vendredi 20 mai 2016

13.01.2016 : Traverser les champs d'exécution khmers de Choeung Ek pour rejoindre le monde des vivants.



En 1979, peu de temps après la chute du régime totalitaire des Khmers Rouges au Cambodge, un paysan de Choeung Ek, village situé à une quinzaine de kilomètres de Phnom Penh, se disait qu'il y avait quelque chose d'étrange du côté de l'ancien cimetière chinois qui se trouvait là. En explorant le terrain, il découvrit un arbre dans lequel étaient incrustés des cheveux et des bouts de cervelle, ainsi qu'une fosse commune remplie de corps humains. Le pauvre homme venait de tomber sur l'un des champs d'exécution de la dictature de Pol Pot, qui avait massacré environ un million et demi de Cambodgiens - soit 20 % de la population - pendant les quatre ans que le parti du Kampuchéa Démocratique fut au pouvoir. A Choeung Ek, environ 17 000 personnes ont été exécutées.

Aujourd'hui, ce site abrite un mémorial qui rappelle rapidement comment les Khmers Rouges ont marché sur la capitale du Cambodge le 17 avril 1975 avant d'instaurer un régime totalitaire, sanglant, dont l'idéologie définissait notamment les paysans comme une "race pure". Suivant cette logique, tous les Cambodgiens étaient sommés de travailler la terre, et le pays fut réorganisé en communautés villageoises forcées d'accueillir les citadins qu'on expulsait des villes. Pour vivre en autarcie, le gouvernement instaura des quotas de production agricoles intenables qui mena la population à la mort, par le travail forcé, la famine, la maladie. Intellectuels, opposants réels ou présumés étaient directement emmenés dans des lieux comme Choeung Ek et exécutés.

L'essentiel de la visite du mémorial tourne donc autour du fonctionnement du camp d'exécution. Les cabanes en bois dans lesquelles les prisonniers qui avaient été acheminés ici étaient parqués en attendant la mort. Les hauts parleurs diffusant de la musique en continu pour recouvrir les cris des victimes, afin que les habitants alentours ne sachent pas ce qui se passait dans l'ancien cimetière chinois. Les exécutions, pour lesquelles les bourreaux n'avaient pas le droit d'utiliser des armes à feux, qui ont l'inconvénient de faire du bruit, d'attirer l'attention, et qui étaient donc pratiquées avec toutes sortes d'outils dont l'énumération vous plonge un peu plus loin dans l'horreur. Les fosses communes, dans lesquelles nous sommes cordialement invités à ne pas marcher, et qui, bien qu'elles aient été vidées de leurs ossements anonymes, recrachent régulièrement des morceaux de fémur ou de tibia, au fur et à mesure que la terre s'érode. Les témoignages des rescapés du régime, ou de leurs enfants, susurrés dans l'audiophone. Cet arbre, sur lequel les bourreaux écrasaient la tête des enfants qu'ils tenaient par les pieds, et qui est aujourd'hui recouvert de rubans et de bracelets multicolores déposés en hommage par les visiteurs du site. Et puis, à la fin de la visite, la stupa, mausolée bouddhiste qui prend ici la forme d'une tour abritant tous les crânes retrouvés dans les fosses communes, classés avec des gommettes de couleur par âge, par sexe, et par la manière dont ils ont trouvé la mort. Etrange irruption de la science au moment d'atteindre le summum de l'émotion et de l'horreur au cours de cette visite qui hante, qui hante un long moment.

Encore aujourd'hui, à l'évocation du champ d'exécution de Choeung Ek, j'ai des larmes qui poussent derrière ma glotte, mais qui ne sortent pas. L'horreur absolue n'entraîne pas les larmes ; elle impose l'effroi, le silence. Et pourtant, c'est bien de ce silence là qu'il faut sortir pour vivre, pour reconstruire.

Et puis, il y avait autre chose.

J'ai vu quelques personnes pleurer à la fin de la visite. Moi, je n'ai pas pleuré, mais j'avais l'impression que j'étais censée pleurer. J'étais surtout en colère, et puis j'avais envie de vomir. Et je voulais aussi m'enfoncer dans le silence. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ma famille, et je me trouvais presque un peu ridicule à « comparer », en quelques sortes, le malheur du peuple khmer à celui dont je viens, le malheur du génocide arménien. Mais je ne pouvais pas m'en empêcher.

Ca fait presque dix ans que je suis en psychanalyse, aujourd'hui. Un travail qui m'a toujours beaucoup apporté, que je continue pour le soutien que ça m'apporte, pour la richesse des enseignements, pour l'exercice intellectuel, pour répondre à des questions, pour le « shoot de narcissisme » (il paraît que Woody Allen disait ça). Et évidemment, la question de l'héritage du génocide arménien transmis de génération en génération s'est posée. Et m'a parfois plongée dans des moments lourds de tristesse, d'angoisses, d'horreur.

