Je n’avais plus envie d’écrire. Ou plutôt, je ne trouvais
pas le temps d’écrire. A la fin de l’été, alors que la date de mon retour en
France devenait une évidence, alors qu’elle avait été validée et que je
comptais les semaines jusqu’à ce qu’elle arrive, le temps m’a échappé. Il s’est
mis comme en travers de mon chemin, comme deux gros phares de voiture que je
regardais tétanisée au milieu de la route. Un truc tout à la fois inévitable,
fascinant et terriblement effrayant. La fin d’une histoire me tombait sur la
gueule et j’étais incapable de trouver les mots ou de réagir pour raconter
cette fin. Et je dois l’avouer : je n’ai jamais, jamais été capable de
terminer une histoire.
Durant cette période, je prenais chaque jour le bus de
Ringhornegränden au Sodertull Vardcentral en pensant avec nostalgie qu’il
s’agissait d’un de mes derniers trajets. J’accrochais mes yeux à toutes les
briques de Botulfplatsen et je passais mon temps à vouloir goûter chaque
dernières secondes passées à tel ou tel endroit. Sauf que ces dernières
secondes ont duré trois mois et que je n’ai fait qu’attendre avec frayeur et en
silence qu’arrive la dernière pendant tout ce temps.
Pourtant, j’avais des choses à raconter. Un long texte sur
mes histoires avec l’Histoire m’a longtemps trotté dans la tête. Il m’est venu
alors que je visitais le château de Kronborg– prétendument le château de Hamlet
– à Helsingor au Danemark avec mes parents. Ce château est célèbre pour sa
position stratégique sur l’Oresund – l’étroit bras de mer qui sépare la Suède
du Danemark. Il a été le tableau de nombreuses batailles qui ont façonnée l’histoire de l’Europe du Nord, car qui
contrôlait l’Oreseund contrôlait l’entrée sur la mer baltique, et tout ce
qu’elle permettait en terme de commerce.
L’atmosphère du site aujourd’hui est particulière, les
Danois n’ayant peut-être pas autant à cœur de créer une sorte d’atmosphère
historique reconstituée– qui vire parfois au kitsch – dans leurs
vestiges : ici, pas de fausses tavernes pour recréer un faux Moyen Age.
Les cafés modernes et les boutiques de petits créateurs ont leur place autour
des douves du château. Mais si les installations interactives disséminées dans
les appartements vides en pierre de cet édifice du XVIème siècle ne m’ont pas
particulièrement émue, la gigantesque salle de bal avec ses tentures sombres,
et plus encore les longues galeries creusées sous le château pour y mettre
l’armée en cas d’attaque, ont, elles, beaucoup titillé mon imagination. Je me
suis souvenue comme je visitais passionnément les châteaux de la Loire avec mes
parents quand j’étais enfant, et comme je m’inventais des histoires formidables
dont j’étais l’héroïne en traversant ces pièces qui me propulsaient directement
dans d’autres existences. Et ca, ca faisait bien longtemps que je ne l’avais pas
fait.
La semaine suivante, je suis allée visiter un village viking
avec Laure, à quelques kilomètres de Malmö. Ici, des gens s’emploient à
reconstituer la vie telle qu’elle était vécue à l’époque des vikings. Nous y
avons rencontré Pär, viking professionnel depuis vingt ans. Pär nous a raconté
les légendes d’Odin, de Thor, de Fray et de Loki, les dieux vikings. Il nous a
expliqué comment les vikings ont accepté les nouveaux dieux sans pour autant
renier les anciens - tout du moins dans « son » village. Mais il nous
a surtout parlé de sa vie de viking au XXIème siècle. Comme beaucoup d’autres,
Pär habite la plupart du temps dans des villages vikings reconstitués et vit
selon les codes de l’époque. Certains le font comme un hobby, quelques semaines
par an. Ce jour-là, par exemple, un Allemand était arrivé pour passer
quelques jours dans ce village précis. Dans sa vie viking, il était boulanger,
et le pain qu’il faisait était merveilleux.
