dimanche 13 mars 2016

23.12.2015 - 09.01.2016 : De Don Det à Koh Rong - d'une île à l'autre, tout a basculé.



Ca ne va pas être facile de parler du Cambodge.

Ca ne va pas être facile, parce que je pourrais continuer à parler des faits, des gens que j'ai rencontrés, des endroits que j'ai visités et ce que j'y ai vu.

Je pourrais décrire les paysages, les coutumes, la culture. Comme j'ai détesté Phnom Penh, comme j'ai adoré Siem Reap, comme l'eau était bleue à Koh Rong, comme la route était belle à Kampot.

Mais ce n'est pas ce dont je me souviendrai du Cambodge.
Parce qu'il s'est passé quelque chose qui fait que tous ces événements, tous ces lieux, ont eu peu d'importance par rapport à cette chose-là qui, elle, est du domaine de l'indicible.

En fait, ça a commencé avant.
Au Laos.
Dans les quatre mille îles.

Après notre boucle sur le plateau des Boloven, Tomas et moi avions prévu de passer Noël sur Don Det, l'une de ces milliers d'îles qui ont poussé à l'endroit où le Mékong se réveille et serpente entre tous ces petits bouts de terre. Je devais aussi y retrouver Casey, qui était descendu le long du Laos sur un autre rythme depuis Vang Vieng avec deux autres Français, Luc et Vince. A Pakse, nous avions aussi fait la connaissance de Lucie, encore une Française qui voyage seule, surtout en auto-stop, depuis le nord du Laos. Alors nous l'avons embarquée avec nous, elle, ses belles boucles et son sourire spontané qui est l'incarnation même du bonheur.

Don Det est une toute petite île. D'un côté, le « sunrise side », de l'autre, le « sunset side ». Partout, des bungalows en bois font face à la rivière et des petits restaurants servent leur cuisine locale ; sur la route, il faut slalomer entre les poules et les gamins qui déboulent au milieu du chemin. Il n'y a pas de voiture, on se déplace à pied ou en vélo. Je suis arrivée ici après une semaine assez intense, mais là, sur Don Det, il n'y a pas grand chose à faire, à part se poser. Et contempler.

Alors, c'est ce que j'ai fait.

Je me suis mise sur pause.

Et c'est quand on s'arrête sur le chemin qu'on est le plus à même de se faire renverser par un camion.

Je me suis assise devant un feu de bois, sur la plage, après quelques verres au Reggae Bar. Il y avait une vingtaine de personnes assises autour de ce feu et qui chantaient autour d'un mec qui avait une guitare. Qui chantaient je ne sais plus quoi. Il y a eu « Bohemian Rhapsody » à un moment donné.

Je me suis posée là, et j'ai ouvert les yeux.

Et je ne sais pas si c'est la chaleur du feu qui a dégelé un truc en moi ou quoi, mais là, tout d'un coup, entre le sable, le feu et les étoiles, ça a fait comme un torrent.

Une submersion.

J'avais même oublié ce que ça faisait.




J'ai pas compris tout de suite, mais au fur et à mesure des jours, des semaines qui ont suivi, je l'ai bien senti. Toutes les émotions bloquées qui tout d'un coup on refait surface.

Je l'ai bien senti, émerveillée, regardant le soleil se coucher dans le Mékong, sur une petite île déserte, le soir du réveillon. Et c'était comme si je voyais ces couleurs pour la première fois. Nous étions assis sur la plage, il y avait de la fumée qui m'étourdissait un peu. Nous nous levions parfois pour nous baigner dans la rivière, pour nous laisser emporter par le courant et faire des jeux de gamins dans l'eau. Et j'ai retrouvé l'insouciance.

Je l'ai bien senti, allongée dans le hamac devant le bungalow, à simplement égrener les heures avec nos conversations interrompues de longs silences paisibles, portée par le balancement du hamac, sans l'angoisse du silence, sans la peur du vide, sans la panique des minutes qui passent sans qu'elles ne soient employées à quelque chose d'utile.

Je l'ai bien senti dans mon irrépressible envie de rire, allongée sur le sable, la pleine lune dans la face, un sourire dans les yeux, la sensation du sable redécouverte. Je riais parce que mon corps, endormi depuis de long mois, s'était en fin réveillé et chaque centimètre de ma peau semblait fourmiller.

Je l'ai bien senti avec cette chanson venue spontanément sur mes lèvres, pendant que je pédalais sur mon vélo, pour aller visiter Don Khon, l'île située en face de Don Det, avec Lucie, Casey et Alexandre, un Québecois qui nous avait rejoint. Nous avons vu encore un autre coucher de soleil, là-bas, pendant qu'Alexandre construisait un système solaire avec du sable. Nous sommes rentrés de nuit, dans le noir, et je chantais encore car je n'avais plus peur, je n'avais plus peur du noir.

