* Un graffiti à l'entrée de l'Ateneu Santboià *
L’une des choses qui m’impressionnent le plus dans le milieu
dans lequel je travaille, c’est la passion à laquelle je suis confrontée tous
les jours. Non pas tant la mienne, de passion, mais celles des gens qui
m’entourent, celles de ceux qui depuis des années se battent dans des contextes
plus ou moins difficiles pour défendre une culture indépendante,
alternative, parfois au détriment de
leur vie – privée ou non.
La semaine dernière, je suis retournée à Sant Boi, près de
Barcelone. J’y avais déjà passé une semaine en avril pour aider l’équipe de
l’Ateneu Sanboià à mettre en place une conférence internationale, projet dont
nous étions les initiateurs. L’histoire de l’Ateneu Santboià est en elle-même
l’histoire d’une passion. Au début du XXème siècle, les ouvriers de la ville de
Sant Boi décident de construire de leur mains leur propre lieu pour palier au
manque d’activités culturelles d’expression artistique : ils veulent un
endroit dans lequel se réunir, se rencontrer, danser sur de la musique
traditionnelle ou assister à des spectacles de théâtre. Et puisque les
gouvernements ou les pouvoirs locaux ne sont pas enclins à le leur donner, ils
le feront eux-mêmes. C’est ainsi que nait l’Ateneu Santboià, de la même manière
qu’est né l’Ateneu Nou Barris à quelques kilomètres de là, à Barcelone. Dans ce
quartier ghettoïsé où les habitants doivent se battre constamment ne serait-ce
que pour avoir accès à des conditions sanitaires acceptables, un espace
culturel est bien le dernier des soucis des politiques en place. Alors,
lorsqu’une usine est abandonnée dans le quartier sans réel plan de
reconversion, les voisins le squattent et le transforment en un espace pour la
communauté et géré par la communauté. Aujourd’hui, l’Ateneu Nou Barris est un
lieu culturel reconnu qui continue ses activités au sein de ce quartier de
Barcelone.
* Vue de l'extérieur *
Pour l’Ateneu Santboià, les choses n’ont pas été si simples.
Dans les années 90, l’organisme qui gérait le lieu fait faillite et le bâtiment
revient à la ville qui elle non plus ne sait pas bien quoi en faire. Quelques
années plus tard, un groupe de jeunes de Sant Boi décident de squatter cet
endroit empreint d’histoire pour lui redonner la place qu’il aurait toujours du
avoir : un centre – centre de la ville (l’Ateneu est situé à quelques
mètres de la gare centrale), centre pour la communauté qui s’y réunit, centre
culturel et artistique. En 2001, ils ouvrent à nouveau le lieu au public, sans
l’accord de la ville, et organisent depuis des concerts, des ateliers pour les
voisins, des fêtes communautaires, etc. Et puis, ironie du sort, ce sera la
crise économique qui leur portera chance : le bâtiment, à moitié en ruine,
ne vaut plus rien et la ville ne trouve pas de repreneur. Elle finit donc par
accepter que l’association l’Amic de l’Ateneu Santboià s’occupe de ce
gigantesque lieu et y organise des événements publics, en gardant toujours un
œil sur leurs activités. Car malgré tout, les pouvoirs en place n’aiment pas
trop qu’un groupe de jeunes (sans doute considérés comme des « punks »)
organisent des activités sur lesquelles ces mêmes pouvoirs n’ont aucun
contrôle. Régulièrement, la ville propose à l’association des subventions, sans
cacher qu’accepter ces quelques pièces changerait la donne quant aux décisions
prises pour la gestion de l’Ateneu. Chaque fois, l’association refuse, et la
ville continue comme elle le peut à mettre des bâtons dans les roues aux
organisateurs. Cette année encore, l’Alternative Festa Major a pâti de cette
situation. Cette grande fête populaire qui a lieu une fois par an entraine les
habitants de Sant Boi dans un grand défilé qui passe notamment par quelques
bars partenaires de l’opération. La ville n’est pas d’accord, et prévient les
patrons des établissements qu’ils devront payer le prix fort s’ils participent
à l’événement. Evidemment, les bars se retirent et laissent un arrière goût
amer à cette fête qui sera malgré tout un succès.
