Au lendemain du premier jour de notre
trek, nous nous sommes réveillés tôt pour descendre doucement vers
Inle Lake, notre destination. Nous avancions cette fois dans une
brume matinale recouvrant les petites montagnes qui paraissaient
bien pâles, au lever du jour. Cette fois, mes tibias me faisaient un
mal de chien et le chemin en pente n'allait pas aider.
Après quelques heures de marche, nous
sommes arrivés à Inle Lake, un gigantesque lac de 116 m² qui, avec
une telle superficie, ressemble davantage à un océan qu'à un lac.
Comme la plupart d'entre nous n'aviaient absolument rien organisé,
nous avons continué à suivre Amélie, la seule qui avait planifié
les choses un peu plus en amont, et avait déjà une réservation
dans une auberge de jeunesse à Nyaungshwe, une petite ville située
au bord du lac. Pour rejoindre cette destination, et comme nous avions du temps,
notre guide nous a proposé de faire un tour en bateau dans le marché
flottant construit sur pilotis sur un des côtés du lac. Un long
dédale d'allées aquatiques dont la beauté surpasse de loin ce que
j'avais pu voir dans les khlongs à Bangkok au tout début de
mon voyage.
Nous sommes montés sur une longue
barque en bois fine, dans laquelle nous devions nous asseoir bien en
face à face, avec précaution, pour ne pas la faire chavirer. Il
faisait une chaleur écrasante et nous étions épuisés par la
longue marche, mais l'eau du lac venait nous rafraîchir et je crois
que nous étions tous plutôt excités à l'idée de se laisser
tranquillement porter par le bateau. Sauf que. Ca ne s'est pas tout à
fait passé comme nous l'avions prévu : la balade n'a pas été
qu'un doux flottement entre les rives du grand lac. Nous sommes
rentrés tête la première dans les pages d'un guide touristique
avec de très belles photos, certes, mais très loin de la chaleur
humaine de notre feu de camp de la veille.
Malgré notre réticence affichée,
nous avons du nous plier aux différents passages obligés plus ou
moins imposés par nos deux guides qui nous ont arrêtés dans
différentes boutiques pour touristes, selon ce qui semblait être un
itinéraire parfaitement étudié à l'avance. Des fabriques de
bijoux en argent, de parapluies, de tissus faits à base de lotus et
de soie, des cigares. Chaque fois, nous observions des Birmans en
pleine fabrication des différents produits et tombions en syncope
devant les prix de vente de la marchandise. Il semblerait qu'un
tourisme de luxe se développe au Myanmar, sans doute de riches
Chinois qui viennent notamment à Inle Lake pour résider dans de
magnifiques hôtels montés sur pilotis et acheter des étoles
avoisinant les 500 $. Nous ne faisions pas vraiment partie de ce
public là.
* Dans la fabrique de bijoux en argent *
* Tissage de tissu en fibres de lotus et en fil de soie *
Face à ces arrêts forcés, les
différentes personnalités ont aussi commencé à se révéler dans
le groupe. Certains contenaient avec peine leur agacement et
montraient clairement leur opposition en refusant de mettre les pieds
dans les boutiques. D'autres suivaient sagement le parcours, sans
trop s'attarder, juste histoire de faire ce qu'on nous avait dit de
faire. D'autres en profitaient pour partir à la rencontre avec les
locaux. C'est comme ça que nous avons retrouvé Ryan en train de
tester le bétel.
Le bétel est une de ces choses qui marquent au Myanmar, qui marquent la rétine comme la mémoire, tout comme le maquillage jaune du
bois de Thanaka. Il s'agit en fait de feuilles d'une plante grimpante, le bétel, badigeonnée
d'une sorte de chaux, et dans lesquelles sont roulées des noix issues du même arbre, les noix d'arec, avec du tabac et d'autres épices. Les Birmans mâchent ce
mélange à longueur de journée. Ce serait une substance stimulante,
mais aussi une drogue très addictive. Elle est notamment utilisée
par les chauffeurs, taxis comme routiers, qui l'utilisent pour rester
éveillés après les longues heures derrière leur volant.