Je l'ai bien senti quand nous avons franchi la frontière avec le Cambodge, en découvrant des paysages bordéliques, embrumés de la fumée dégagée par les feux de broussailles et de détritus que les Cambodgiens allumaient devant leurs huttes en bambou, et le soleil rouge écarlate qui me faisait penser à l'affiche d' « Apocalypse Now ». Les yeux grand ouverts, je filais vers un pays inconnu sans aucune crainte de ce que j'allais y trouver car je me sentais soudain suffisamment souple pour tout affronter.

Je l'ai bien senti pendant ces heures de somnolence passées dans les bus, écouteurs vissés sur les oreilles, avec l'envie d'écouter « Crave You » en boucle, avec l'envie retrouvée de la curiosité, avec l'appétit de découvrir, d'affronter la nouveauté.

Je l'ai bien senti dans mon corps réveillé, dans l'eau de mer qui caresse et qui mord de ses petites dents salées sur l'île de Koh Rong, tout au sud du Cambodge, où les plages ont un goût de Paradis, avec leur sable blanc et leurs eaux turquoises ; dans les après-midi passées sur le sable, plus sereine que jamais, apaisée par cette présence, dans un cocon de douceur ; sur ce chemin cent fois arpenté, pieds nus, entre notre chambre et le Coco Bar ou Police Beach ; dans les heures de repos dans la chambre un peu moisie où nous nous étions entassés, à jouer avec un minuscule chaton qui nous avait adoptés ; dans cette marche, en fin d'après-midi, sur une plage que personne ne semblait connaître ; dans tous ces endroits où pas une seule fois n'est venue planer l'ombre de la solitude dévorante.

Je l'ai senti dans l'euphorie du Nouvel An, une euphorie depuis longtemps éteinte, dans l'amour spontané qu'on se dit à l'approche de minuit ; sous ma peau qui brûlait encore plus, ce soir là ; dans le premier lever de soleil de cette improbable année observé en nageant au large de Police Beach, les yeux presque douloureux de joie, pendant que les autres assistaient au spectacle, alignés sur la dune.

Je l'ai senti pendant cette après-midi, passée sur un bateau, à observer des poissons avec un masque et un tuba, à assister encore une fois à un coucher de soleil, chacun d'entre eux unique, débarrassée de l'ennui, de la lassitude, de la fatigue lourde qui me clouait au lit.

Je l'ai senti pendant ces longues heures, allongées sur le dos, yeux vissés au plafond, dans mon ventre chaud, dans une torpeur infinie, mais un torpeur délicieuse.

Je l'ai senti dans le bungalow d'Otress Beach, trouvé comme un heureux hasard, parlant de David Lynch avec du sable entre les doigts de pied, un verre de vin à la main, le goût redécouvert.

Je l'ai senti dans un autre hamac, au bord du « lac secret » de Kampot, qui n'a de secret que le nom, mais où nous étions seuls ; dans ce balancement qui amena d'autres secrets ; dans la confiance partagée à tout nous découvrir.

Je l'ai senti dans ces après-midis à l'arrière du scooter, à regarder défiler la rivière et puis les magnifiques marais salants de Kampot, sans craindre la vitesse, sans craindre l'accident, sans les scénario morbides qui d'habitude surgissent dans mon cerveau.

Je l'ai senti tous les soirs au Man Groove, au son de Eels et Queens of the Stone Age, écoutant la vie tumultueuse de Trevor, le propriétaire, jouant avec son chien, Isabelle ; dans notre marche improvisée dans le village de pêcheur, où nous nous demandions si les bassins qu'on voyait là étaient le résultat des bombardements américains ; dans cette impression d'être exactement là où il faut, sans rien demander de plus.

Je l'ai senti dans tous ces rires qu'on a partagés, dans quelques larmes aussi.

Je l'ai senti dans des douches réparatrices, après de trop longues heures de bus.

Je l'ai senti dans un karaoké improvisé sur les berges de la rivière à Phnom Penh.

Je l'ai senti dans nos Long Islands et puis nos White Russian.

Je l'ai senti en me rappelant des mots d'André Gide, dont j'avais oublié la résonance ; et dans leur échos, j'ai retrouvé mes rêves.

Je l'ai senti dans nos confidences, encore, nos confidences désespérées.

Je l'ai senti dans les nuits qu'on repousse, juste pour pas dormir, pour que demain arrive plus tard, pour profiter encore un peu.

Je l'ai senti dans la simplicité, dans l'évidence du moment, dans toutes les sensations, dans toutes les émotions retrouvées.

Dans tous ça.

Dans chaque minutes, chaque seconde de ces quelques semaines depuis que le bois a brûlé sur la plage de Don Det, depuis que j'ai ouvert les yeux. Depuis que j'ai réalisé que j'avais effacé de ma mémoire une année toute entière mais que je me réveillais là, à l'autre bout du monde, avec un rêve réalisé à bout de bras et un sourire dans chaque membre.

Je l'ai bien senti.