Mais pour Pär, être un viking est un travail à temps plein.
Il participe parfois à des tournois, et exhibe ses tatouages eux aussi faits à
l’ancienne, avec une aiguille que l’on plante sous la peau point par point pour
créer de gigantesques motifs.
Pär, quelque part, vit la vie dont je rêvais étant
petite. Ma plus grande frustration alors
était de ne pas pouvoir totalement vivre les histoires que j’inventais. Même si
je pouvais rester des heures entières seule avec elles à l’intérieur de ma
tête, ne voyant même plus le monde autour de moi, toujours la réalité trouvait le
moyen de s’infiltrer et de tout détruire. Pär, lui, avait réussi à faire vivre
son imaginaire dans le réel (sans pour autant être fou).
Toutes ces histoires avec l’Histoire me restaient donc en
tête, et j’ai finalement conclu ce long texte que je n’ai pas écrit quelques
semaines plus tard, en Italie. Je suis partie pour mon travail passer quelques
jours à OZU, une ancienne fabrique de bonbons transformée en centre culturel et
lieu de résidence pour artistes à Monteleone Sabino, un petit village perdu au
milieu des montagnes Sabines. L’endroit était magnifique, et l’équipe qui
gérait le lieu nous a accueillis comme des rois et des reines. Chaque jour, on
nous servait des plats cuisinés avec des ingrédients qu’ils produisaient
eux-mêmes. J’ai encore dans la bouche le goût des bruschetta aux truffes qu’une
jeune fille du village avait trouvées le matin en promenant son chien dans la
forêt. Cette semaine ne fut qu’une succession d’enchantements, de la soirée
passée à apprendre à faire des pâtes fraiches avec les mamma du village, à la dégustation d’huile d’olive, jusqu’à la
baignade dans un lac artificiel au cœur des montagnes. Dans ce lac, aucune des
personnes vivant dans le coin ne vient s’y baigner. Il a été crée par
Mussolini, qui voulait construire un barrage à cet endroit, et a pour cela fait
inonder la vallée et les villages qui s’y trouvaient. Au fond de ce lac, il y a
encore des maisons, des églises, et la mémoire de ceux qui y habitaient :
trop de mauvais souvenirs qui font fuir ceux qui vivent dans la région. Et
c’est ainsi partout : chaque pierre, chaque rue, chaque champ renferme une
histoire, exhale un parfum qui mêle tout à la fois le passé et la légende.
En déambulant dans ces paysages chargés d’images et
d’imaginaire, je me suis à nouveau prêtée au jeu auquel je jouais étant petite.
Les habitudes sont revenues. Et cette même semaine – coïncidence ou clin d’œil
du destin ? – lors d’un atelier, on nous a demandé d‘écrire ce que nous
voulions faire quand nous étions enfant, et ce dans quoi nous aimerions
investir plus de temps aujourd’hui. Ma réponse fut la même aux deux
questions : raconter des histoires.
Et pourtant, ce long texte plein d’histoires auquel j’ai
pensé pendant trois mois, je ne l’ai pas écrit. Je n’ai pas commencé d’autres
histoires non plus. Je suis restée dans un entre-deux et j’ai lentement laissé
se consumer fin 2013. Et puis, le mercredi 18 décembre, j’ai fermé la porte de
mon appartement à Lund. Et l’émotion n’a pas été aussi violente que celle que
j’avais imaginée. J’ai tourné la clef et mis un point final à un an et demi de
vie à Lund. Je suis montée dans la voiture où Nyamuk m’attendait et voilà.
Comme ca, nous avons quitté la Suède. La fin que je redoutais tant est arrivée
et je crois que je vais pouvoir à nouveau écrire. A commencer par ce texte que
je n’ai pas écrit.