Et je me retrouve là, au milieu de la réalité de tous ces
gens qui luttent chaque jour pour que leur projet citoyen survive. Tous ceux
qui sont impliqués dans l’Ateneu Santboià sont volontaires. Ils travaillent
dans la journée et se retrouvent le soir dans les immenses jardins de l’Ateneu
pour prévoir et planifier les prochains événements en buvant des bières. Ces
gens se connaissent depuis tellement longtemps qu’ils sont devenus une famille.
Et l’Ateneu Santboià est en quelque sorte leur héritage.
* Happy team *
Je suis confrontée tous les jours à des histoires comme
celle-là, à des récits de vies consacrées à quelque chose de plus grand, qui va
plus loin que mon petit quotidien parfois trop étriqué. L’histoire de l’Ateneu
Santboià me tient plus particulièrement à cœur parce que j’ai vécu avec eux,
dans leur maison, parce qu’ils m’ont accueillie bras ouverts dans leur mode de
vie si électrique, parce que j’ai vu ce flot ininterrompu d’énergie alimenté
par la fureur de défendre leur projet. Et aussi parce qu’ils paraissaient si
reconnaissants que je sois là pour leur prêter main forte alors que je me
sentais petite, si petite face à leur raz-de-marée de détermination.
Le fait est que j’ai toujours eu envie de m’investir dans un
projet plus grand que moi-même, mais toujours, toujours quelque chose me
retient. J’ai fini par accepter, pendant un moment, que je n’étais peut-être
pas ce genre de personne, celles qui brulent de passion pour un projet, pour
une idée, une obsession. Mais malgré tout…
Malgré tout, à la fin de la semaine à Sant Boi, après la
conférence et les trois pauvres heures de sommeil que j’arrivais à avoir chaque
nuit, malgré le profond gouffre dans ma tête et dans mon corps en général, je
me suis trainée hors de mon lit, déterminée à aller marcher des heures dans
Barcelone. Tout ça pour retrouver une place sur laquelle j’avais senti deux
mois auparavant l’odeur des orangers. Une odeur qui m’avait envoutée,
transportée, et raconté des nouvelles histoires. C’était mon obsession, mon
objectif : je devais retrouver cette place, sans avoir la moindre idée de
l’endroit où elle se trouvait. Je suis allée jusqu’à la Sagrada Familia, j’ai
marché vers l’Arc de Triomphe et j’ai traversé le parc de la Ciutadella. Je me
suis assise un long moment sur la plage de la Barceloneta en mangeant des
calamars frits, et devant la mer, en regardant les gens autour de moi, je me
suis remise à écrire. Chose que je n’avais pas faite depuis longtemps. Et j’ai
senti qu’une source qui s’était éteinte depuis quelques mois revenait,
doucement. J’ai compris, à ce moment là, que trouver les orangers n’avait pas
vraiment d’importance, vraiment pas. C’était autre chose. Alors, je n’ai plus
cherché les orangers.
Je me souviens de ce jours à Bali où la tristesse et le
sentiment de ne pas être à ma place m’avait clouée au lit. Je regardais une
fleur rose qui pendait devant la fenêtre et je m’accrochais désespérément à
cette image. Déjà, je savais qu’après avoir quitté l’Indonésie, je voudrais y
revenir, tout comme j’ai voulu à tout prix retrouver les orangers de
Barcelone. Alors, je m’accrochais à
l’image de cette fleur pour y graver le souvenir de la solitude, pour ne pas
m’enfermer à nouveau dans la nostalgie du passé dès que je serai revenue en Europe.
Evidemment, ça n’a pas marché. Il ne me reste de Bali que
les couleurs chatoyantes, les odeurs de jasmin et les moments de rêve passés
aux côtés de Nyamuk. Je n’ai plus le souvenir physique de la chaleur moite,
étouffante, des difficultés de communication et de l’ennui. Les images me sont
restées, pas la souffrance. Et de ces images, je fais encore aujourd’hui des
histoires qui me font rêver chaque jour.
Voilà pourquoi retrouver les orangers de Barcelone n’avait
plus d’importance. Ils sont déjà un rêve, une histoire qui m’alimente. Ma
passion à moi, ce qui me fait me lever le matin malgré la fatigue ou les
pleurs, malgré le découragement, c’est de partir à la recherche de nouvelles
histoires. Et puis de pouvoir les écrire, les raconter, pour qu’elles vivent et
qu’on en entende parler. Comme celle de
la famille de l’Ateneu Santboià.
* Je n'ai pas retrouvé la place des orangers, mais j'ai retrouvé une photo. *