C'était un jour spécial. En tous cas,
je voulais qu'il le soit. Ce n'est pas tous les jours qu'on fête ses
vingt-neuf ans à l'autre bout du monde, dans un pays qui a pas mal
secoué notre vision du monde, avec devant les yeux des paysages
fascinants, rarement croisés auparavant.
J'étais dans la salle du petit
déjeuner de notre hôtel à Hpa-An, une petite ville située en bord
de rivière au sud du Myanmar, tout proche de la frontière avec la
Thaïlande. Bangkok n'était pas si loin. J'avais presque
l'impression d'avoir fait une boucle. Je tenais entre mes mains un
sachet de café en poudre appelé « Birthday ». J'étais
prête à entamer une nouvelle année qui allait me mener,
tranquillement, vers une nouvelle décennie.
Jaime, Ryan et moi étions arrivés la
veille à Hpa An, dont d'autres voyageurs nous avaient longuement
vanté les mérites. Comme d'habitude, nous étions arrivés au
milieu de la nuit. Un chauffeur nous avait dégotté un hôtel dans
lequel nous avions négocié une chambre double où nous pouvions
nous entasser à trois. La routine.
Je voulais absolument me
trouver dans un endroit qui me plaisait pour mon anniversaire. Au
départ, je n'avais pas misé sur le Myanmar : j'avais
rapidement compris que les villes ici étaient assez peu propices à
la fête ou à la détente. Je m'imaginais davantage sur une plage de
sable blanc, comme à Koh Rong, ou avec mes nouveaux amis hippies de
Pai ou de Don Det. Et pourtant, à peine avions-nous commencé à
circuler dans Hpa An que je m'y suis sentie bien. J'étais heureuse
d'avoir quitté la foule oppressante de Mandalay pour me retrouver à
nouveau au bord de la rivière. Les rues de Hpa An étaient beaucoup
plus calmes. Nous y croisions de minuscules cantines où nous
commandions à l'aveugle de nouvelles spécialités de nouilles, les
papilles exaltées. Il y avait un je-ne-sais-quoi de différent dans
cet endroit. Quelque chose qui fit que, dès que j'y posai le pied,
je compris que j'avais trouvé l'endroit parfait pour passer cette
étape importante, d'une année à l'autre.
Le jour de notre arrivée, nous avions
aussi retrouvé Brayden, qui voyageait en compagnie de Lily, une
Néerlandaise qu'il avait rencontrée sur une page Facebook de
voyageurs solo. Le Myanmar peut s'avérer très cher pour des
personnes seules qui ne peuvent pas partager le prix des chambres, et
les dortoirs sont non seulement peu fréquents, mais aussi très
coûteux. Il avait donc pris le parti, pour cette fois-là, de
chercher un travel buddy
avant d'arriver dans le pays. La boucle que lui et moi faisions à
travers le Myanmar se croisait enfin, et nous avions prévu de passer
nos deniers jours dans ce pays ensemble. En le retrouvant, je me
refis la même réflexion : il paraissait plus détendu, plus
lumineux qu'au début du voyage, et sa barbe de quelques jours, ses
cheveux retenus par un improbable bandeau multicolore renforçaient
cette impression.
Ce
sont eux qui m'ont convaincue de les suivre pour l'ascension du Mont
Zwegabin. 3 000 marches, environ une heure, une heure et demie pour
atteindre le sommet sur lequel sont perchés un temple et un
monastère. Je n'ai pas dit oui tout de suite. Il y a quelques années, alors que je vivais en Suède,
je faisais beaucoup de running
sur des routes en béton... jusqu'à me fêler les deux ménisques.
Depuis, mes genoux sont fâchés non seulement avec la course, mais
aussi avec les escaliers. Le fait de grimper 3 000 marches le jour de
mes vingt-neuf ans ne me paraissait pas être l'idée du siècle. Quelque part, je me disais aussi qu'un échec ne serait que la confirmation que, décidément, on n'est plus tout jeune.
