mercredi 10 décembre 2014

10.12.2014 : Mon premier souvenir d'Arménie, c'est la centrale nucléaire de Metsamor.



Les premiers souvenirs que j’ai de l’Arménie, ce sont le froid et l’obscurité. Je n’avais pas encore tout à fait deux ans quand eût lieu le tremblement de terre dans la région de Spitak en 1988. Un séisme de 6,9 sur l’échelle de Richter : en huit secondes, une faille d’une amplitude de 1,6 m s’est ouverte sur 20 km. Entre 25 et 30 000 morts, à peine une centaine de personnes sauvées des décombres, 500 000 individus soudainement sans abris. Deux ans plus tard, en 1990, mon père est parti là-bas en tant que médecin, pour évaluer les aides qu’on pouvait apporter, notamment en matière d’équipement de néonatalogie. Son départ était effrayant, on savait qu’il s’embarquait pour un pays obscur dont on avait vaguement entendu parler mais sans vraiment comprendre le lien avec notre vie en France. A son retour, les seuls détails dont je me souviens de son récit, ce sont l’histoire de cette femme, une maitresse d’école qui avait perdu l’usage d’un bras à cause d’une fracture mal soignée après qu’un bâtiment se soit écroulé sur elle pendant le tremblement de terre ; et puis le noir, la pénurie d’électricité. Mon père disait : « Je me suis promené dans Erevan. Il n’y avait aucune lumière. »

L’Arménie ne possède ni pétrole, ni charbon, ni gaz naturel. Au moment du tremblement de terre, la principale ressource énergétique provenait de la centrale nucléaire Metsamor, construite dans les années 70, et située à 100 km de l’épicentre du séisme de 1988. Immédiatement après la catastrophe, le gouvernement décida de fermer cette centrale pour ne pas risquer un accident nucléaire. 

Mais l’Arménie est aussi l’un des pays les plus enclavés du monde, sans aucune ouverture sur la mer, et en conflit avec ses deux principaux voisins, la Turquie et l’Azerbaïdjan. Seuls 164 km de frontières avec la Géorgie et 35 km avec l’Iran sont encore ouverts. Fût un temps, 85 % de l’acheminement des marchandises dans le pays se faisait par voie de chemin de fer avec ses voisins. Mais en 1989, alors que les Républiques soviétiques d’Arménie et d’Azerbaïdjan se disputent déjà le territoire du Haut Karabagh, les Azéries instaurent un blocus ferroviaire et aérien, fermant totalement leur frontière, quelques mois seulement après le séisme qui a détruit le nord du pays. S’en suivent plusieurs hivers, toujours rudes dans cette région, jusqu’au coup fatal : en 1993, après la chute de l’URSS, la Turquie soutient officiellement l’Azerbaïdjan et ferme à son tour ses frontières à l’Arménie. Plus aucun convoi ne peut passer ; plus aucune ressource d’énergie. Il reste bien un oléoduc qui passe par la Géorgie, mais celui-ci est régulièrement saboté, une des conséquences  d’un autre conflit qui agite la région entre l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud.

Alors, la même année, le gouvernement arménien prend la décision de rouvrir Metsamor. L’un des deux réacteurs reprend du service en 1995. Samuel Shahinian, président du comité environnement, expliquait : « Notre peuple a tellement froid qu’on ne peut plus le raisonner. Ils veulent simplement avoir chaud. » Le vice-président, Ara Sahakian, ajoutait : « Il y a des risques, mais nous devons comprendre, et tout le monde doit comprendre, que nous n’avons pas d’autre choix. » The Independent, en Grande Bretagne, titrait : « Energy  starved Armenians risk a new Tchernobyl ».

Metsamor est considérée comme l’une des centrales les plus dangereuses du monde, notamment parce qu’elle est équipée d’une technologie qui ne répond plus aux normes de sécurité. Son système de localisation d’accidents lui permet de traiter des incidents de petite taille, mais son principal défaut est de ne pas avoir de container de confinement… tout comme à Tchernobyl. En cas de rupture importante, le système de ventilation rejettera les gaz directement dans l’atmosphère. Sans oublier les risques sismiques de la région, et sa proximité avec la frontière turque (16 km) et Erevan (36 km) qui héberge le tiers de la population du pays. 