Problème : le mélange est cancérigène et pourrit les dents.
La noix d'arec mastiquée colore toute la bouche et la salive en
rouge. On les voit, très souvent, régurgitant de longs crachats rouge écarlate qui laissent sur le sol des traces qu'on pourrait prendre
pour des gouttes de sang. La première fois que j'ai vu mon chauffeur
de taxi, à Yangon, cracher son bétel, j'ai cru qu'il avait une
hémorragie interne.
Mais ces couleurs se sont incrustées
dans ma rétine. Visage jaune sable. Lèvres rouge sang.
Ryan s'est donc lancé dans la dégustation du bétel et vu que sa tête est devenue aussi rouge que les crachats qui colorent le sol, je crois qu'il a regretté. Petite joueuse, j'ai juste mastiqué un petit bout de noix sans le mélange d'épice. C'était dur et avait un goût de terre. Pas prête de devenir accro.
* Je vous laisse faire une recherche Google Image des ravages du bétel sur les dents, mais SPOILER ALERT, c'est moche. *
Après notre parcours dans ce petit Disneyland birman sur pilotis, nous avons finalement quitté le
marché flottant pour arriver sur l'immensité du lac. Et là, tout
le monde s'est tu. Il se dégageait de ce paysage une incroyable
sérénité. L'eau à perte de vue, calme comme un miroir. Le ciel
bleu qui le prolongeait. Et ça et là, des petites barques sur
lesquelles étaient juchés des pêcheurs, debout, un pied enroulé autour de leur rame, en équilibre, pour la manier en gardant libres leurs deux mains qui tenaient d'énormes paniers en forme de cône avec lequel ils attrapent le poisson.
Nous avons navigué entre ces étranges silhouettes, jusqu'à nous approcher de l'un d'entre eux qui, soudain, a commencé à se pencher sur le
côté, en équilibre, posant son panier sur un pied qu'il levait
dans une position très étrange. J'étais trop occupée à me
demander ce qu'il fabriquait et à apprécier le calme du lac pour
penser à prendre mon appareil photo mais Ali, lui, a tiré son
portrait. Erreur. Notre barque s'est arrêtée à proximité du
pêcheur qui a réclamé de l'argent en échange de son acrobatie et
de la photo prise.
Conclusion : non, la pose que tous
ces pêcheurs prennent sur les photos des guides touristiques sur le
Myanmar n'a rien de naturelle.
* Photo piquée sur http://www.labalaguere.com *
Mais finalement, tout ça ne faisait
rien. La beauté du paysage, le calme de l'eau qui s'accordait
parfaitement à mon corps délassé, avachi dans la barque et à mes
os qui se réchauffaient sous le soleil après le froid glacial de
notre nuit dans les hauteurs, tout ça rendait bien dérisoires ces
petits attrapes-touristes qui, en plus, n'avaient rien d'agressifs.
Nous avons été débarqués à
Nyaungswhe puis emmenés à Song of Travel, l'auberge de jeunesse la
plus chère que j'ai payée dans tout ce périple asiatique (14 $
pour un lit en dortoir) mais tellement confortable que je n'ai pas
regretté mes billets pour une nuit, seule sur mon matelas moelleux.
Il était temps de faire une pause. Nous avons lavé nos vêtements, pleins de la poussière ocre des montagnes, dans les douches, le pressing - que l'on paye à la pièce et non au kilo au Myanmar - étant trop cher pour nos petits portefeuilles de backpacker. Nous avons mangé encore des shan noodles, la spécialité de nouilles de la région. Nous avons acheté encore une bouteille de whisky birman et nous sommes rassemblés sur le gigantesque rooftop de notre auberge. D'autres nous ont rejoint. A moitié allongés sur des transats, nous avons fait ce qu'on fait peut-être le mieux quand on voyage mais dont les guides touristiques ne peuvent pas parler : apprendre à nous connaître, nous-mêmes comme tous les autres.