* Au Wat Phra Kaeo *
Bon, Bangkok, on aura eu un peu de mal
à se comprendre toutes les deux, pas vrai ? Je garderai
toujours de toi un souvenir un peu ému parce que tu auras été ma
première étape de voyageuse solo à Birkenstock, mais pour être
honnête, je ne suis pas sûre qu'on soit sur la même longueur
d'onde. Allez, c'est pas toi, c'est moi.
Il faut dire que tu m'as bien eue, au
début. A croire que tu me connaissais déjà. En sortant de
l'aéroport, accompagnée d'Hélène et Adrien, rencontrés pendant
l'escale à Doha et qui passent la journée chez toi, tu m'as
assaillie de ton air chaud, moite, qui m'a immédiatement rappelé mon arrivée à Denpasar, à Bali, il y a presque quatre ans. J'en ai
même versé une petite larme, dis donc. Sauf que cette fois, Nyamuk
ne m'attendait pas à l'aéroport. Donc c'est avec mes deux tout
premiers compagnons de voyage que j'ai rejoin ton centre.
Ensuite, tu m'as réservé un accueil
particulièrement chaleureux à la Tavee Guest House, dans le
quartier de Thewet. Non vraiment. Accueil sympathique, petite cour
ombragée blindée de Français, mais c'est pas grave. Chambre solo
propre, pas chère. Plein de bouteilles de Chang dans le frigo. Je ne
pouvais pas rêver mieux. Je suis vraiment partie enthousiaste, même
si j'avais des à priori avant de te connaître. Je me suis dit qu'il
fallait les laisser de côté, et que toi et moi allions peut-être
avoir une vraie belle relation, finalement.
Je suis partie explorer ton corps et là
aussi, je dois admettre que j'ai été surprise. Juste à côté de
l'auberge, un petit marché couvert m'a donné envie de replonger
dans ces atmosphères moites, frémissantes, inlassablement en
mouvement de ces endroits. Mais nous n'avions pas le temps, nous
voulions prendre un bateau pour aller voir tout de suite ce que tu
avais de plus majestueux. Le bateau nous a fait plonger au cœur de
ta mixité de touristes sac au dos et d'habitants de toujours. Les
uns se bouchant les oreilles au moindre coup de sifflet furieux de
celui, à l'arrière du bateau, qui guide le conducteur à l'approche
d'un ponton, avec un langage codé fait de courts et de longs
sifflements stridents. Les autres, habitués, ne cillant pas. Nous
avons commencé à remonter ton fleuve et là, avec ton vent chaud et
ton large horizon découpé par ces hauts buildings que je ne
visiterai jamais, tu m'as arraché mes premiers vrais sourires. Tu
sais, pas les sourires que tu fais aux autres personnes, sincères,
mais adressés, en réaction à une parole, à un acte, à une
sympathie, non, ce genre de sourire qui monte tout doucement le long
de l’œsophage, les sourires qu'on n'a que pour soi-même. Un pur
moment de liberté.
Nous sommes allés au Wat Phra Kaeo et
au Grand Palais, construit par Rama Ier à partir de 1782, pris
d'assaut par des hordes de touristes chinois se déplaçant au pas de
course derrière un guide qui ne s'arrête pas pour prendre la
parole. Mais ça ne m'a pas dérangée. Nous avons visité ton
temple : une architecture incroyablement fine, de l'or, beaucoup
d'or qui aveugle un peu sous le soleil, du rouge, du bleu. J'en ai
vus, des temples, mais là, j'admets que tu m'as bluffée. Je n'avais
même pas besoin des détails, je me suis laissée porter par ta
beauté, tes gigantesques fresques relatant l'histoire du Ramayana,
un des récits fondateurs de l'hindouisme. Et puis ton Bouddha
d'Emeraude. C'est du jade, en vrai, mais ça n'enlève rien à la
beauté de cet endroit. Je me suis assise discrètement aux côtés
de ceux (peu nombreux) qui faisaient leurs prières devant la statue,
des fleurs à la main, les yeux fermés. A genoux, j'ai moi aussi
fermé les yeux. Un vent tiède coulait sur ma peau et me
rafraîchissait. Autour de moi, des odeurs de jasmin et d'encens
s'entremêlaient. J'aurais voulu rester là tout le reste de ma vie.
Ou en tout cas quelques heures. Je me sentais enfin apaisée, calme,
après toute cette excitation et toutes ces angoisses. Plus tard,
après avoir mangé la meilleure soupe de nouilles du monde sur un
minuscule marché, la visite du Wat Pho et de son bouddha couché de
45 mètres de long et 15 mètres de haut n'a fait que prolonger cet
émerveillement. A la tombée du soir, le site était presque vide,
et le calme régnait autour de la fontaine où nageaient des carpes
koï. Hélène et moi avons décidé de nous offrir un massage de
pied dans l'école de massage qui se trouve dans le temple. Je
n'avais pas dormi depuis deux jours. Je me suis écroulée, mes pieds
dans les mains d'une petite dame qui a bien ri.
* Wat Pho *
* Les carpes koï *
Je me suis couchée, épuisée mais
heureuse.
Et le lendemain, je ne sais pas si
c'était un moyen sadique de me rappeler un peu à la réalité ou
une ruse pour me faire partir le plus vite possible, mais tu ne m'as
pas épargnée, avoue.