Mais
ce matin-là, au petit-déjeuner, tenant mon sachet de « Birthday »
entre les doigts,
je me suis souvenue des montagnes que j'ai escaladées. Je me suis souvenue de l'Arménie et du Mont Kinabalu et
j'en suis venue à la conclusion qu'il fallait, au contraire, que je
monte ces marches. Ce voyage en Asie était, depuis le début, le
symbole d'un passage à autre chose, une autre étape dans ma vie,
une sorte de rituel pour laisser partir l'ancien, accueillir le
nouveau. Même si je suis une grimpeuse très occasionnelle, ces
ascensions ont toujours été porteuses de sens pour moi.
Alors, pour célébrer au mieux ce nouveau cycle, ce nouvel
anniversaire, il fallait grimper.
J'ai
emballé mes genoux dans des bandes élastiques que Ryan m'a prêtées
et nous nous sommes mis en route avec Jaime, Brayden, Lily et Anna,
une Allemande qui partageait leur chambre dans une auberge de
jeunesse plus centrale que notre hôtel à nous. Il était encore
tôt, car nous voulions éviter la chaleur de midi. Et puis, ce fut
la première marche.
* L'ascension des 3 000 marches menant au sommet du mont Zwegabin *
Rapidement,
Lily, Jaime, Brayden et Ryan, un peu plus entraînés que moi, sont
partis devant et je suis restée avec Anna. Son rythme était plus
lent que le mien, nous faisions des pauses fréquentes, mais j'étais
heureuse de prendre ce temps. Je voyais, petit à petit, le décor
s'élever au-dessus de moi. Je ne pensais pas à grand chose d'autre
que cela « une marche après l'autre, et puis l'autre, et ensuite, le sommet ». Lorsque Anna a commencé à se décourager, je me
suis rappelée de cette ascension arménienne. Alors, je lui ai
raconté. Comme j'avais abandonné, près du sommet de la montagne en
Arménie, et à quel point j'avais été en colère. Je lui ai dit
que le mont Kinabalu était une toute autre histoire mais que
pourtant, il ne m'avait fallu que quelques mots d'encouragement de
notre guide pour que j'aille jusqu'au bout. Et surtout, je lui ai dit
que nous avions le temps. L'essentiel, c'était de mettre un pied
devant l'autre. Quel que soit le rythme et le nombre de pauses
nécessaires. En faisant cela, on finit toujours par atteindre le
sommet.
Je me
suis dit que c'était décidément une bonne leçon de vie dont je devrais me souvenir plus souvent. Tous les jours, par exemple. Et pas seulement quand je peux philosopher en escaladant une montagne.
Des
messages étaient gravés dans la pierre de certaines marches.
« No
pain, no gain ».
« Don't
give up ».
« Forget
me ».
« Forget
me »
« Forget
me »
« Forget
me »
Je
n'avais rien à oublier et puis, surtout, je ne crois pas à l'oubli.
Ni à sa possibilité, ni à ses vertus. Nous pouvons toujours
essayer d'effacer certaines choses en surface en les enfonçant dans
notre terreau intérieur, cela reste le meilleur moyen de les ancrer en nous
encore plus profondément. Mais ce message résonnait en moi.
« Forget me », « forget me », « forget
me ». Comme une purge. Un mantra pour laisser quelque chose en moi couler, pour déposer un poids ici, sur ces marches, et ne pas l'emporter plus loin.
Lorsque
nous sommes arrivés en haut des marches, j'étais à peine fatiguée.
Les quatre autres nous attendaient dans une petite cantine en se
promettant de partir ensemble faire un trek au Népal. Curieusement,
je n'avais pas envie de me précipiter dans le temple, posé au
sommet, qui offrait une vue à 360° sur la vallée. Je voulais
prendre mon temps, profiter de chaque marche, aussi symbolique
soit-elle. J'ai mangé mon bol de noodles
avec délectation, j'ai écouté les plans de voyage des autres, j'ai
profité de l'eau fraîche à disposition. Et puis, nous sommes allés
voir le temple.
