mercredi 25 novembre 2015

14-16.11.2015 : Ayutthaya – Bouddhas décapités et Goldorak : sauter à travers le temps.



Quand je suis sortie de Bangkok, j'ai eu l'impression de redécouvrir les couleurs, comme quand on passe sa main sur une surface poussiéreuse, et que les motifs d'origine se révèlent.

A Ayutthaya, c'est le jaune qui m'a marquée. Le royaume d'Ayutthaya a été fondé vers 1350 par le roi Umong. Aujourd'hui, on s'y promène dans les ruines des 400 temples qui composaient la ville, et qui témoignent maintenant de la splendeur du royaume. Les temples à Ayutthaya sont un peu différents de ceux que j'ai vus à Bangkok. Ici, on voit beaucoup de prang, de très hautes tours richement sculptées renfermant une relique, et dont l'architecture vient en fait des Khmers, qui ont occupé les territoires thaïs entre le XIe et le XIIIe siècle. Ces temples ne sont pas (ou plus?) recouvertes des dorures qui m'avaient éblouies jusque là, mais ils ont conservé une couleur ocre qui donne un aspect très rocailleux à la ville.

400 temples, autant dire que ça ne se visite pas les doigts dans le nez (au sens propre comme au figuré, d'ailleurs). Dion et moi avions prévu de louer des vélos, mais la chaleur nous en a dissuadées. Sus les conseils de Ya, le gérant de notre auberge, nous sommes donc allées au Wat Chai Watthanaram, en dehors de l'île centrale où se situe presque l'ensemble des ruines, mais à seulement quinze minutes à pieds de notre logement. Le site est bien plus petit que le gigantesque squelette qui gît dans le centre, mis il permet de s'y promener plus tranquillement. C'est aussi ce temple que nous avons pu admirer de nuit, le soir, en faisant notre tour en bateau nocturne avec mes Autrichiens, rencontrés la veille. Dans ce temple, la mise à sac de la ville par les Birmans en 1767 est bien visible : des rangées de Bouddhas sont alignés le long des murs, décapités.




Et puis, de cette couleur ocre un peu passée, nous avons fait un saut dans le temps en nous retrouvant ensuite au beau milieu d'un temple, beaucoup plus récent celui-là, dans lequel une célébration avait lieu. Difficile de décrire l'endroit : plusieurs petits temples étaient rassemblés là, mais dans les espaces extérieurs qu'il y avait entre chaque, des voiles jaunes avaient été accrochés comme pour créer une toiture volante, si bien qu'on ne savait plus si on se trouvait dehors ou dedans.

Il y avait du monde, beaucoup de monde. Et surtout, il y avait de grandes statues de super-héros posées entre les Bouddhas: Superman, Batman, Goldorak, etc. J'ai fini par arrêter quelqu'un :

« - Excusez-moi, il y a une célébration spéciale aujourd'hui ?
- Ha non, c'est le temple, c'est tous les jours comme ça.
- Mais pourquoi est-ce qu'il y a des statues de super-héros ?
- Pourquoi pas ? C'est drôle de se prendre en photo avec. »

On ne peut pas lui donner tort cela dit. S'il y avait eu des statues de Sailor Moon à l'église Saint Joseph quand j'étais petite, je serais sans doute allée à la messe avec plus d'assiduité. Mais surtout, pour moi le contraste était frappant. Nous étions passés des anciens temples, gigantesques, impressionnants, vous regardant presque de haut, et de ces austères bouddhas décapités à une joyeuse fête qui me faisait presque penser à un parc d'attraction.


En traversant ce temple et cette immense foule, nous nous sommes retrouvés sur un marché flottant : autour d'un ponton, plusieurs barques flottaient, et dedans, des hommes et des femmes cuisinaient et vendaient à manger. Après de LONGUES MINUTES d'hésitation, j'ai pris des nouilles et du tofu, mais surtout, surtout... de succulentes ravioles dont la pâte est similaire à celle des boules de coco, mais avec de la noix de coco frite dedans.

Là, à cet instant précis, le bedon plein au milieu de cette foule colorée et de ces succulentes odeurs de cuisine, à l'ombre des voiles jaunes qui dansaient au dessus de nos têtes, je me suis sentie bien. En retraversant le temple, j'ai acheté une petite bougie en forme de lotus que j'ai laissée glisser sur l'eau d'une fontaine, pour dédier ce moment apaisant à ceux qui sont restés à la maison. Tout doucement, j'ai commencé à me relever. 


dimanche 22 novembre 2015

14.11.2015 : L'auberge des coeurs brisés.




