillait fort, je sentais la chaleur des rayons sur mon visage, une chaleur que je n’avais pas ressentie depuis longtemps et que j’attendais avec impatience durant le long hiver suédois. Je ne sais plus quelle chanson passait à ce moment à la radio, mais je me suis soudain souvenue à quel point j’aurais tout donné il y a deux ans à peine pour être à cet endroit précis. Je devais alors être dans un train entre Stockholm et Göteborg, ou entre Lund et Falkenberg, un grand sac de randonneur à mes pieds. Je regardais ce même paysage, calmement, sereinement, en me disant que oui, il fallait absolument que je vienne vivre ici. Ce pays m’appelait pour une raison que je ne connais pas encore. J’aimais ce relief plat sur lequel l’œil peut se perdre loin, cette lumière douce, légère, le temps qui s’écoulait différemment. C’était un rêve qui me paraissait loin. Et cette fois, dans cette voiture qui me ramenait à Lund, je me suis rendue compte – à nouveau peut-être – que c’était bon. C’était fait. J’aimerais pouvoir parler à mon moi du passé pour lui dire de patienter, que ça viendra. Ce sont pour des moments comme ça que j’aimerais ne pas perdre la trace de l’émerveillement, de ne pas me tirailler constamment entre l’attente du retour en France et toute une vie à construire ici. 

Quand je marchais dans les rues de Lund en février en me sentant à la maison, j’ai aussi réalisé que le jour où je ferai mes valises pour quitter la Suède, ce sera, à priori, pour de bon. Lorsque j’ai pris l’avion à Charles de Gaulle pour m’installer à Lund, je savais que je reviendrai. Mais quand je quitterai Lund ? Je quitterai ce grand appartement qui donne sur les champs, je quitterai ce groupe d’amis qui s’éclatera de lui-même à travers l’Europe, je quitterai les rues pavées, les petits cafés bas de plafond, je quitterai Stadsparken et ses canards, les routes encombrées de vélo. Je quitterai toutes ces choses que je n’ai pas envie de quitter maintenant, et auxquelles je reste pourtant constamment infidèle en gardant un œil sur mes prochains billets d’avion vers la France.

Ce dont j’ai peur, c’est de devoir un jour faire un choix. Le pire étant de ne pas le faire, et de rester constamment entre deux pays, entre deux vies, entre deux rives.  


samedi 19 janvier 2013

19.01.2013 : Un petit conte lapon.




Nous sommes partis de Stockholm un samedi midi. Nos sacs, lourds comme des enclumes, étaient posés en tas sur le trottoir et ressemblaient à un mur de protection contre le froid et l’extrême vers lequel nous avions l’impression d’aller. Mais avant d’arriver, il y avait le voyage, les longues heures à contempler la route qui devait nous emmener toujours plus au nord, vers le noir, l’inconnu, vers un pays dont le seul nom excitait notre imagination, sans pour autant parvenir à nous mettre en tête des images précises de ce que nous allions trouver, là-bas, en Laponie.

J’ai souvent eu envie de partir, de m’exiler, de m’éloigner. Ces pays froids, lointains, dans lesquels  personne ne songerait à s’installer si elle n’y est pas née, m’ont toujours semblé le symbole parfait de ce mouvement, de cette échappée. J’imaginais la Laponie comme recouverte d’un couvercle noir pour se cacher du monde. Je n’en étais pas loin, mais ce n’était pas non plus tout à fait ça.

Nous avons roulé pendant plus de vingt heures, dans un infatigable bus qui avalait les kilomètres avec détermination, sans se soucier des rennes qui nous barraient la route, ou de la couche de neige qui s’entassait sur le bas côté, toujours plus épaisse, toujours plus haute, grignotant le ciel qui s’assombrissait à mesure que nous approchions.

Et puis, nous sommes arrivés.

J’ai ouvert les rideaux à huit heures du matin, mais la lumière du jour n’avait pas réussi à nous suivre jusqu’ici. Nous traversions une ville fantôme engourdie par le froid, dans laquelle les maisons ressemblaient à des brasiers qui brulaient faiblement sous la neige écrasante. Elles étaient des refuges, des visages accueillants qui nous donnaient envie de nous y pelotonner avant même d’être sorti du bus. Nous étions à Kiruna, une ville bâtie au début du XXème siècle pour exploiter le fer dont la montagne qui s’élève au dessus des habitations déborde encore aujourd’hui. Nous étions à la première étape de notre voyage.


