samedi 16 juillet 2016

17-18.01.2016 : Trek de Kalaw à Inle Lake - où l'on voit briller l'espoir autour des feux de camps.



Je n'arrive pas à dire si le Myanmar restera mon étape préférée de ce voyage en Asie du Sud Est. C'est bien possible. Ce qui est sûr, c'est que le pays est très différent de tous les autres que j'ai visités. Le fait que le tourisme y soit encore très peu développé y est sans doute pour beaucoup : sans véritable industrie du voyage comme on le trouve chez ses voisins, les services sont encore un peu balbutiants et il est beaucoup plus difficile – voire impossible – pour le voyageur qui le voudrait de se réfugier dans des jolis resorts ou de prendre des trains VIP pour se couper de la réalité du pays. A moins peut-être de pouvoir vraiment aligner les dollars sans les compter. Là-bas, la réalité, on est en plein dedans. En tous cas dans les zones auxquelles on a accès. Soit le haut de l'iceberg.


On considère que la fin de la dictature au Myanmar remonte à 2011 seulement, lorsque la junte militaire a laissé place à un pouvoir civil, accompagné d'une nouvelle constitution et d'élections législatives. Evidemment, le processus n'est pas si simple et la démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. Certaines régions du pays sont encore interdites d'accès voire nécessitent un permis spécial pour s'y rendre. Notamment ces zones dites de « tension » où la minorité musulmane du pays, les Rohingya, sont persécutés et parqués dans des camps autour desquels règne un silence pesant. Un silence qui semble se craqueler, petit à petit, mais encore bien trop doucement. Des vagues de migrants de plus en plus importantes s'échappent du Myanmar pour trouver refuge dans toute l'Asie du Sud Est. On me demandait récemment s'il y avait des exemples d'extrémisme dans les pays bouddhistes. La réponse est donc malheureusement « oui ». Le Dalaï Lama a condamné ces violences à plusieurs reprises et a demandé aux moines birmans prenant part à ces persécutions de se « souvenir du visage du Bouddha ». Mais comme pour tous discours spirituels, chacun interprète la voix sacrée comme il l'entend, avec son lot de dérives. On ne le dira jamais assez : ces dérives là ne sont pas propres à une religion. Elles sont propres à l'être humain aveuglé par la peur de sa propre mort.

Consciente de ce conflit qui pourrit au Myanmar depuis plusieurs années, je dois dire que j'avais un certain dilemme moral à m'y rendre. Avant 2011, Aung San Suu Kyi, principale opposante à la junte pendant des années avec son parti, la Ligue Nationale pour la Démocratie, incitait les touristes à ne pas visiter le pays, pour ne pas soutenir une dictature qui s'était pourtant lancée dans une campagne de séduction internationale pour développer son économie. Mais voilà : le jour où je prenais l'avion pour commencer mon voyage, j'ai vu sur les écrans télé de l'aéroport Charles de Gaulle que le parti d'Aung San Suu Kyi venait de remporter les élections législatives. Et petit à petit, l'idée de me rendre dans un pays qui connaissait une période de changement aussi historique a fait son chemin. Non pas que je comptais soudainement me transformer en reporter sans frontières, mais tout de même. Moi qui me sentais perdre pied dans le fatalisme et le sentiment d'impuissance qui règne dans mon pays, je voulais voir l'effervescence.

C'était un bien grand mot, que celui d'effervescence. Le changement est lent, très lent, et la culture du pays fait que l'on reste encore très discret sur ses opinions politiques, ou son ressenti personnel. Mais ce que j'ai pu entendre, ça et là, au détour d'un mot ou d'une petit réflexion, ce sont des gouttes d'espoir. Des petites gouttes qu'il a fallu aller chercher un peu en dehors des sentiers battus.




Nous avons quitté Bagan le soir pour arriver à Kalaw, une fois encore, au beau milieu de la nuit. Dans le bus, nous avions rencontré Amélie qui prévoyait de faire un trek de deux jours jusqu'à Inle Lake le lendemain alors, comme nous n'avions rien d'autre à faire, nous avons décidé de la suivre. Kalaw est situé à 1320 m d'altitude : le choc thermique a été un peu rude en descendant de notre véhicule. La traditionnelle chasse au logement s'est soldée par un monumental fou rire quand nous avons essayé de nous entasser à sept dans une chambre double, avant qu'Ali ne prenne la sage initiative de demander s'il n'y avait pas une deuxième pièce disponible. Et puis, quelques heures de sommeil plus tard, il a fallu se mettre en route vers les minuscules villages habités par le peuple Shan, emmenés par notre guide, Sam.

Depuis trois mois ou presque, je voyageais dans des paysages souvent luxuriants aux tons vert émeraude, arrosés par des cascades ou par le Mékong. Cette fois, la terre était sèche, brûlée. L'herbe jaune se tirait la bourre avec une terre crevassée légèrement ocre. Il y avait quelques arbres, maigres, courts sur pattes. Et à perte de vue, des collines rases, des champs de maïs où ne restaient que les feuilles desséchées, et ça et là, des petites pointes de couleur rouge amenées par les cultures de piment.



Au bout de plusieurs heures de marche, nous nous sommes arrêtés dans un premier village pour boire un thé. Il y avait peu de monde, mais beaucoup d'animation. Des groupes d'hommes étaient affairés à rassembler du bambou, à le couper en rondins ou en fines et longues lamelles qu'ils tissaient ensuite pour en faire des façades : le village entier était en train de construire une nouvelle maison pour une famille qui en avait besoin d'une. Tous ensemble, et gratuitement. Juste un travail d'entraide. Je les ai longuement regardés, sur leurs échafaudages en bambou : la structure de la maison était déjà montée. Peut-être allaient-ils construire, comme pour les autres, un premier étage en ciment, avant de poser les façades qu'ils étaient en train de tisser.





