Nous sommes partis de Stockholm un samedi midi. Nos sacs,
lourds comme des enclumes, étaient posés en tas sur le trottoir et
ressemblaient à un mur de protection contre le froid et l’extrême vers lequel
nous avions l’impression d’aller. Mais avant d’arriver, il y avait le voyage,
les longues heures à contempler la route qui devait nous emmener toujours plus
au nord, vers le noir, l’inconnu, vers un pays dont le seul nom excitait notre
imagination, sans pour autant parvenir à nous mettre en tête des images
précises de ce que nous allions trouver, là-bas, en Laponie.
J’ai souvent eu envie de partir, de m’exiler, de m’éloigner. Ces pays froids, lointains, dans lesquels personne ne songerait à s’installer si elle n’y
est pas née, m’ont toujours semblé le symbole parfait de ce mouvement, de cette
échappée. J’imaginais la Laponie comme recouverte d’un couvercle noir pour se
cacher du monde. Je n’en étais pas loin, mais ce n’était pas non plus tout à
fait ça.
Nous avons roulé pendant plus de vingt heures, dans un
infatigable bus qui avalait les kilomètres avec détermination, sans se soucier
des rennes qui nous barraient la route, ou de la couche de neige qui s’entassait
sur le bas côté, toujours plus épaisse, toujours plus haute, grignotant le ciel
qui s’assombrissait à mesure que nous approchions.
Et puis, nous sommes arrivés.
J’ai ouvert les rideaux à huit heures du matin, mais la
lumière du jour n’avait pas réussi à nous suivre jusqu’ici. Nous traversions
une ville fantôme engourdie par le froid, dans laquelle les maisons
ressemblaient à des brasiers qui brulaient faiblement sous la neige écrasante.
Elles étaient des refuges, des visages accueillants qui nous donnaient envie de
nous y pelotonner avant même d’être sorti du bus. Nous étions à Kiruna, une
ville bâtie au début du XXème siècle pour exploiter le fer dont la montagne qui
s’élève au dessus des habitations déborde encore aujourd’hui. Nous étions à la
première étape de notre voyage.
Kiruna ne se décrit pas. Elle ne ressemble pas à une ville
habituelle tant toute son existence dépend entièrement de la mine. Son
organisation, sa forme se meut pour s’adapter constamment aux besoins de la
compagnie qui creuse le cœur de la montagne. On peut encore y voir les
premières maisons en bois imaginées par Hjalmar Lundbohm, considéré comme le
fondateur de Kiruna, qui a voulu attirer ici des hommes et des femmes pour
travailler dans la mine. Les convaincre de partir aussi loin, aussi haut. L’une
des premières maisons devait abriter des étudiants au dernier étage et une
famille au premier, pour qu’ils s’entraident. Mais la construction de cet idéal
social était trop coûteuse, et il a fallu revenir à des habitations plus
modestes, plus réalistes. Plus tard, on s’est rendu compte que l’exploitation
de la mine fragilisait le sol au point de menacer les bâtiments de s’effondrer
les uns après les autres. Alors, ce sont des immeubles de quelques étages qui
ont été construits, destinés à n’être habités que pour une dizaine d’années,
pas plus. Aujourd’hui, ces constructions ont largement dépassé leur date de
péremption. La solution trouvée est donc simple : il faut déplacer la
ville. Depuis 2009, les autorités locales sélectionnent les bâtiments qui
seront transportés un peu plus loin, et ceux qui seront condamnés. L’église en
bois, chère à Hjalmar parce qu’il avait exigé d’elle qu’elle soit ouverte à
toutes les religions, sera sauvée. Elle a été construite en s’inspirant des
habitations des Sami, le peuple nomade qui vit depuis toujours en Laponie en
élevant des troupeaux de rennes. Il n’y a pas d’ornement dans cet édifice
religieux, si ce n’est une petite croix dorée qu’il a fallut rajouter pour qu’il
soit considéré en effet comme une église.
Celle là, donc, sera préservée. Le sort de l’hôtel de ville,
lui, n’est pas encore décidé. Ce bâtiment massif surmontée d’une haute horloge
en fer a été élu le plus bel établissement public de Suède. Mais son
déplacement coûte cher : les intérêts financiers exigent donc qu’il reste
là où il est, mais son statut protégé ne rend pas les autorités locales seules
décisionnaires. La question, pour l’instant, n’a pas été tranchée. On fait, en
revanche, moins de cas des familles qui vivent encore dans leurs maisons en bois
et qui devront déménager dans des logements certes plus modernes… mais aussi
plus chers.
Cette histoire, seul réel intérêt d’un arrêt à Kiruna, rend
la ville lourde, silencieuse. Une condamnée au visage fermé dont le regard
glacial marque une protestation sans mot. La mine décide. Sans elle, Kiruna n’est
plus. C’est ainsi.
Mais nous ne nous sommes pas éternisés à Kiruna. Nous n’étions
pas là pour la ville, nous étions là pour les étendues sauvages, la neige à
perte de vue qui contraste avec le noir du ciel. A peine arrivés, nous sommes
donc partis en expédition. L’un derrière l’autre sur une moto des neiges, nous
avons découvert le paysage lapon, un paysage en noir et blanc qui renforce son
aspect hors du temps. A mi-parcours, nous avons délaissé la moto pour monter
sur un traineau tiré par des chiens. Le soleil, qui avait à peine pointé son
nez au-dessus de l’horizon, disparaissait déjà. Et le silence était presque
total. Il n’y avait que le glissement du traineau sur la neige, le halètement
des chiens, et les rares interjections du musher qui dirigeait la meute dans
notre dos. Nous pensions que cette expérience serait la plus forte de la
semaine, mais le voyage était trop court, peut-être trop organisé aussi, pour
que nous puissions réellement nous laisser submerger par les paysages qui nous
entouraient. Pour ça, il fallait attendre Abisko.