 * La première maison construire à Kiruna, dans laquelle vécut pour un temps Hjalmar Lundbohm, 
le fondateur de la ville.*

Kiruna ne se décrit pas. Elle ne ressemble pas à une ville habituelle tant toute son existence dépend entièrement de la mine. Son organisation, sa forme se meut pour s’adapter constamment aux besoins de la compagnie qui creuse le cœur de la montagne. On peut encore y voir les premières maisons en bois imaginées par Hjalmar Lundbohm, considéré comme le fondateur de Kiruna, qui a voulu attirer ici des hommes et des femmes pour travailler dans la mine. Les convaincre de partir aussi loin, aussi haut. L’une des premières maisons devait abriter des étudiants au dernier étage et une famille au premier, pour qu’ils s’entraident. Mais la construction de cet idéal social était trop coûteuse, et il a fallu revenir à des habitations plus modestes, plus réalistes. Plus tard, on s’est rendu compte que l’exploitation de la mine fragilisait le sol au point de menacer les bâtiments de s’effondrer les uns après les autres. Alors, ce sont des immeubles de quelques étages qui ont été construits, destinés à n’être habités que pour une dizaine d’années, pas plus. Aujourd’hui, ces constructions ont largement dépassé leur date de péremption. La solution trouvée est donc simple : il faut déplacer la ville. Depuis 2009, les autorités locales sélectionnent les bâtiments qui seront transportés un peu plus loin, et ceux qui seront condamnés. L’église en bois, chère à Hjalmar parce qu’il avait exigé d’elle qu’elle soit ouverte à toutes les religions, sera sauvée. Elle a été construite en s’inspirant des habitations des Sami, le peuple nomade qui vit depuis toujours en Laponie en élevant des troupeaux de rennes. Il n’y a pas d’ornement dans cet édifice religieux, si ce n’est une petite croix dorée qu’il a fallut rajouter pour qu’il soit considéré en effet comme une église.

Celle là, donc, sera préservée. Le sort de l’hôtel de ville, lui, n’est pas encore décidé. Ce bâtiment massif surmontée d’une haute horloge en fer a été élu le plus bel établissement public de Suède. Mais son déplacement coûte cher : les intérêts financiers exigent donc qu’il reste là où il est, mais son statut protégé ne rend pas les autorités locales seules décisionnaires. La question, pour l’instant, n’a pas été tranchée. On fait, en revanche, moins de cas des familles qui vivent encore dans leurs maisons en bois et qui devront déménager dans des logements certes plus modernes… mais aussi plus chers.


 * L'hôtel de ville, élu l'établissement public le plus beau de Suède.*

Cette histoire, seul réel intérêt d’un arrêt à Kiruna, rend la ville lourde, silencieuse. Une condamnée au visage fermé dont le regard glacial marque une protestation sans mot. La mine décide. Sans elle, Kiruna n’est plus. C’est ainsi.

Mais nous ne nous sommes pas éternisés à Kiruna. Nous n’étions pas là pour la ville, nous étions là pour les étendues sauvages, la neige à perte de vue qui contraste avec le noir du ciel. A peine arrivés, nous sommes donc partis en expédition. L’un derrière l’autre sur une moto des neiges, nous avons découvert le paysage lapon, un paysage en noir et blanc qui renforce son aspect hors du temps. A mi-parcours, nous avons délaissé la moto pour monter sur un traineau tiré par des chiens. Le soleil, qui avait à peine pointé son nez au-dessus de l’horizon, disparaissait déjà. Et le silence était presque total. Il n’y avait que le glissement du traineau sur la neige, le halètement des chiens, et les rares interjections du musher qui dirigeait la meute dans notre dos. Nous pensions que cette expérience serait la plus forte de la semaine, mais le voyage était trop court, peut-être trop organisé aussi, pour que nous puissions réellement nous laisser submerger par les paysages qui nous entouraient. Pour ça, il fallait attendre Abisko.

Les distances en Laponie sont trompeuses. C’est tout un pays que l’on traverse pour aller d’un point à un autre, et il fallait passer encore d’autres heures dans le bus pour atteindre le parc national d’Abisko. Alors, sur la route, nous nous sommes d’abord arrêtés à l’Ice Hotel, cet hôtel de glace reconstruit tous les ans avec l’aide de dizaines d’artistes toujours différents, qui sculptent chacun une chambre unique. Nous les avons visitées une par une, le temps d’en apprécier la beauté, mais aussi de nous convaincre que nous ne voulions pas y rester. L’idée de l’Ice Hotel est venue suite à une exposition de sculptures de glace organisée dans la région. Tous les hôtels étant complets, certains visiteurs ont demandé à rester dormir dans la galerie. L’année d’après, l’Ice Hotel était construit. Un début plutôt ironique, puisqu’il nous semblait justement que cet hôtel était davantage un musée qu’un endroit où rester. Nous n’avons d’ailleurs vu aucun résident pendant notre visite, uniquement des visiteurs aussi congelés que nous dans les couloirs où il ne fait « que » -5°C.