Un peu plus loin, nous nous sommes arrêtés dans une école. Les enfants étaient dehors : une partie d'entre eux jouaient aux osselets ; les autres répétaient avec leur maître une chorégraphie très étudiée sur « Uptown Funk » de Bruno Mars. Je n'ai pas eu le droit de jouer aux osselets (à priori parce que je suis une fille) mais Jaime et moi avons pu rejoindre la danse... répétée inlassablement des dizaines et des dizaines de fois. Ce n'était pas un spectacle de fin d'année, comme je l'avais pensé au début : en nous éloignant de l'école, notre guide nous a expliqué que la classe participait à une sorte de concours de talents. Les élèves les plus doués étaient repérés par d'autres établissements qui pouvaient leur proposer de poursuivre leur scolarité chez eux. Pour les autres, il faudrait sans doute rester au village, faute de moyen.




Nous avons continué notre route parmi les champs et les troupeaux de bœufs jusqu'à un autre minuscule village où nous devions passer la nuit. Nous avions marché vite, bien plus vite que les autres groupes qui faisaient le même trek que nous. Nous avons été installés dans une des maisons du village, construite de la même manière que celle dont nous assistions plus tôt à l'échafaudage : un première étage en ciment abritant une étable pour leurs bovins et à l'étage, une gigantesque pièce dans laquelle étaient alignés tous nos matelas. La cuisine se faisait dehors, sur un petit feu de bois, pas loin des toilettes qui se résumaient à un trou creusé dans le sol, entouré d'une petite cabine en bambou. Je n'ai pas visité la « salle de bain », elle aussi à l'extérieure, qui devait se résumer à un tuyau d'arrosage d'eau glacée. J'ai préféré accompagner une partie du groupe à la minuscule épicerie du village pour acheter quelques bières Mandalay à boire autour du feu.

Nous avons regardé le soleil se coucher dans un champ, derrière la maison, avant de rejoindre notre guide et le cuisinier qui nous accompagnait autour du feu de bois, dans la cour de notre maison d'accueil. C'est là, avec la chaleur des flammes, la chaleur de la bière et du whisky birman, la chaleur de la guitare de Chris et des cigares sucrés, que les langues se sont déliées, intimement.




Sam nous a parlé de sa vie : son malheur est d'être tombé amoureux d'une femme d'une autre tribu. Ils ont une interdiction formelle d'être ensemble, et lorsque sa mère a appris leur relation, elle a forcé son fils à rompre. Pas à cours de ressources, tous les deux ont trouvé un emploi comme guide dans la même agence : ils peuvent continuer à se voir au travail. Mais pas plus.

Alors on essaye de comprendre, avec notre propre naïveté. Qu'est-ce que ça peut bien faire si ta mère n'est pas d'accord ? Il se passerait quoi ? Tu veux rester vivre dans ton village ? Sam nous parle un peu plus de ses conditions de vie. Il montre la maison dans laquelle nous allons dormir : « Vous voyez, il n'y a pas d'eau courante ni d'électricité ici. Alors qu'il y en a à Yangon et dans d'autres grandes villes. C'est pour ça qu'on a voté pour Aung San Suu Kuyi : elle, elle nous a promis que l'énergie serait partagée pour tout le monde. »

Il est donc là, l'espoir. L'égalité, la démocratie, elle pourrait commencer par ça, par un juste partage des énergies. Ou plutôt, par une considération égale pour tous les êtres humains du pays. Citadins ou ruraux. Bouddhistes ou musulmans.

Ce soir-là, au milieu de la nuit, j'ai du me relever pour aller dans la cabine de bambou dans la cour. Il faisait un froid terrible et j'ai eu la peur de ma vie en me retrouvant nez à nez avec un buffle sur mon chemin. Nous dormions presque à même le sol dans la grande pièce à l'étage, en rang d'oignons sous d'énormes édredons. Je n'ai jamais voulu tomber dans le romantisme facile en contemplant le « bonheur véritable de ces personnes qui n'ont rien ». Mais je n'aurais échangé ma place pour rien au monde ce soir là. J'aurais voulu rester plus longtemps, prendre le temps d'apprendre à communiquer avec ceux qui vivaient là pour comprendre.

Parce que tout d'un coup, j'avais comme l'impression d'être plongée dans un univers qui se rapprochait le plus de ce que ma famille avait peut-être vécu il y a plus de soixante ans, cette petite partie de notre histoire que je n'arrive toujours pas à imaginer, qui reste dans l'ombre. J'ai beaucoup pensé à vous pendant ce séjour au Myanmar, à cet espoir d'une vie meilleure qui a du vous habiter pour vous arracher à votre pays natal, à ce désespoir animal qui fait traverser les mers sur des bateaux qui partent vers un territoire complètement inconnu. Est-ce à ça qu'elle ressemblait votre vie, là-bas ? Qu'est-ce que vous imaginiez en débarquant ici ? Et cet espoir que vous aviez, pourquoi est-ce que je ne le ressens plus, moi ? Elle est passée où, cette étincelle ?


J'ai continué à la chercher dans les pays d'Asie. Mais je crois bien l'avoir vue briller dans les yeux de Sam. A moins que ce n'ait juste été le feu de bois et la fin de la bouteille de whisky.