Je me suis réveillée au son de ces oiseaux mi-piafs mi-singes que je n'ai pas encore identifiés. Ils font un drôle de bruit, mais je l'aime bien, ce bruit. Aujourd'hui, je pars pour Ayutthaya avec Dion, la Canadienne rencontrée à Bangkok. Nous voulons partir tôt, alors j'ai mis un réveil. Il a sonné cette fois. J'attrape mon téléphone, l'autre, pas celui qui sonne, mais le téléphone intelligent qui va sur Internet et tout, sauf que lui, sa sonnerie ne fonctionne pas, alors j'utilise mon téléphone tout naze acheté à Bali il y a quatre ans dans lequel j'ai laissé ma carte SIM française. Mais donc là, je prends l'autre, avec sa SIM thaïlandaise. Nyamuk a envoyé un message sur le groupe Facebook « Famille », où il y a ses parents et ses frères et sœurs – et moi. Il demande si tout va bien. Puis « Regardez les news ». Alors je regarde.

Attaque à Paris.
Des centaines de morts.

J'ai commencé par refuser de croire que c'était grave. Mais quand même. Sur mon mur Facebook, les message s'enchaînaient mais je ne comprenais rien. Le lien ne se faisait pas.

Je suis sortie de ma chambre. Mon premier réflexe a été d'appeler Vicken, mon frère,, parce qu'il était 2h30 du matin à Paris, et sans doute, mes parents dormaient. Au bout du fil, sa voix est étonnamment calme. J'ai presque l'impression d'entendre le sourire qu'il fait quand il veut être rassurant.

« Tout le monde va bien. Nous sommes tous rentrés. On regarde les infos. »

« Je crois que j'ai des amis qui étaient dans l'attaque au Bataclan », je lui dis.

Voilà. C'est là que ça a basculé. Une fois que j'ai verbalisé ça : des amis, des personnes que je connais, que j'aime, avec qui j'aurais sans doute pu passer la soirée. Ils viennent de se faire tirer dessus par des kalachnikovs. Et moi, je suis à des milliers de kilomètres, je rencontre plein de monde, un  nouveau pays, et je ne sais pas du tout ce que je suis censée faire.

C'est étrange. Avant de partir, j'avais cette angoisse permanente de mourir, notamment dans une attaque terroriste. Mais je pensais que ça m'arriverait à moi, pas aux autres. Et j'avais bien vu en psychanalyse que cette peur, c'était la peur du changement intérieur, que ce n'était pas une réalité. C'était bien noté.

Et tout d'un coup, ces angoisses prennent corps. Elles sont de l'ordre du possible. Alors, une autre pensée m'envahit. Depuis la préparation de mon voyage, je me suis toujours dit que si ça ne me convenait pas, je rentrais à Paris. Tout d'un coup, j'ai l'impression de ne plus avoir d'endroit doux et protégé où me réfugier. Et là, le monde me pique vraiment.

Dion s'est levée, et je lui ai expliqué ce qui s'est passé. Nous partirons quand même, seulement un peu plus tard. Dion est une pile d'énergie brute. Elle est née en Jamaïque mais vit au Canada depuis qu'elle est toute petite. Pendant plusieurs mois, elle est venue enseigner l'anglais en Corée, où elle a rencontré son amoureux français. Elle fait un dernier voyage avant de retourner au Canada. Elle a vu beaucoup de choses et les décortique beaucoup. Elle est même allée en Corée du Nord pendant quelque jours. Elle est très volubile et rit souvent. Mais parfois, quand je lui raconte quelque chose, son visage devient impressionnant de sérieux. Aujourd'hui, sa compagnie me sera particulièrement précieuse.

Dans le train pour aller à Ayutthaya, à 1h30 de Bangkok, nous faisons des blagues pourries sur la maison Vimanmek, que nous avons visitée hier, une très belle maison mais envahie par des groupes de touristes chinois trop pressés, et des mesures imposées à chaque étape pour nous faire cracher quelques bahts de plus. Alors je ris à nos blagues, mais entre deux rires – kalachnikovs, sang, bombes. Alors je regarde le paysage par la fenêtre pour essayer de me rappeler où je suis. Toujours, en arrière fond, il y a quelque chose qui me gratte.

Nous avons réservé une guesthouse, le Ayutthaya Riverside View Guesthouse, qui nous a été recommandée par Julien et Romy. L'endroit est charmant, au bord de la rivière, propre et toujours dans des prix très abordables. Le seul problème : elle est très excentrée. Après nous être posées quelques heures au bord du fleuve - « Vous allez bien ? On peut faire un Skype ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je dois faire ? Tu as des nouvelles ? » - nous décidons d'aller visiter les alentours et de dîner en centre ville. Centre-ville que nous ne parviendrons jamais à rejoindre, car même les tuk-tuk ne viennent pas dans ce coin de la ville, passé 19h. Nous attendons vingt longues minutes sous les regards amusés des habitants du coin qui se demandent ce qu'on fabrique ici. Autant de lose dans une journée, ça commence à me faire rire. On a du trouvé l'un des seuls endroits de la Thaïlande où les touristes ne se font pas harceler par les tuk-tuks, même si on est volontaire. Je dis à Dion que parfois, il faut accepter, que le monde nous envoie un message pour nous dire qu'il faut rentrer à notre auberge et que ce sera peut-être la soirée du siècle à Ayutthaya.

