En 1979, peu de temps après la chute
du régime totalitaire des Khmers Rouges au Cambodge, un paysan de
Choeung Ek, village situé à une quinzaine de kilomètres de Phnom
Penh, se disait qu'il y avait quelque chose d'étrange du côté de
l'ancien cimetière chinois qui se trouvait là. En explorant le
terrain, il découvrit un arbre dans lequel étaient incrustés des
cheveux et des bouts de cervelle, ainsi qu'une fosse commune remplie
de corps humains. Le pauvre homme venait de tomber sur l'un des
champs d'exécution de la dictature de Pol Pot, qui avait massacré
environ un million et demi de Cambodgiens - soit 20 % de la
population - pendant les quatre ans que le parti du Kampuchéa
Démocratique fut au pouvoir. A Choeung Ek, environ 17 000 personnes
ont été exécutées.
Aujourd'hui, ce site abrite un mémorial
qui rappelle rapidement comment les Khmers Rouges ont marché sur la
capitale du Cambodge le 17 avril 1975 avant d'instaurer un régime
totalitaire, sanglant, dont l'idéologie définissait notamment les
paysans comme une "race pure". Suivant cette logique, tous
les Cambodgiens étaient sommés de travailler la terre, et le pays
fut réorganisé en communautés villageoises forcées d'accueillir
les citadins qu'on expulsait des villes. Pour vivre en autarcie, le
gouvernement instaura des quotas de production agricoles intenables
qui mena la population à la mort, par le travail forcé, la famine,
la maladie. Intellectuels, opposants réels ou présumés étaient
directement emmenés dans des lieux comme Choeung Ek et exécutés.
L'essentiel de la visite du mémorial
tourne donc autour du fonctionnement du camp d'exécution. Les
cabanes en bois dans lesquelles les prisonniers qui avaient été
acheminés ici étaient parqués en attendant la mort. Les hauts
parleurs diffusant de la musique en continu pour recouvrir les cris
des victimes, afin que les habitants alentours ne sachent pas ce qui
se passait dans l'ancien cimetière chinois. Les exécutions, pour
lesquelles les bourreaux n'avaient pas le droit d'utiliser des armes
à feux, qui ont l'inconvénient de faire du bruit, d'attirer
l'attention, et qui étaient donc pratiquées avec toutes sortes
d'outils dont l'énumération vous plonge un peu plus loin dans
l'horreur. Les fosses communes, dans lesquelles nous sommes
cordialement invités à ne pas marcher, et qui, bien qu'elles aient
été vidées de leurs ossements anonymes, recrachent régulièrement
des morceaux de fémur ou de tibia, au fur et à mesure que la terre
s'érode. Les témoignages des rescapés du régime, ou de leurs
enfants, susurrés dans l'audiophone. Cet arbre, sur lequel les
bourreaux écrasaient la tête des enfants qu'ils tenaient par les
pieds, et qui est aujourd'hui recouvert de rubans et de bracelets
multicolores déposés en hommage par les visiteurs du site. Et puis,
à la fin de la visite, la stupa, mausolée bouddhiste qui
prend ici la forme d'une tour abritant tous les crânes retrouvés
dans les fosses communes, classés avec des gommettes de couleur par
âge, par sexe, et par la manière dont ils ont trouvé la mort.
Etrange irruption de la science au moment d'atteindre le summum de
l'émotion et de l'horreur au cours de cette visite qui hante, qui
hante un long moment.
Encore aujourd'hui, à l'évocation du
champ d'exécution de Choeung Ek, j'ai des larmes qui poussent
derrière ma glotte, mais qui ne sortent pas. L'horreur absolue
n'entraîne pas les larmes ; elle impose l'effroi, le silence. Et
pourtant, c'est bien de ce silence là qu'il faut sortir pour vivre,
pour reconstruire.
Et puis, il y avait autre chose.
J'ai vu quelques personnes pleurer à
la fin de la visite. Moi, je n'ai pas pleuré, mais j'avais
l'impression que j'étais censée pleurer.
J'étais surtout en colère, et puis j'avais envie de vomir.
Et je voulais aussi m'enfoncer dans le silence. Je ne pouvais
m'empêcher de penser à ma famille, et je me trouvais presque un peu
ridicule à « comparer », en quelques sortes, le malheur
du peuple khmer à celui dont je viens, le malheur du génocide
arménien. Mais je ne pouvais pas m'en empêcher.
Ca fait presque dix ans que je suis en
psychanalyse, aujourd'hui. Un travail qui m'a toujours beaucoup
apporté, que je continue pour le soutien que ça m'apporte, pour la
richesse des enseignements, pour l'exercice intellectuel, pour
répondre à des questions, pour le « shoot de narcissisme »
(il paraît que Woody Allen disait ça). Et évidemment, la question
de l'héritage du génocide arménien transmis de génération en
génération s'est posée. Et m'a parfois plongée dans des moments
lourds de tristesse, d'angoisses, d'horreur.