Une
gigantesque stupa dorée
était posée au sommet de la montagne et, tout autour, nous pouvions
circuler sur des dalles de pierre chauffées par le soleil. Il y
avait l'odeur de l'encens et le bruit cristallin des petites cloches
que le vent faisait tinter. Cette ambiance si apaisante valait mille
fois plus que tous les bars dans lesquels j'avais fêté mes
précédents anniversaires. Nous voyions, à perte de vue, d'autres
montagnes sur lesquelles scintillaient d'autres temples dorés. Nous
étions au-dessus des nuages et mon esprit y était aussi.
* Là-haut sur la montagne *
Lorsque
nous sommes redescendus, mes genoux étaient extrêmement douloureux
et tout mon corps était raidi, mais je me sentais légère. Nous
avons continué à déambuler dans Hpa-An, l'après-midi, mais cette
fois, Ryan m'avait acheté des guirlandes de Noël pour me faire un
vêtement d'anniversaire. Tout le reste de la journée, j'ai porté
mes nouveaux ornements magiques avec une superbe couronne que Jaime
avait trouvée. Partout où j'allais, les enfants riaient – et
lorsque l'on expliquait ce qu'il se passait, je recevais des
chansons d'anniversaire dans toutes les langues.
J'ai
gardé mes guirlandes même lorsque nous sommes allés voir la
bat
cave : tous les soirs, au
moment du coucher du soleil, un demi million de chauve-souris
s'envolent d'une des grotte pour aller chasser. Au même moment, les
aigles viennent pour attaquer ce flot continu de proies et s'offrir
un dîner. Un peu avant 17h, nous étions donc installés sur un
rocher, à distance de la grotte. Peu de temps après nous, des
rapaces sont arrivés, tournoyant calmement dans le ciel, annonçant
le spectacle imminent. Et soudain, un long ruban noir s'est défilé
depuis l'un des trous de la montagnes. En bruit de fond, le
claquement des ailes de ces centaines de milliers de mammifères
venait froisser le silence du crépuscule. Je pensais les voir sortir
en un nuage bourdonnant, le temps de quelques minutes. Mais non. Les
chauve-souris volaient en une file et se séparaient, à distance de
la montagne, en petits groupes qui partaient dans des direction
différentes. Au total, ce long défilé dura environ vingt minutes.
De temps à autre, les aigles piquaient, traversaient le flot pour attraper leur repas. Tout semblait organisé, calculé à la
minute près. Au bout de vingt minutes, le silence est retombé. Les
chauve-souris étaient toutes sorties et chassaient dans différents
endroits. Les aigles étaient partis digérer.
* File indienne de chauve-souris sur soleil couchant *
Je me
souviendrai toujours du coucher de soleil qui accompagna notre
tuk-tuk nous ramenant dans le centre-ville de Hpa An, ce soir-là. Je
n'avais encore jamais vu un ciel aussi doré. Tout, dans ce pays,
semblait doré. Le ciel, les nuages, les statues, le cœur des
personnes qui m'entouraient, et ma tête, petit à petit, se dorait
elle aussi. Le soir, nous nous sommes installés dans un petit
restaurant qui ne payait pas de mine – comme tous les autres –
mais que nous avions choisi parce qu'il était le seul à proposer
des bières à la pression. Il y avait Brayden, Jaime, Ryan, Lily et
Anna. Je ne les oublierai jamais.
Nous
nous sommes mis en marche vers l'hôtel. En cours de route, une
voiture s'est arrêtée pour nous proposer de nous ramener. Il
s'agissait d'un couple. Ils n'allaient même pas vraiment dans notre
direction mais ont insisté pour nous y déposer.
De
cette journée, de mon passage à mes vingt-neuf ans, me restera la
sensation d'un gigantesque sourire gravé au milieu de ma poitrine, et l'image de visages aussi étincelants que les murs des stupas.