Bien sûr, des travaux ont été effectués depuis la réouverture de la centrale, pour en améliorer la sécurité. L’Union Européenne a participé au financement d’une nouvelle centrale, construite sur le même site, qui devrait commencer à voir le jour à l’horizon 2016. Le gouvernement a également tenté de diversifier ses apports énergétiques, en construisant par exemple un gazoduc relié à l’Iran. Mais aujourd’hui encore, Metsamor fournit 40% de la puissance énergétique du pays.

Cette image d’une nation privée d’électricité, plongée dans le noir, m’a longtemps poursuivie. Et lorsque j’y suis allée pour la première fois en 2010, je ne savais pas ce que j’allais y trouver. Quand nous sommes arrivés à l’aéroport, mon père avait les larmes aux yeux. La dernière fois qu’il était venu, c’était vingt-deux ans auparavant. Je lui ai demandé ce qui avait le plus changé ; il a répondu : « Il y a de la lumière. »

Sur la place de la République à Erevan, l’une des deux places centrales de la capitale, il y a la Galerie nationale d’Arménie, le Musée de l’histoire d’Arménie, le Ministère des Affaires Etrangères et celui des Transports et des Communications, le palais du gouvernement et l’hôtel Marriott. Et puis aussi 2 750 fontaines qui s’allument en un spectacle d’eaux et lumières tous les soirs d’été. 

C’est ça qui m’a marquée.

Un spectacle d’eaux et lumières dans un pays constamment menacé par sa propre énergie.

Il y a quelque chose d’ironique.

Il faut s’imaginer… un pays pauvre, rocailleux, d’une extrême sobriété dès qu’on sort de Erevan, et au milieu, au centre du centre, il y a ce point lumineux, cette fontaine, et son spectacle d’eaux et lumières. Je m’imagine qui si on pouvait juste voir l’Arménie depuis l’espace, tout serait noir, à l’exception de ce petit point multicolore au milieu de Erevan. Comme une guirlande de Noël au milieu de la nuit.

C’est dérisoire, bien sûr, il n’y a personne à blâmer, à qui jeter la pierre (pourtant nombreuses en Arménie). Ce n’est pas ça qui va faire couler le pays ou provoquer un nouveau Fukushima.

Mais symboliquement…
Ça m’a fait sourire.
« C’est dans les gênes », je me suis dit.

Dans ma tête, je me tiens là au pied de cette fontaine. Dans ma tête, je suis obnubilée par les faisceaux de toutes les couleurs qui dansent devant mes yeux. Je sais pourtant, que toute l’énergie se consume, que tout le reste, autour de moi, est plongé dans le noir, je sais qu’il y aurait sans doute mieux à faire que d’éclairer des fontaines, et je sais qu’en me tenant au bord de cette fontaine, je suis au bord de Tchernobyl. Mais je ne peux pas éteindre la lumière, ou même simplement en avoir moins. Il me faut, quelque part, cette absurde étincelle qui ne tient qu’à un séisme.

On ne peut pas demander à quelqu’un d’éteindre la lumière après en avoir été tant privé.

mardi 9 décembre 2014

24.07.2014 : Bus et déchirements


« If you go away » - Emiliana Torrini

Depuis quelques jours, je réécoute en boucle cette chanson interdite. J’ai certaines superstitions comme ça, des vêtements que je ne mets plus ou des albums que je n’écoute plus parce que les dernières fois que je les ai portés / écoutés / aimés ont été des jours douloureux. Alors je les ai remisés dans un coin et essaye de les garder le plus à distance possible.

Mais cette fois, je ne sais pas… J’étais dans le bus de nuit, il y a quelques jours. Il faut savoir que le bus de nuit est peut-être l’un de mes endroits préférés sur Terre. J’aimerais ne faire que ça, regarder Paris défiler sous les réverbères en écoutant mes playlists nocturnes. Elles ne sont pas anodines, ces playlists, elles sont choisies avec soin.

