Et puis, je suis enfin arrivée à
Chiang Mai. J'y ai rejoint plusieurs personnes : mes
Autrichiens, mais aussi Carolyne et Jennifer, deux Américaines, et
Brayden, un Australien, tous rencontrés à Kanchanaburi. Pendant dix
jours, le Great Chiang Mai Hostel est devenu notre maison, une
auberge qui vient d'ouvrir, flambant neuve, et idéalement située
juste à côté de la vieille ville. Le personnel était charmant, et
j'ai presque versé ma petite larme en partant.
Il y aura beaucoup de choses à dire sur Chiang Mai, mais je voudrais commencer par Thanksgiving. Il y avait plusieurs Américains dans l'hôtel, et célébrer cette fête tous ensemble semblait important à leurs yeux. Alors nous sommes tous allés dîner dans un restaurant italien qui nous a annoncé, après 40 minutes d'attente, qu'il n'y avait plus de pizzas et la soirée s'est terminée en semi-dispute avec le patron. Il paraît que c'est toujours comme ça, pour Thanksgiving. Du coup, nous n'avons pas fait le traditionnel tour de table pour savoir à qui nous aimerions adresser nos remerciements.
Mais je voudrais quand même le faire
maintenant.
Je voudrais d'abord remercier Florian,
qui m'a remonté le moral à la Tavee Guest House, à Bangkok, quand
j'ai raté mon train de nuit pour Chiang Mai à cause
d'embouteillages monstrueux, et que j'ai du passer une soirée forcée
dans cette ville qui, décidément, continue de me maltraiter. Il
était là avec sa petite amie, Mélissa, ils arrivaient à la fin de
leur voyage en Thaïlande. Alors que je commençais à paniquer sur
ma volonté de continuer, de voyager seule, loin, d'être confrontée
à tout un tas de difficultés que, peut-être, je n'arriverai pas à
surmonter, Florian m'a simplement dit : « Ce n'est que le
début de ton voyage. Prends les choses les unes après les autres.
Tu es venue ici pour une raison, pour trouver quelque chose. Alors
cherche, trouve ce que tu es venue chercher, et tu rentreras après. »
Je suis partie me coucher apaisée. Alors, voilà, merci, Florian.
J'espère que vous êtes bien rentrés.
Je voudrais aussi remercier Neil. Dès
mon premier jour à Chiang Mai, je suis allée au Wat Suan Dok, un
temple qui héberge la Bouddhist Academy. Dans les jardins du temple,
des moines sont là, assis autour de tables en bois. Il suffit de s'y
asseoir et de leur poser les questions qu'on veut. Je suis arrivée,
toujours un peu déboussolée, avec la conviction que ce moine, assis
en face de moi, allait me donner des réponses à des questions que
je n'avais pas. Il a évidemment eu l'air bien embêté quand j'ai
commencé à verser quelques larmes, sans pouvoir lui dire la raison.
C'est finalement Neil, grand Britannique baraqué d'une cinquantaine
d'années, bras tatoués et crâne rasé, qui est venu à ma
rescousse.
« Tu veux qu'on discute un peu
tout les deux ? »
« Heu... »
« Viens, je vois que tu as besoin
de parler. »
Neil a été policier, puis il a
travaillé dans la sécurité. Et un jour, il a découvert le
bouddhisme. Aujourd'hui, il vit la plupart du temps à Chiang Mai et
apprend l'anglais aux moines qui sont dans ce temple. Lui aussi veut
devenir moine. Il est là pour étudier.
J'ai commencé à expliquer à Neil à
quel point j'avais peur, une peur indéfinissable, qui ne visait pas
d'objet en particulier, mais là, omniprésente. Et puis, j'ai parlé
des attaques à Paris. Et pour la première fois depuis ce
vendredi-là, j'ai pleuré, pour de vrai, et je me suis sentie
soulagée d'un poids énorme. Neil essayait de me réconforter.