J'étais en confiance, il faut dire. Je
suis partie seule pour aller explorer le marché à côté de
l'auberge. En y rentrant, un rat avec une maladie de peau franchement
dégueulasse a détalé à mes pieds. Des odeurs m'ont assaillie. Des
odeurs de... lors de mon premier voyage en Asie, j'avais tellement
aimé les odeurs, surtout celles de Bali, pour lesquelles je n'avais
pas de mots pour les décrire. Là non plus, je n'ai pas eu de mots,
mais ce n'était pas du frangipanier. Un mélange de décomposition
et de crasse. Je me suis focalisée sur la sortie, en face de moi, et
j'ai avancé, déterminée, dans les allées où j'étais finalement
presque seule. J'ai failli trébuché sur un poisson tombé de
l'étal. En sortant, je t'avoue que je me sentais mal. Une fois sur
le bateau, je me suis détendue, j'étais à nouveau en paysage
connu.
Ton marché aux amulettes ne m'a pas
transcendée, soyons clairs. Quelques personnes assises avec, devant
elles, quelques portes bonheur poussiéreux. Je me suis engouffrée
dans une petite rue qui me paraissait plus calme. C'était une
étroite rue résidentielle, et les habitants avaient ouvert leurs
portes. J'ai vu leur quotidien, l'enchevêtrement d'objets cassés,
l'ennui des femmes allongées devant la télé sur un matelas
défoncé. Et moi j'étais là, avec mes Birkenstock et mon appareil
photo, et j'ai pensé que je n'avais rien à faire ici. Le coup
classique de la culpabilité qui nous tombe dessus quand on se sent
un peu voyeur. Je suis allée me réfugier dans le premier temple d'à
côté pour réfléchir un peu. Mais cette fois, assise devant un
tout autre Bouddha, je n'ai pas senti de grande communication entre
nous.
Si ma place n'est pas là, je me suis
dit, si elle n'est pas sur le marché au coin de la rue ni entre les
maisons de cette population abandonnée à deux pas de tes dorures et
de tes fastes, alors je n'ai qu'à faire comme beaucoup et aller me
parquer avec les autres touristes. J'ai donc marché jusqu'à Khao
San Road, déambulant entre des jambes toutes blanches recouvertes de
pantalons thaï, refusant poliment les propositions de tatouage /
tuk-tuk / t-shirt « I love Thaïlande ». Au bout d'une
dizaine de minutes, des étudiants thaïs sont venus m'interviewer et
m'ont demandé ce que je venais chercher sur Khao San Road. J'étais
bien embêtée de la question, je leur ai dit que je ne savais pas.
Un stylo, à la rigueur, vu que j'ai perdu le mien dans l'avion. Ils
ont été un peu déçus.
Alors je suis rentrée directement à
l'auberge, un peu dépitée. J'ai retrouvé Dion, une Canadienne, et
Julien et Romy (pardon si ce n'est pas la bonne orthographe), deux
Belges. La soirée avec eux fut plus agréable que la journée avec
toi. Nous avons discuté, débattu, appris à nous connaître. La
question « Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? »
n'est pas venue tout de suite, elle est venue bien bien bien plus
tard. Sans doute parce que pour l'instant, ce qu'on fait, tous, dans
la vie, c'est de discuter autour d'une table avec des inconnus dont
on se sent pourtant incroyablement proches. Le reste, ce qu'on a
laissé dans l'armoire en Occident, n'existe pas trop pour le moment.
Pour le moment.
A 3h du matin, une Chang à la main,
j'ai parlé à Julien de notre problème relationnel, toi et moi.
L'impression que, où que je sois avec toi, quelque chose n'irait
pas. Ma place ne serait pas là. Julien est là depuis bien plus
longtemps avec Romy. Il m'a dit de ne pas m'inquiéter. Que ce ne
serait pas toujours comme ça. Qu'il faut un temps d'adaptation. Une
relation se construit sur la durée.
Mais ne t'inquiète pas, Bangkok, je ne
suis pas partie avec un souvenir négatif de toi. Car le lendemain,
tu m'as laissée t'observer et découvrir ta complexité. Je l'avais
déjà bien compris, sur la route pour venir de l'aéroport, en
contemplant cette architecture étrange, ces constructions
éclectiques qui semblent s’emboîter dans le moindre espace qui
leur est laissé, sans soucis d'harmonie ou même de praticité. Je
l'ai compris en louant avec mes trois nouveaux compagnons un petit
bateau qui nous a emmenés voir les khlongs,
les canaux inaccessibles autrement. Cette promenade, c'était comme
voir l'envers du décor. En réalité, c'est réellement l'envers du
décor. Les dos des maisons s'alignent sur les pilotis sur lesquels
elles sont construites. Certaines, au bord de l'effondrement,
s'alternent avec des habitats plus cossus. Des hommes pêchent, des
enfants nous font des signe et se marrent quand on leur répond, des
femmes récupèrent des objets dans l'eau avec de longues perches. Et
c'était beau de te voir comme ça. Pas jolie, pas
pittoresque, pas
mignon, mais beau
d'être là avec toi à observer les rouages de ton fonctionnement.
* En sortant des khlongs *
Je ne
te mentirai pas : j'ai été heureuse de te quitter pour partir
à Ayutthaya avec Dion, au bout de seulement trois jours passés
ensemble. Mais ces trois jours m'ont paru durer des semaines,
tellement ta myriades de choses et de sensations m'ont donné
l'impression d'avoir huit yeux.
Je
retiens quand même cette petite blague que tu m'auras faite, la
dernière nuit, comme un dernier pied de nez, en « fermant
China Town » alors que Dion et Anne, encore une autre
Française, avions prévu de s'y faire une ladies' night. Je ne
savais même pas qu'on pouvait fermer China Town. Mais pour le jour
de la naissance du Bouddha, apparemment, si. Mais c'est sans
rancune : on a quand même fait notre ladies' night dans un
restau au bord de l'eau, avec des lampions et un groupe qui faisait
de la chouette musique. Mais vraiment, je le prends comme une blague,
pas un affront.
Allez,
je ne reviendrai pas de si tôt. Mais promis, à mon prochain
passage, je passerai quand même te claquer la bise.