Parce qu’il s’en est passé des choses dans ces bus de nuit. J’y ai vécu des passions aussi courtes qu’intenses,  j’y ai retrouvé des bouts de rêve sur le coin des fauteuils, j’y ai senti l’inspiration revenir en voyant, fugace, une scène se dérouler sous mes fenêtres, j’y ai pleuré, beaucoup, après une de ces trop nombreuses soirées à vouloir m’abimer au contact d’un autre, je m’y suis torturée l’esprit à penser à la poésie, à l’émerveillement, au quotidien – j’y ai eu parfois de grandes conversations tortueuses avec d’autres mais pour moi, un périple en bus de nuit se fait en solitaire. Chaque retour est un poème qui se compose en mélangeant la faune absurde de Paris by night et mes fantasmes que j’écris  sur les vitres. Et dans ces moments-là, même pendant les nuits de larmes, je me sens bien. Alors non, toutes les chansons ne conviennent pas à ces retours-là. Il faut qu’elles soient aussi intenses que le voyage.

Et donc, on y est. Il y a deux jours, dans ce bus de nuit à quatre heure du matin. J’ai encore dans la tête les phrases d’un couple qui se déchire et je pense alors à mes déchirures à moi. Aux retours. Et là, soudain, cette envie, ce besoin de ressortir cette chanson, malgré tous les interdits. Une reprise de « Ne me quitte pas » en anglais, avec des paroles et un fond forcément très différent. La première fois que j’ai entendu cette chanson, je n’ai pas tant ressenti le besoin, l’angoisse de la perte ou les sacrifices qu’on est capable de faire pour un petit bout de l’autre, non, pas tant ça qu’un monde qui s’écroule, et toutes les choses qu’on perd quand une poésie meurt. Et cette chanson-là, je l’ai écoutée, réécoutée, écoutée encore à m’en rendre malade il y a quelques années. Je traversais à ce moment là la rupture la plus douloureuse qu’il m’ait été donné de vivre. Non pas parce qu’il s’agissait de la fin d’une histoire de couple, mais celle d’une histoire d’amitié devenue trop ambiguë pour se supporter elle-même.

Tout s’est passé de la manière la plus stupide. C’était une histoire simplissime, l’impression d’avoir en face de soi, sans l’avoir cherché ni réalisé tout de suite, quelqu’un d’unique, qui transfigure même tout votre quotidien, qui vous donne des ailes, que vous êtes impatients de retrouver chaque semaine comme un gamin attend avec impatience les vacances pour revoir son pote de Biarritz. C’était ce degré là de simplicité, parce qu’on n’avait rien vu venir : il n’y a pas eu d’explosion, de révélation, d’instant magique. Nous nous étions immiscés doucement l’un dans la vie de l’autre sans vraiment nous en rendre compte – et c’était parfait comme ça. Sauf que nous n’étions plus des enfants se retrouvant une fois par an sur les plages des vacances, sauf qu’on finit toujours par remettre la simplicité en question, et qu’on ne peut pas s’empêcher d’aller voir un peu plus loin, juste comme ça, pour voir s’il n’y a pas moyen de. Alors on pousse une porte – celle de sa chambre – et on se rend compte trop tard qu’on a franchi une limite interdite et que l’histoire est à jamais gâchée parce qu’elle était simple, beaucoup trop simple justement, et qu’on ne pourra jamais revenir à ce niveau de simplicité après autant de confusion. Il parait qu’il faudrait crier un mois non-stop pour évacuer toute l’adrénaline accumulée pendant un saut à l’élastique. Ici, pareil : il aurait au moins fallu une double amnésie et prier pour que le destin nous accorde la chance d’une nouvelle rencontre pour retrouver la simplicité.

Qu’est-ce que j’ai pu l’écouter cette chanson après ça… Les paroles hurlaient dans ma tête à longueur de journée à m’en rendre dingue. C’était tout ça que j’aurais voulu lui dire. J’aurais voulu lui dire… Ne me laisse pas là parce que tu as été la seule personne, toutes ces années, à qui je n’ai pas menti. Ne me laisse pas là parce que tu étais mon joyau, un îlot de douceur et là, tu vois, ce n’est plus un trou que j’ai dans le ventre mais un cratère qui va m’engloutir toute entière. Ne me laisse pas là avec toute cette décharge d’amour qu’on n’a même pas eu le temps de consumer parce que qu’est-ce que je vais faire avec ça, moi, toute seule avec ce truc immense alors que tu étais devenu le seul – le seul – que j’arrivais à supporter ?