* Une des chambres de l'Ice Hotel.*

Notre deuxième arrêt fut dans une ferme collective, dans laquelle plusieurs familles Sami rassemblent de temps en temps leurs animaux. Nous leur avons donné à manger et avons goûté autour d’un feu de bois une boisson à base de moelle d’os de renne. Mais déjà, il nous tardait d’arriver à Abisko.

Nous y sommes arrivés le soir, je crois – difficile de s’y retrouver dans les heures lorsque la nuit est permanente. Nous étions épuisés par le voyage et glacés après ces longs moments passés dehors. Mais nos efforts furent récompensés. Du vin chaud nous fut servi sous une autre tente Sami dans laquelle brulait un feu sur lequel nous pouvions préparer notre diner. Soudain, notre guide, Sigrid, est rentrée en criant : « Une aurore boréale ! ». Nous n’y croyions plus vraiment, et pourtant…

Abisko représente une position stratégique pour observer les aurores boréales. Les hautes montagnes qui entourent le parc national bloquent les nuages, faisant de ce lieu l’endroit du pays où le ciel est toujours le plus dégagé. Nous sommes sortis en trombe de l’immense tente et sommes descendus doucement près du canyon qui craquèle le parc. Dans le ciel plus noir que jamais, une faible lueur apparaissait, comme si un soleil vert s’apprêtait à se lever derrière l’horizon. Cette lueur, petit à petit, se propageait, formant comme des traces d’huile sur une plaque vitrée. Nous pouvions suivre du regard l’embrasement des particules crachées par le soleil qui rentraient dans l’atmosphère. Le plus impressionnant, lorsque l’on voit une aurore boréale, ce n’est pas tant la couleur, qui n’a rien à voir avec ce qui nous est montré sur les photos, résultat d’une pose en longue exposition, mais bien le mouvement de cette tache inhabituelle qui raconte une activité qui nous dépasse. Plus tard, nous sommes revenus près de la tente, où un autre feu de camp brulait. J’ai pris Nyamuk dans mes bras et j’ai regardé au-dessus de moi. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. Comment le décrire ? Sur l’encre noire du ciel, des milliers d’étoiles avaient été éparpillées. Ce n’était bien sûr par la première fois que je regardais le ciel la nuit, mais j’ai vu, à cet instant, le glacé des étoiles. Jamais elles n’avaient été aussi brillantes, aussi nombreuses. Je regardais l’espace sans l’opercule de protection, sans les lumières de la ville, presque sans la couche d’ozone, directement, en face à face. Cette image me restera longtemps en tête. Elle marquera pour moi le début de l’année 2013, et plus encore.

Nous sommes arrivés ici au climax de mon compte rendu lapon. Durant les jours qui ont suivi, nous nous sommes promenés dans le parc national d’Abisko, au bord du canyon et puis au bord du lac si blanc que nous ne savions pas où finissait la glace, où commençait la terre enneigée. Nous avons aussi expérimenté le sauna duquel on sort en courant pour se rouler dans la neige en hurlant. Pour le dernier jour de notre aventure, nous avons dormi dans les environs de Jokkmokk, dans un cottage en bois où nous avons fait bruler un feu dans les deux cheminées de la maison. Au matin, nous avons découvert le paysage qui nous entourait : nous étions au bord d’un petit lac encerclé de hauts sapins noirs. Au centre, un homme avait creusé un trou dans la glace. Lorsque nous nous sommes approchés, il a tiré hors de l’eau un poisson au ventre rouge. S’agissait-il d’un bon présage ?

Nous sommes rentrés à Stockholm au bout d’un peu moins de vingt heures en sens inverse. Sur la route, nous avons vu un élan et un renard. Puis, nous avons revu la ville. Nous sortions du brouillard pour revenir dans le monde réel.

Cette fois, ça y est : je peux dire que je l’ai fait. Mon chapitre scandinave n’est pas encore terminé, mais j’ai symboliquement l’impression d’être allée au bout de quelque chose. D’être arrivée au climax. Maintenant, je peux commencer à préparer la suite. Elle me prendra du temps, peut-être bien toute l’année 2013, mais elle sera belle. La nuit lapone me l’a promis en me disant au revoir.  


*Coucher du soleil, à 14h.*