samedi 19 janvier 2013

19.01.2013 : Un petit conte lapon.




Nous sommes partis de Stockholm un samedi midi. Nos sacs, lourds comme des enclumes, étaient posés en tas sur le trottoir et ressemblaient à un mur de protection contre le froid et l’extrême vers lequel nous avions l’impression d’aller. Mais avant d’arriver, il y avait le voyage, les longues heures à contempler la route qui devait nous emmener toujours plus au nord, vers le noir, l’inconnu, vers un pays dont le seul nom excitait notre imagination, sans pour autant parvenir à nous mettre en tête des images précises de ce que nous allions trouver, là-bas, en Laponie.

J’ai souvent eu envie de partir, de m’exiler, de m’éloigner. Ces pays froids, lointains, dans lesquels  personne ne songerait à s’installer si elle n’y est pas née, m’ont toujours semblé le symbole parfait de ce mouvement, de cette échappée. J’imaginais la Laponie comme recouverte d’un couvercle noir pour se cacher du monde. Je n’en étais pas loin, mais ce n’était pas non plus tout à fait ça.

Nous avons roulé pendant plus de vingt heures, dans un infatigable bus qui avalait les kilomètres avec détermination, sans se soucier des rennes qui nous barraient la route, ou de la couche de neige qui s’entassait sur le bas côté, toujours plus épaisse, toujours plus haute, grignotant le ciel qui s’assombrissait à mesure que nous approchions.

Et puis, nous sommes arrivés.

J’ai ouvert les rideaux à huit heures du matin, mais la lumière du jour n’avait pas réussi à nous suivre jusqu’ici. Nous traversions une ville fantôme engourdie par le froid, dans laquelle les maisons ressemblaient à des brasiers qui brulaient faiblement sous la neige écrasante. Elles étaient des refuges, des visages accueillants qui nous donnaient envie de nous y pelotonner avant même d’être sorti du bus. Nous étions à Kiruna, une ville bâtie au début du XXème siècle pour exploiter le fer dont la montagne qui s’élève au dessus des habitations déborde encore aujourd’hui. Nous étions à la première étape de notre voyage.


 * La première maison construire à Kiruna, dans laquelle vécut pour un temps Hjalmar Lundbohm, 
le fondateur de la ville.*

Kiruna ne se décrit pas. Elle ne ressemble pas à une ville habituelle tant toute son existence dépend entièrement de la mine. Son organisation, sa forme se meut pour s’adapter constamment aux besoins de la compagnie qui creuse le cœur de la montagne. On peut encore y voir les premières maisons en bois imaginées par Hjalmar Lundbohm, considéré comme le fondateur de Kiruna, qui a voulu attirer ici des hommes et des femmes pour travailler dans la mine. Les convaincre de partir aussi loin, aussi haut. L’une des premières maisons devait abriter des étudiants au dernier étage et une famille au premier, pour qu’ils s’entraident. Mais la construction de cet idéal social était trop coûteuse, et il a fallu revenir à des habitations plus modestes, plus réalistes. Plus tard, on s’est rendu compte que l’exploitation de la mine fragilisait le sol au point de menacer les bâtiments de s’effondrer les uns après les autres. Alors, ce sont des immeubles de quelques étages qui ont été construits, destinés à n’être habités que pour une dizaine d’années, pas plus. Aujourd’hui, ces constructions ont largement dépassé leur date de péremption. La solution trouvée est donc simple : il faut déplacer la ville. Depuis 2009, les autorités locales sélectionnent les bâtiments qui seront transportés un peu plus loin, et ceux qui seront condamnés. L’église en bois, chère à Hjalmar parce qu’il avait exigé d’elle qu’elle soit ouverte à toutes les religions, sera sauvée. Elle a été construite en s’inspirant des habitations des Sami, le peuple nomade qui vit depuis toujours en Laponie en élevant des troupeaux de rennes. Il n’y a pas d’ornement dans cet édifice religieux, si ce n’est une petite croix dorée qu’il a fallut rajouter pour qu’il soit considéré en effet comme une église.

Celle là, donc, sera préservée. Le sort de l’hôtel de ville, lui, n’est pas encore décidé. Ce bâtiment massif surmontée d’une haute horloge en fer a été élu le plus bel établissement public de Suède. Mais son déplacement coûte cher : les intérêts financiers exigent donc qu’il reste là où il est, mais son statut protégé ne rend pas les autorités locales seules décisionnaires. La question, pour l’instant, n’a pas été tranchée. On fait, en revanche, moins de cas des familles qui vivent encore dans leurs maisons en bois et qui devront déménager dans des logements certes plus modernes… mais aussi plus chers.


 * L'hôtel de ville, élu l'établissement public le plus beau de Suède.*

Cette histoire, seul réel intérêt d’un arrêt à Kiruna, rend la ville lourde, silencieuse. Une condamnée au visage fermé dont le regard glacial marque une protestation sans mot. La mine décide. Sans elle, Kiruna n’est plus. C’est ainsi.

Mais nous ne nous sommes pas éternisés à Kiruna. Nous n’étions pas là pour la ville, nous étions là pour les étendues sauvages, la neige à perte de vue qui contraste avec le noir du ciel. A peine arrivés, nous sommes donc partis en expédition. L’un derrière l’autre sur une moto des neiges, nous avons découvert le paysage lapon, un paysage en noir et blanc qui renforce son aspect hors du temps. A mi-parcours, nous avons délaissé la moto pour monter sur un traineau tiré par des chiens. Le soleil, qui avait à peine pointé son nez au-dessus de l’horizon, disparaissait déjà. Et le silence était presque total. Il n’y avait que le glissement du traineau sur la neige, le halètement des chiens, et les rares interjections du musher qui dirigeait la meute dans notre dos. Nous pensions que cette expérience serait la plus forte de la semaine, mais le voyage était trop court, peut-être trop organisé aussi, pour que nous puissions réellement nous laisser submerger par les paysages qui nous entouraient. Pour ça, il fallait attendre Abisko.