J’avais tout ça à dire mais voilà, je ne lui ai rien dit. J’ai simplement laissé cette chanson parler à ma place.

Peut-être était-ce à la même période, peut-être pas exactement mais toujours est-il que je m’en suis souvenue après ça. J’étais en voiture avec mon père. Mon père, souvent, ne sait pas comment aborder des sujets difficiles. Il use de métaphores, il prend des chemins détournés. Lui aussi est sans doute un peu poète. Nous écoutions la radio, et puis est passée « Ne me quitte pas », justement, en français cette fois. A la fin, mon père m’a dit : « Je n’aime pas cette chanson. Ce n’est pas ça l’amour, ce n’est pas devenir « l’ombre de son chien ». On ne peut plus parler d’amour quand on en arrive là. On ne devrait jamais en arriver là. »

Alors je ne sais pas où l’histoire s’est arrêtée, à quel moment elle a vraiment basculé pour « en arriver là ». Lui et moi, on ne se voit plus. On se croise, mais on ne se voit plus. Comme de tout, on finit par s’en remettre, plus ou moins. La peine quitte le corps entier pour se loger dans une partie du cerveau. 

Mais cette chanson… cette chanson réveille systématiquement, et toujours intacts, les sentiments de l’époque. La révolte, l’abandon. Et le souvenir d’un rayon de soleil passant par la lucarne, le coin de ciel bleu derrière et la douceur infinie de cet instant qui fut finalement le rocher sur laquelle notre histoire s’est crashée.


Si tu pouvais ne pas me porter la poisse, cette fois, Emiliana, ce serait sympa. 

29.01.2015 : Lettre à mon premier amour.





P.,

Oui, tu ne rêves pas, c’est bien à toi que j’écris aujourd’hui. J’aimerais bien voir ta tête, tiens. Je crois que je t’entends déjà me dire « Super. Ca me fait une belle jambe. » Mais ça fait déjà quelques jours que ça me démange. Normalement, j’écris tout à la main, et puis là, pas moyen. Je suis devant mon écran ; c’est un exercice nouveau pour moi, je ne sais pas trop comment m’y prendre. Je ne sais pas pourquoi je bloque. Peut-être parce que je t’ai écrit tellement de lettres à la main que je ne t’ai jamais données que ça n’a plus vraiment de sens de recommencer. Ou alors parce que cet écran là, entre nous, a eu un rôle important, aussi bien dans la rencontre que pour la rupture. Toi-même tu sais.

Et donc, oui, ça fait quelques jours que ça me démange. En même temps, je rêve tout le temps de toi en ce moment. Tu n’y es pour rien, je sais, mais j’aimerais bien que tu arrêtes de squatter mon inconscient, toi et tous les symboles que tu trimballes. C’est un peu de ma faute, aussi. Ce qu’il y a, c’est que j’ai commencé à jouer à un jeu sur téléphone, un jeu de conquête de territoires, et sans faire attention, je suis remontée dans ce bus. Ce fameux bus à trois chiffres que j’ai pris pendant des années pour venir chez toi. Et sans faire attention non plus, j’ai remis – presque instinctivement – la playlist de l’époque. Cake, The Cooper Temple Clause, Madrugada. Bubblegum de Mark Lanegan. Enfin, ça, je n’ai jamais vraiment arrêté de l’écouter, mais là, assise dans ce bus avec la voix de Mark Lanegan dans les oreilles me susurrant :

« Did you call for a night porter?
You smell the blood running warm
I stay close to this frozen border
So close I can hit it with a stone.”

… bin je te jure que ça fait un choc.

Tu te rends compte que ça fait sept ans que nous nous sommes séparés ?

Que je suis partie, d’accord.
Tu avoueras qu’on s’est quittés d’une manière un peu absurde.  J’ai toujours été nulle en rupture, ça, c’est quelque chose qui n’a pas changé. 