Je ne croyais pas si bien dire.

A peine arrivée, un groupe d'Autrichiens vient nous parler : Florian, Christian dit « Mucki », Bennie, Alina, Carissa – se souvenir des prénoms, surtout, encore plus aujourd'hui. Ils nous proposent de nous joindre à eux pour un tour en bateau le lendemain, et nous nous installons à leur table. Un couple de Français est aussi assis là. Nous commençons à discuter quand le patron, Ya (là aussi, pardon pour l'orthographe) décide de venir animer la soirée. Il sort une guitare, un micro, et un cahier avec les paroles des chansons qu'il sait jouer. Tout le monde est un peu timide - « Je ne sais pas chanter », « Je ne connais pas les paroles », « Allez-y, je vous regarde ». Mais quand les premières notes de « Mrs Robinson » retentissent, il se passe quelque chose. Pour moi, « Mrs Robinson », ce sont les rochers de la plage de Falkenberg, en Suède. C'est mon arrivée à Bangkok. Ce sera aussi cette nuit particulière.

Très vite, la soirée se transforme en karaoké de groupe. Ya enchaîne les morceaux et les intercale avec un jeu à boire, sans doute pour échauffer un peu plus nos voix et notre entrain. C'est un très bon guitariste. Il passe de Pink Floyd, à Aerosmith - « I'm leaving on a jet plane, don't know when I'll be back again » - les Beatles, les Rolling Stones, etc. Et puis, il se lance dans « Imagine ». Je ne sais plus trop si je dois rire ou pleurer. Je suis en train de vivre un moment merveilleux, et soudain, derrière la douceur – le bruits des balles.



Petit à petit, le groupe se disloque pour aller se coucher. Je reste encore un peu avec les deux Français, quand Samen, un autre homme qui travaille ici, vient nous voir. Il ne parle pas anglais, mais nous allons passer presque une heure, tous les quatre au bord de la rivière, à essayer de communiquer malgré tout., en mélangeant de l'anglais, du mime, et des grosses digressions (ex : comment faire comprendre que quelqu'un est mort ? Chanter « Candle in the wind »). Samen nous apporte des dessins magnifiques où des motifs de la nature environnante s'entrelacent avec des formes plus abstraites. C'est lui qui les a faits. Il photocopie ensuite en noir et blanc ses originaux et les recolorie pour les distribuer aux gens qui passent dans l'auberge. Il nous raconte l'histoire de certains d'entre eux. Un couple, venu dans la guest house, à qui il prédit un long futur ensemble. Les chats, qu'il aimait tant, mais qui sont décédés maintenant. Plusieurs fois, il nous parle de sa famille, sans que nous soyons sûrs de comprendre. Et puis, soudain, il part et revient avec une photo de son fils, vraisemblablement enrôlé das l'armée, qui se trouve à la frontière avec le Cambodge. Nous ne comprenons pas s'il est vivant ou mort, mais Samen semble fier de lui. Quand il me demande de goûter à sa boisson, je comprends que ce n'est pas un mug de thé qu'il a dans la man, mais un mug de whisky. On dirait décidément que tout le monde ici, essaye de se réchauffer le cœur comme il peut.

Quand je me suis réveillée le lendemain, j'ai foncé à la réception pour réserver une nuit de plus. Plus tard dans la journée, la tristesse étant revenue, je suis allée regarder la rivière qui coulait devant la terrasse. Ya m'a vue. Il s'est mis juste derrière moi, ni trop près, ni trop loin, et il a fumé sa cigarette en silence. Cette présence, c'était comme une main sur  mon épaule. Le soir, avec les Autrichiens et d'autres personnes arrivées entre temps, il a tenu à rechanter « Imagine », « pour la France ».

J'admire beaucoup ceux de mes amis qui, malgré l'horreur, sont parvenus à écrire des choses inspirantes sur les réseaux sociaux, des mots réconfortants, à rire parfois. Je leur en suis reconnaissante aussi. Parce que ce jour-là, je n'ai rien su faire de tout ça. Tout ce que j'ai pu faire, c'est vivre cette merveilleuse soirée avec des gens merveilleux, un moment suspendu qui a réchauffé tous nos petits cœurs un peu écornés. Alors non, malgré la peur, malgré la tristesse, malgré tout ça, la vie est belle, bordel de merde. 

Merci.
Sawatikaa.
Danke schön.