« Don't worry sweetheart, don't worry little thing. » Et
puis, il m'a dit : « Tu ne peux rien faire contre ces
terroristes. Mais tu ne peux pas les laisser avoir ta peur. Tu ne
peux pas les laisser avoir tes larmes. Si tu as peur, ils ont
gagné. Alors maintenant, ris, danse, bois un peu d'alcool et
fais ce que tu dois faire ici. » Et mon sourire est revenu.
* Au Wat Suan Dok *
Je voudrais remercier mon chauffeur de
tuk-tuk qui m'a emmenée au Wat Umong, à une vingtaine de minutes du
centre de Chiang Mai, où je suis allée pour me renseigner sur les
retraites de méditation. Après avoir eu les informations que je
voulais, je l'ai cherché dans les immenses jardins du site. Je l'ai
retrouvé à l'entrée de ce temple si particulier, dont les galeries
sont comme creusées dans la roche. Il m'a montré l'entrée. Je l'ai
retrouvé ensuite devant l'autel où il faisait sa prière. Il m'a
invitée en silence à m'asseoir à côté de lui. Et puis, toujours
sans un mot, il m'a donné de l'encens, m'a montré comment faire, et
c'est ensemble que nous nous sommes recueillis devant la petite
statue du Bouddha. Il m'a ensuite entraînée vers un grand bassin et
a acheté du pain pour que je puisse le lancer aux énormes poissons
chats qui se jettent en masse sur la moindre miette qui touche la
surface de l'eau, provoquant un impressionnant bouillonnement de
nageoires et de moustache dans le bassin. Il ne parlait pas du tout
anglais mais il a essayé de m'apprendre des mots en thaï. Et puis,
avant de me ramener à mon hôtel, il m'a emmenée avec son tuk-tuk
faire un tour du grand campus universitaire de Chiang Mai, et de
certains quartiers de la ville que je ne connaissais pas. Tout ça,
sans un autre mot que son sourire, et sans rien demander de plus.
* Les poissons chats du Wat Umong*
Je voudrais remercier Mucki, pour son
rire contagieux autour des buckets
de long island au Yellow Corner, ce bar en plein air qui se remplit
de touristes et de locaux au son de musique boum-boum. Je voudrais
remercier Bennie pour la danse, et Carissa pour cette superbe
chorégraphie devant un ventilateur sur une reprise de « My
heart will go on ».
Et
puis enfin, je voudrais remercier quelqu'un que je ne remercie
jamais. Et tant pis si ça fait prétentieux, mais je voudrais me
remercier moi-même. Nous roulions avec Brayden, au retour du grand
canyon, une ancienne carrière dans laquelle il est maintenant
possible de se baigner. Le soleil était en train de se coucher
derrière l'ombre des montagnes qui découpaient le ciel en une frise
rose et pointue. Je retrouvais cette sensation de liberté, assise à
l'arrière du scooter, à n'avoir rien d'autre à faire que regarder
le paysage défiler. J'ai réalisé que ce moment de calme, ces
sensations, je les connaissais déjà. Elles étaient déjà là, il
y avait déjà tout ça en moi. J'ai ressenti l'espace d'une seconde
que ce que j'étais venue chercher ne se trouve pas en Thaïlande, ni
au Laos, ni au Cambodge, ni en Indonésie. Tout ce que je cherche se
trouve déjà à l'intérieur de moi. Il faut juste tout
dépoussiérer. Quelques jours plus tard, pendant que Carolyne et
Jennifer attendaient pour se faire un tatouage au bambou, je me suis
échappée pour retourner au Wat Suan Dok, où j'avais rencontré
Neil. Les moines étaient en plein chant dans le temple, et je me
suis assise pour les écouter. En les regardant, je me suis rappelée
qu'ils n'étaient pas en train de vénérer un Dieu. Il 'n'y en a pas
dans la bouddhisme. Ils étaient en train de « vénérer le
divin » en chacun de nous. Ils ne cherchaient pas à ce qu'on
leur donne les réponses. Ils les cherchaient en eux-mêmes.
J'imagine que c'est aussi ce qu'il me reste à faire.