Encore aujourd’hui, j’aurais du mal à te dire ce qu’il s’est passé ce jour-là. Je me refais parfois le déroulé de ces quelques heures, mais je ne les comprends toujours pas. Il y a eu un craquement. Ca a pris une fraction de seconde. Ne me demande pas pourquoi. Je ne sais toujours pas comment il est possible de pouvoir quitter quelqu’un en un seul instant après l’avoir aimé pendant autant d’années. Le temps, simplement, de reprendre une bouffée d’air.

Les premières années, j’ai été en colère contre toi. Parce qu’en te quittant, j’ai découvert un jeu pour lequel j’avais l’impression de partir avec un handicap. J’ai passé tant d’années avec toi sur le qui-vive, avec la peur constante que tu te braques encore une fois, que tu me quittes, avec l’inquiétude sourde du rejet brutal après chaque moment de calme. Je ne connaissais que ça quand je suis partie, et c’est ce que j’ai continué à chercher pendant presque sept ans. Sept ans d’errance sentimentale à m’attacher à ceux qui, surtout, ne voudraient pas vraiment de moi. Sept ans à détester ceux avec qui je commençais à avoir un semblant de relation, quelle qu’elle soit. Sept ans à me battre en silence, mentalement, contre tous ceux qui partageaient avec moi un jour, une nuit, une semaine, un mois, une vie. Tu n’imagines pas à quel point j’ai pu haïr le sentiment amoureux, à quel point j’ai pu avoir envie d’arracher ce truc qui vient te coller au ventre mais qui te fait beaucoup plus de mal que de bien.

Pendant un temps, j’ai choisi ceux qui ne me faisaient plus rien. C’était moins douloureux.
Mais c’est vite chiant aussi.

Et puis voilà.
Il s’est passé quelque chose, quelque chose qui était en gestation depuis un moment mais qui vient d’exploser. Et ça, j’avais envie de t’en parler.

Tu sais, j’avais arrêté la psychanalyse quand notre relation a commencé.
Et puis je l’ai reprise.
La semaine dernière, il y a eu une séance libératrice où, tout d’un coup, j’ai compris.
J’ai compris, notamment, que ça n’avait rien à voir avec toi, que ça remonte à bien plus loin.
J’ai compris que j’avais appris à aimer en pleurant,  j’avais appris que la seule manière d’exprimer ses sentiments se fait par les larmes.
« Je souffre pour toi, ça veut dire que je t’aime. »
J’ai compris que c’était une belle connerie, surtout.

Et de me dire ça, ça a tout dénoué d'un coup. 
Comme si le géant assis sur mes épaules venait de se péter la gueule et que je pouvais tout d'un coup m'envoler si j'en avais envie. 

En fait, tout ce que je voulais te dire, c’est que je suis en train de devenir quelqu’un de bien.
Que je refuse le silence, maintenant. Je suis encore un peu maladroite, parfois, quand il s’agit de s’exprimer, mais je m’y tiens.

Je voulais aussi te dire que finalement…
« C’est pas toi, c’est moi. »
Ca, je ne te l’ai pas sorti à l’époque.
Je pourrais le faire maintenant.

Mais ça, ça t’en ferait vraiment une de belle jambe. 

02.03.2015 : Bruges : le calendrier des villes ou l'importance d'être ambidextre.



Il y a des villes comme ça sur lesquelles je ne sais pas quoi dire. Lorsque je voyage, il se forme presque systématiquement dans ma tête une histoire. Ou bien, un petit élément du lieu prend une dimension énorme, un détail vient m’en rappeler un autre et alors, une quantité de mini connexions se font avec une autre chose vue ailleurs, une personne, une question, et c’est toute une toile qui se dessine sur les murs, sur les pavés. Et comme ça, la ville me parle.

Mais à Bruges, la ville est restée silencieuse. Les quelques jours passés là-bas étaient pourtant agréables, mais j’avais, je crois, une appréciation très intellectuelle du lieu : je voyais que cette vieille cité médiévale était jolie ou historiquement riche, mais je ne me souviens pas d’avoir ressenti une émotion. Sans doute le résultat d’une ville si résolument ancrée dans le passé qu’elle est presque devenue un Disneyland miniature pour touristes en quête de pittoresque.