Les distances en Laponie sont trompeuses. C’est tout un pays que l’on traverse pour aller d’un point à un autre, et il fallait passer encore d’autres heures dans le bus pour atteindre le parc national d’Abisko. Alors, sur la route, nous nous sommes d’abord arrêtés à l’Ice Hotel, cet hôtel de glace reconstruit tous les ans avec l’aide de dizaines d’artistes toujours différents, qui sculptent chacun une chambre unique. Nous les avons visitées une par une, le temps d’en apprécier la beauté, mais aussi de nous convaincre que nous ne voulions pas y rester. L’idée de l’Ice Hotel est venue suite à une exposition de sculptures de glace organisée dans la région. Tous les hôtels étant complets, certains visiteurs ont demandé à rester dormir dans la galerie. L’année d’après, l’Ice Hotel était construit. Un début plutôt ironique, puisqu’il nous semblait justement que cet hôtel était davantage un musée qu’un endroit où rester. Nous n’avons d’ailleurs vu aucun résident pendant notre visite, uniquement des visiteurs aussi congelés que nous dans les couloirs où il ne fait « que » -5°C.


* Une des chambres de l'Ice Hotel.*

Notre deuxième arrêt fut dans une ferme collective, dans laquelle plusieurs familles Sami rassemblent de temps en temps leurs animaux. Nous leur avons donné à manger et avons goûté autour d’un feu de bois une boisson à base de moelle d’os de renne. Mais déjà, il nous tardait d’arriver à Abisko.

Nous y sommes arrivés le soir, je crois – difficile de s’y retrouver dans les heures lorsque la nuit est permanente. Nous étions épuisés par le voyage et glacés après ces longs moments passés dehors. Mais nos efforts furent récompensés. Du vin chaud nous fut servi sous une autre tente Sami dans laquelle brulait un feu sur lequel nous pouvions préparer notre diner. Soudain, notre guide, Sigrid, est rentrée en criant : « Une aurore boréale ! ». Nous n’y croyions plus vraiment, et pourtant…

Abisko représente une position stratégique pour observer les aurores boréales. Les hautes montagnes qui entourent le parc national bloquent les nuages, faisant de ce lieu l’endroit du pays où le ciel est toujours le plus dégagé. Nous sommes sortis en trombe de l’immense tente et sommes descendus doucement près du canyon qui craquèle le parc. Dans le ciel plus noir que jamais, une faible lueur apparaissait, comme si un soleil vert s’apprêtait à se lever derrière l’horizon. Cette lueur, petit à petit, se propageait, formant comme des traces d’huile sur une plaque vitrée. Nous pouvions suivre du regard l’embrasement des particules crachées par le soleil qui rentraient dans l’atmosphère. Le plus impressionnant, lorsque l’on voit une aurore boréale, ce n’est pas tant la couleur, qui n’a rien à voir avec ce qui nous est montré sur les photos, résultat d’une pose en longue exposition, mais bien le mouvement de cette tache inhabituelle qui raconte une activité qui nous dépasse. Plus tard, nous sommes revenus près de la tente, où un autre feu de camp brulait. J’ai pris Nyamuk dans mes bras et j’ai regardé au-dessus de moi. Je n’avais jamais vu un tel spectacle. Comment le décrire ? Sur l’encre noire du ciel, des milliers d’étoiles avaient été éparpillées. Ce n’était bien sûr par la première fois que je regardais le ciel la nuit, mais j’ai vu, à cet instant, le glacé des étoiles. Jamais elles n’avaient été aussi brillantes, aussi nombreuses. Je regardais l’espace sans l’opercule de protection, sans les lumières de la ville, presque sans la couche d’ozone, directement, en face à face. Cette image me restera longtemps en tête. Elle marquera pour moi le début de l’année 2013, et plus encore.

Nous sommes arrivés ici au climax de mon compte rendu lapon. Durant les jours qui ont suivi, nous nous sommes promenés dans le parc national d’Abisko, au bord du canyon et puis au bord du lac si blanc que nous ne savions pas où finissait la glace, où commençait la terre enneigée. Nous avons aussi expérimenté le sauna duquel on sort en courant pour se rouler dans la neige en hurlant. Pour le dernier jour de notre aventure, nous avons dormi dans les environs de Jokkmokk, dans un cottage en bois où nous avons fait bruler un feu dans les deux cheminées de la maison. Au matin, nous avons découvert le paysage qui nous entourait : nous étions au bord d’un petit lac encerclé de hauts sapins noirs. Au centre, un homme avait creusé un trou dans la glace. Lorsque nous nous sommes approchés, il a tiré hors de l’eau un poisson au ventre rouge. S’agissait-il d’un bon présage ?

Nous sommes rentrés à Stockholm au bout d’un peu moins de vingt heures en sens inverse. Sur la route, nous avons vu un élan et un renard. Puis, nous avons revu la ville. Nous sortions du brouillard pour revenir dans le monde réel.

Cette fois, ça y est : je peux dire que je l’ai fait. Mon chapitre scandinave n’est pas encore terminé, mais j’ai symboliquement l’impression d’être allée au bout de quelque chose. D’être arrivée au climax. Maintenant, je peux commencer à préparer la suite. Elle me prendra du temps, peut-être bien toute l’année 2013, mais elle sera belle. La nuit lapone me l’a promis en me disant au revoir.  


*Coucher du soleil, à 14h.*