Quand je suis tombée sur les travaux de Janine Altounian, chercheuse et notamment traductrice des œuvres de Freud, et d'origine arménienne, ses mots, ses phrases parfois un peu compliquées, ont dénoué des choses en moi par leur mystère. La vérité – cette vérité – n'est jamais simple à dire, alors cette écriture précise, studieuse, mais empreinte de son expérience personnelle m'a soutenue tout en m'aidant à mettre certaines choses à distance. M'a fait comprendre que je n'étais pas folle de ressentir ou de penser certaines choses. Que je pouvais en parler.

Je ne sais pas s'il y a un « club » des victimes et des descendants des crimes de masse, mais après tout, peut-être devrait-il y en avoir un. Dans « La Survivance », Janine Altounian écrit sur les répercussions des génocides sur le psychisme. Des génocides en général. Elle pense, elle, que ces effets sont les mêmes pour toutes les familles qui ont fait face à « un projet exterminateur tout à fait permis, puisque sanctionné par sa réalisation effective » (p.48)

Au mémorial de Choeung Ek, j'avais envie de pleurer pour les miens. Et les miens, c'était aussi ces crânes empilés dans la stupa, ces os au fonds des fosses communes qui prenaient symboliquement la place de celles sur lesquelles je n'ai jamais pu me recueillir. Mais ça, je ne pouvais l'expliquer à personne. Qu'est-ce que j'aurais pu dire ?

Un autre passage de « La Survivance » m'est revenu :

« Les survivants à une violence meurtrière de masse survivent ainsi à une expérience traumatique double, puisque survivre à l'entreprise du bourreau ne soustrait pas pour autant à l'emprise muette et permanente de la passivité des tiers. Ils ont échappé en effet à la mort mais non à l'invalidation en eux de l'être parlant, car ils entendirent le silence létal d'un monde qui laissa commettre, voire avalisa le crime (…). S'il leur faut, avant tout, s'accommoder de cette survie physique qu'ils ne doivent en somme qu'au hasard, se maintenir chez les vivants (...), ils ont encore à affronter le désintérêt compréhensible et néanmoins dévastateur des citoyens de la normalité, de ces non-exterminables bardés d'une indifférence devenue désormais, pour eux, la seule figure de l'altérité. Leur conscience de soi se voit paralysée par la dérision des mots creux, des valeurs frelatées, des institutions fallacieuses de ceux qui ignorèrent et ne peuvent que méconnaître le réel terrifiant qu'ils viennent de traverser. Aussi, le désastre qui s'abat sur les hommes et les représentations donnant sens à leur vie pulvérise-t-il également, chez les rescapés et leurs descendants, le champ du discours et le tissu des liens avec les autres (...). » (p.33)

Je ne pouvais pas parler, parce que je me souvenais combien je m'étais si souvent sentie « l'exter-minable » parmi les « non exter-minables ». Différente. Et il n'y a pas de mots, on en tout cas, pas encore pour moi, pour faire comprendre ça. Mais pour essayer, au moins, d'en parler, je crois avoir toujours vécu avec l'idée qu'un ou plusieurs tarés pourraient à tout moment venir me planter un couteau dans le ventre sans aucune raison. Quand on grandit avec cette peur là, cette peur viscérale que l'autre, quel qu'il soit, peut nous vouloir du mal, c'est compliqué de s'ouvrir au monde. De communiquer, de faire confiance. D'avoir des relations qui ne soient pas angoissantes. Chaque pas vers l'autre devient un combat. 

Je suis partie pour lui foutre un bon gros coup de poing, à ma peur, pour chercher un antidote dans la beauté du monde, dans la beauté du voyage, dans la beauté de la découverte de cet autre que j'ai si souvent craint. Mais je ne m'attendais pas à être confrontée à ma peur la plus ancestrale au Cambodge. Et puis voilà : j'ai vu les crânes, j'ai vu les os, je me suis – enfin – recueillie – et moi, j'étais bien vivante. Je n'étais pas dans la stupa et j'étais même loin d'y être. J'ai repensé à une des motivations de mon voyage. Faire cadeau à mes ancêtres de la vie – d'une vie sans peur, au plaisir gratuit, une vie de laquelle on ne fuit plus, de la vie qu'ils voulaient pour leurs descendants.

Check les vieux : c'est ce que je vous ai offert ce jour-là et maintenant, je vais continuer à avancer. C'était mon dernier jour au Cambodge avant de partir au Myanmar. Le soir, à l'auberge, nous avons parlé une bonne partie de la nuit de nos familles, de nos angoisses, de nos difficultés avec la vie. Et on l'a putain de célébré, cette vie. Je n'étais plus si différente, ni si minable que ça. J'avais rejoint le monde des vivants.