Je n’ai rien trouvé sur la grande place du marché, ni devant le beffroi ; les rues pavées qui façonnent tout le centre ville historique, les ponts qui enjambent les canaux, tout me semblait figé. La nuit apportait une couleur différente, revêtait les rues d’une ambiance mystérieuse qui transformait la ville en un théâtre. Un théâtre, donc, une représentation, un masque de cire posé sur un sol qui fut autrefois bouillonnant.

On a mis Bruges dans du formol. On l’a vitrifié, et en la visitant, ce sont des esprits du passé qu’on regarde à travers le bocal.

Les rues sont un accès direct au Moyen Age, l’âge d’or de la ville. L’ironie, c’est que cet âge d’or est dû, en quelque sorte, à une destruction. Le 4 octobre 1134, un raz de marée vient percer un accès direct entre Bruges et la mer du Nord. On appelle ce nouveau canal le Zwin. Rapidement, la ville, située à une position stratégique entre l’eau et les routes qui mènent vers l’intérieur des terres, devient une escale majeure du commerce mondiale. Au XIIe siècle, le marché de cette « Venise du Nord » est considéré comme le plus sophistiqué des Pays Bas, notamment pour la vente de draperies luxueuses.

Oui, mais voilà : quand le succès repose sur un banc de sable, il peut disparaitre avec la prochaine marée. A la fin du XVe siècle, le Zwin salvateur s’ensable définitivement et la connexion avec la mer est rompue. Petit à petit, Bruges s’appauvrit au profit d’Anvers. La cour de Bourgogne quitte la ville ; et lorsque les Pays Bas, par un jeu d’héritage et de mariage entre les Ducs de Bourgogne et la Maison de Habsbourg, passent sous domination espagnole, Bruges, devenue sans intérêt, est laissée à l’abandon. Mais à partir de 1570, plusieurs provinces en majorité protestante se soulèvent contre la couronne espagnole. En 1581, sept provinces font scission via l’Acte de La Haye et se constituent en une République fédérale, les Provinces Unies. S’en suivra la Guerre de Quatre-Vingts ans – ou la « révolte des gueux » (je rêvais de placer ce mot) – à laquelle plusieurs grandes villes extérieures à ces provinces prennent part à leur tour. Bruges en fait partie ; et son déclin n’en sera que précipité. A la fin de la guerre, marquée par le Traité de Westphalie en 1648, Bruges n’est plus qu’une pauvre petite ville de province.

Tout ça à cause d’un bras de mer qui s’ensable.

A partir de là, toutes les tentatives que mettra la ville en place pour se relever auront pour objectif de renouer avec son passé de star commerciale. Un peu comme Loana après la fin du Loft. Bruges parviendra cependant à devenir une attraction touristique, grâce à son vieux centre ville, classé depuis au Patrimoine Mondial de l’UNESCO.

Le passé est préservé. Tant mieux, sans doute. Mais comment rester tourné vers l’avenir, comment garder son dynamisme quand des monuments si imposants, si écrasants qu’ils en deviennent sacrés, vous renvoient sans cesse vers un autre temps ?

Il y a eu une polémique à Paris, récemment, autour de la tour Triangle, un projet de gratte ciel de 180 mètres de haut et de 42 étages qui devait être construit dans le quartier de la Porte de Versailles. En novembre 2014, le Conseil de Paris a finalement voté contre ce projet. Parmi les arguments des opposants, la consommation énergétique était avancée, malgré les solutions géothermiques et de panneaux solaires proposées par les architectes ; on reprochait aussi au bâtiment le fait qu’il soit uniquement destiné à accueillir des bureaux, dans une ville où tant de locaux sont vacants et où trouver un logement revient à chercher du pétrole. Mais la critique qui revenait sans cesse – ou en tout cas, celle d’ordre esthétique – s’adressait à la verticalité du bâtiment. L’UNESCO (toujours lui) rappelait notamment que Paris était l’une des dernières grandes capitales horizontales, et qu’il fallait préserver cette spécificité. D’autres affirmaient qu’une tour n’était cohérente que si elle était en dialogue avec d’autres tours, comme à la Défense ou à New York. Je n’ai pas vraiment d’avis sur l’esthétique du projet en lui-même et à New York, justement, je n’ai pas aimé cette verticalité étouffante pour le regard, tout autant que par le symbole que ces tours semblent porter : pour avoir accès à un bout de ciel, il faut grimper plus haut que les autres.