Quand je suis tombée sur les travaux
de Janine Altounian, chercheuse et notamment traductrice des œuvres
de Freud, et d'origine arménienne, ses mots, ses phrases parfois un
peu compliquées, ont dénoué des choses en moi par leur mystère.
La vérité – cette vérité – n'est jamais simple à dire, alors
cette écriture précise, studieuse, mais empreinte de son expérience
personnelle m'a soutenue tout en m'aidant à mettre certaines choses
à distance. M'a fait comprendre que je n'étais pas folle de
ressentir ou de penser certaines choses. Que je pouvais en parler.
Je ne sais pas s'il y a un « club »
des victimes et des descendants des crimes de masse, mais après
tout, peut-être devrait-il y en avoir un. Dans « La
Survivance », Janine Altounian écrit sur les répercussions
des génocides sur le psychisme. Des génocides en général. Elle
pense, elle, que ces effets sont les mêmes pour toutes les familles
qui ont fait face à « un projet exterminateur tout à fait
permis, puisque sanctionné par sa réalisation effective »
(p.48)
Au mémorial de Choeung Ek, j'avais
envie de pleurer pour les miens. Et les miens, c'était aussi ces
crânes empilés dans la stupa, ces os au fonds des fosses
communes qui prenaient symboliquement la place de celles sur
lesquelles je n'ai jamais pu me recueillir. Mais ça, je ne pouvais
l'expliquer à personne. Qu'est-ce que j'aurais pu dire ?
Un autre passage de « La
Survivance » m'est revenu :
« Les
survivants à une violence meurtrière de masse survivent ainsi à
une expérience traumatique double, puisque survivre à l'entreprise
du bourreau ne soustrait pas pour autant à l'emprise muette et
permanente de la passivité des tiers. Ils ont échappé en effet à
la mort mais non à l'invalidation en eux de l'être parlant, car ils
entendirent le silence létal d'un monde qui laissa commettre, voire
avalisa le crime (…). S'il leur faut, avant tout, s'accommoder de
cette survie physique qu'ils ne doivent en somme qu'au hasard, se
maintenir chez les vivants (...), ils ont encore à affronter le
désintérêt compréhensible et néanmoins dévastateur des citoyens
de la normalité, de ces non-exterminables bardés d'une indifférence
devenue désormais, pour eux, la seule figure de l'altérité. Leur
conscience de soi se voit paralysée par la dérision des mots creux,
des valeurs frelatées, des institutions fallacieuses de ceux qui
ignorèrent et ne peuvent que méconnaître le réel terrifiant
qu'ils viennent de traverser. Aussi, le désastre qui s'abat sur les
hommes et les représentations donnant sens à leur vie
pulvérise-t-il également, chez les rescapés et leurs descendants,
le champ du discours et le tissu des liens avec les autres (...). » (p.33)
Je ne pouvais pas parler, parce que je
me souvenais combien je m'étais si souvent sentie
« l'exter-minable » parmi les « non
exter-minables ». Différente. Et il n'y a pas de mots, on en
tout cas, pas encore pour moi, pour faire comprendre ça. Mais pour
essayer, au moins, d'en parler, je crois avoir toujours vécu avec
l'idée qu'un ou plusieurs tarés pourraient à tout moment venir me
planter un couteau dans le ventre sans aucune raison. Quand on
grandit avec cette peur là, cette peur viscérale que l'autre, quel
qu'il soit, peut nous vouloir du mal, c'est compliqué de s'ouvrir au
monde. De communiquer, de faire confiance. D'avoir des relations qui
ne soient pas angoissantes. Chaque pas vers l'autre devient un combat.
Je suis partie pour lui foutre un bon
gros coup de poing, à ma peur, pour chercher un antidote dans la
beauté du monde, dans la beauté du voyage, dans la beauté de la
découverte de cet autre que j'ai si souvent craint. Mais je ne
m'attendais pas à être confrontée à ma peur la plus ancestrale au
Cambodge. Et puis voilà : j'ai vu les crânes, j'ai vu les os,
je me suis – enfin – recueillie – et moi, j'étais bien
vivante. Je n'étais pas dans la stupa
et j'étais même loin d'y être. J'ai
repensé à une des motivations de mon voyage. Faire cadeau à mes
ancêtres de la vie – d'une vie sans peur, au plaisir gratuit, une
vie de laquelle on ne fuit plus, de la vie qu'ils voulaient pour
leurs descendants.
Check les vieux : c'est ce que je
vous ai offert ce jour-là et maintenant, je vais continuer à
avancer. C'était mon dernier jour au Cambodge avant de partir au
Myanmar. Le soir, à l'auberge, nous avons parlé une bonne partie de
la nuit de nos familles, de nos angoisses, de nos difficultés avec
la vie. Et on l'a putain de célébré, cette vie. Je n'étais plus
si différente, ni si minable que ça. J'avais rejoint le monde des
vivants.