Les distances en Laponie sont trompeuses. C’est tout un pays
que l’on traverse pour aller d’un point à un autre, et il fallait passer encore
d’autres heures dans le bus pour atteindre le parc national d’Abisko. Alors,
sur la route, nous nous sommes d’abord arrêtés à l’Ice Hotel, cet hôtel de
glace reconstruit tous les ans avec l’aide de dizaines d’artistes toujours
différents, qui sculptent chacun une chambre unique. Nous les avons visitées
une par une, le temps d’en apprécier la beauté, mais aussi de nous convaincre
que nous ne voulions pas y rester. L’idée de l’Ice Hotel est venue suite à une
exposition de sculptures de glace organisée dans la région. Tous les hôtels
étant complets, certains visiteurs ont demandé à rester dormir dans la galerie.
L’année d’après, l’Ice Hotel était construit. Un début plutôt ironique, puisqu’il
nous semblait justement que cet hôtel était davantage un musée qu’un endroit où
rester. Nous n’avons d’ailleurs vu aucun résident pendant notre visite,
uniquement des visiteurs aussi congelés que nous dans les couloirs où il ne fait « que »
-5°C.
Notre deuxième arrêt fut dans une ferme collective, dans
laquelle plusieurs familles Sami rassemblent de temps en temps leurs animaux. Nous
leur avons donné à manger et avons goûté autour d’un feu de bois une boisson à
base de moelle d’os de renne. Mais déjà, il nous tardait d’arriver à Abisko.
Nous y sommes arrivés le soir, je crois – difficile de s’y
retrouver dans les heures lorsque la nuit est permanente. Nous étions épuisés
par le voyage et glacés après ces longs moments passés dehors. Mais nos efforts
furent récompensés. Du vin chaud nous fut servi sous une autre tente Sami dans
laquelle brulait un feu sur lequel nous pouvions préparer notre diner. Soudain,
notre guide, Sigrid, est rentrée en criant : « Une aurore boréale ! ».
Nous n’y croyions plus vraiment, et pourtant…
Abisko représente une position stratégique pour observer les
aurores boréales. Les hautes montagnes qui entourent le parc national bloquent
les nuages, faisant de ce lieu l’endroit du pays où le ciel est toujours le
plus dégagé. Nous sommes sortis en trombe de l’immense tente et sommes
descendus doucement près du canyon qui craquèle le parc. Dans le ciel plus noir
que jamais, une faible lueur apparaissait, comme si un soleil vert s’apprêtait
à se lever derrière l’horizon. Cette lueur, petit à petit, se propageait,
formant comme des traces d’huile sur une plaque vitrée. Nous pouvions suivre du
regard l’embrasement des particules crachées par le soleil qui rentraient dans
l’atmosphère. Le plus impressionnant, lorsque l’on voit une aurore boréale, ce
n’est pas tant la couleur, qui n’a rien à voir avec ce qui nous est montré sur
les photos, résultat d’une pose en longue exposition, mais bien le mouvement de
cette tache inhabituelle qui raconte une activité qui nous dépasse. Plus tard,
nous sommes revenus près de la tente, où un autre feu de camp brulait. J’ai
pris Nyamuk dans mes bras et j’ai regardé au-dessus de moi. Je n’avais jamais
vu un tel spectacle. Comment le décrire ? Sur l’encre noire du ciel, des
milliers d’étoiles avaient été éparpillées. Ce n’était bien sûr par la première
fois que je regardais le ciel la nuit, mais j’ai vu, à cet instant, le glacé
des étoiles. Jamais elles n’avaient été aussi brillantes, aussi nombreuses. Je
regardais l’espace sans l’opercule de protection, sans les lumières de la
ville, presque sans la couche d’ozone, directement, en face à face. Cette image
me restera longtemps en tête. Elle marquera pour moi le début de l’année 2013,
et plus encore.
Nous sommes arrivés ici au climax de mon compte rendu lapon.
Durant les jours qui ont suivi, nous nous sommes promenés dans le parc national
d’Abisko, au bord du canyon et puis au bord du lac si blanc que nous ne savions
pas où finissait la glace, où commençait la terre enneigée. Nous avons aussi
expérimenté le sauna duquel on sort en courant pour se rouler dans la neige en
hurlant. Pour le dernier jour de notre aventure, nous avons dormi dans les
environs de Jokkmokk, dans un cottage en bois où nous avons fait bruler un feu
dans les deux cheminées de la maison. Au matin, nous avons découvert le paysage
qui nous entourait : nous étions au bord d’un petit lac encerclé de hauts
sapins noirs. Au centre, un homme avait creusé un trou dans la glace. Lorsque
nous nous sommes approchés, il a tiré hors de l’eau un poisson au ventre rouge.
S’agissait-il d’un bon présage ?
Nous sommes rentrés à Stockholm au bout d’un peu moins de
vingt heures en sens inverse. Sur la route, nous avons vu un élan et un renard.
Puis, nous avons revu la ville. Nous sortions du brouillard pour revenir dans
le monde réel.
Cette fois, ça y est : je peux dire que je l’ai fait.
Mon chapitre scandinave n’est pas encore terminé, mais j’ai symboliquement l’impression
d’être allée au bout de quelque chose. D’être arrivée au climax. Maintenant, je
peux commencer à préparer la suite. Elle me prendra du temps, peut-être bien
toute l’année 2013, mais elle sera belle. La nuit lapone me l’a promis en me
disant au revoir.
*Coucher du soleil, à 14h.*