Bref.

Ce qui m’a interpellée dans l’histoire de la tour Triangle, c’est la réflexion de Christian de Portzampac, architecte et urbaniste français qui travaille beaucoup sur la verticalité, et n’est donc pas totalement objectif dans cette histoire :

« Les villes représentent le passé, le présent et elles nous montrent le futur. Elles assurent la coexistence des générations comme une sorte de « calendrier » où nous vivons dans ce que nos ancêtres ont construit et que nous transformons pour nos enfants. Les villes racontent une histoire, mais elles doivent aussi montrer que le futur existe, il ne faut pas interdire que les constructions neuves et de grande qualité s’insèrent. Il peut y avoir des variations dans la ville historique qui vont l’embellir et la transformer un peu. »

Christian exagère peut-être un peu : je ne crois pas que Paris soit déjà moribonde, et certains quartiers ont été largement rénovés ces dernières années, ne serait-ce que tout l’ensemble des Grands Moulins dans le 13e arrondissement, dont j’ai vécu l’inauguration pendant ma dernière année de licence. Mais il appuie sur un point qui m’avait déjà interrogée avant : quid de la « ville historique » ? Que se passera-t-il quand nous aurons investi tous ces quartiers qui sont encore un peu neutres, et qui laissent de la place aux monuments modernes ? Continuera-t-on de construire à la périphérie, quitte à exiler les habitants du très Grand Paris, quitte à faire du centre ville un musée semblable Bruges ? Ou osera-t-on, un jour, s’attaquer au passé sacralisé ? A partir de quel moment franchit-on la limite entre la nécessaire conservation de la mémoire et de ses enseignements, et l’encombrement qui interdit tout mouvement, toute remise en question ? Quand passe-t-on de la culture-mouvement qui nourrit, au culturel-musée qui fige ? Et comment accepter le passé sans qu’il devienne une entrave, comment construire à partir de lui ?

Ces questions là, oui, elles me sont venues à Bruges. Comme quoi, la ville a fini par me parler.

Mais ce n’est pas elle qui m’a donné un semblant de réponse. Pendant ce séjour, nous sommes rentrés dans une petite cour pavée, dans laquelle une annonce pour un concert gratuit de harpe était affichée. Nous n’avions rien d’autre à faire, et même si nous n’avons pas un penchant naturel pour la harpe, nous avons décidé d’y assister. Il s’agissait de Luc Vanlaere, un monsieur qui joue seul ses morceaux sur plusieurs instruments différents : des harpes classiques, des très anciennes venues d’Asie et d’autres qu’il a construites lui-même. Je suis loin d’être une experte en harpe, mais ce croisement de sons anciens, d’autres venus d’ailleurs et ces sonorités plus contemporaines, recréaient un monde nouveau. J’avais l’impression d’entendre de la harpe pour la première fois. Tel vieil instrument reprenait vie en vibrant avec tel autre. Et je me suis dit que je pouvais tout aussi bien faire pareil avec mes souvenirs encombrants.

Le fait est : je ne me débarrasserai jamais de ma mémoire armoire – à moins d’avoir un jour Alzheimer. Bruges et Paris ne détruiront jamais leurs bâtiments les plus historiques – à moins d’être rasées. Mais elles comme moi avons encore des milliers de vies à vivre. C’est ce que m’a murmuré ce musicien un peu fou en pinçant toutes ses cordes : tous ces souvenirs, toutes ces vies entassées, sont autant de notes et de variations qu’on peut apporter à une gamme. Pas besoin de s’en débarrasser : il faut juste composer avec tous les éléments et savoir les faire dialoguer. C’est aussi ça, le multiculturalisme. Et pour en profiter au maximum, mieux vaut s’exercer et développer sa flexibilité pour maîtriser son instrument et en jouer librement. 


C’est ça que j’ai retenu de Bruges : il faut être ambidextre dans cette vie, parce que personne ne viendra faire ta main gauche.