Il faut parfois s'accrocher pour arriver à destination. Mais à la limite, ça peut rendre l'arrivée encore plus savoureuse. Je n'aurais sans doute pas eu besoin de ces complications pour tomber amoureuse du plateau des Boloven, mais elles ont quand même fait partie du trajet.
A Vientiane, j'avais donc retrouvé
Tomas, le Belge rencontré sur le « slow boat » entre la
Thaïlande et le Laos, et nous avions décidé de descendre le long
du Mékong ensemble, puisque nous avions tous les deux en tête de
fêter Noël dans la région des quatre milles îles, tout au sud du
pays. Après notre escale à Khong Lo, l'idée était de nous arrêter
à Savannaketh, histoire de ne pas faire un trajet en bus
interminable. Savannaketh décrite comme une « jolie ville
coloniale au charme désuet », par le Lonely Planet. Soit une
autre manière de dire « un trou où personne ne va parce que
c'est tout décrépi ». L'endroit peut servir de point de
départ pour des randonnées dans un parc national à proximité,
mais après avoir passé une après-midi à errer dans les rues vides
et fissurées de la « jolie ville coloniale », et après
avoir défié au billard une patronne de bar un peu mère maquerelle
sur les bords, avec un caractère digne d'un personnage des films
d'Almodovar, nous avons décidé de ne pas nous éterniser, et de
filer à Pakse dès le lendemain matin. J'ai fini par jeter tous mes
guides papier à cause de ce genre de mauvais plans et
d'approximations. Les Internet, c'est vachement mieux.
L'arrivée à Pakse aussi a été
chaotique. A l'approche de la ville, quelqu'un est monté dans le
bus, est venu voir directement les cinq Occidentaux (dont nous, donc)
assis dans le fond pour nous dire que notre arrêt était là et que
nous devions descendre. Sauf que nous étions à dix kilomètres de
Pakse, et que ladite personne avait en fait appelé ses potes
chauffeurs de tuk-tuk pour prévenir de l'arrivée de cinq pigeons
qui allaient avoir besoin d'eux pour finir la route. Nous avons
refusé de descendre, exigeant d'être conduits au même endroit que
toutes les autres personnes du bus. Au bout de cinq ou dix minutes de
discussion, il a enfin laissé tomber et le bus est reparti pour le
centre ville de Pakse, où nous avons pu marcher jusqu'à l'hôtel.
Nous nous en sommes finalement plutôt bien sortis puisque d'autres
touristes qui ont été confrontés à la même chose (l'arnaque est
systématique) n'ont pas eu le choix : le conducteur a débarqué
leurs affaires qui étaient en soute. Ils ont donc du quitter le bus.
Pakse ne vaut pas mieux que
Savannaketh, mais c'est le passage obligé pour visiter le plateau
des Boloven, dont le nom viendrait du peuple Laven qui dominait la
région. Il y a des tours en bus organisés depuis Pakse, mais Tomas
avait accepté de m'embarquer sur son scooter pour explorer le
plateau ensemble en faisant une boucle de trois jours. Nous avons
profité des précieux conseils d'un Belge, dirigeant de Miss Noi, un
magasin de location de scooters. Tous les jours, à 18h, il donne une
conférence (gratuite) d'une heure pour expliquer tout ce qu'il y a à
voir sur le plateau, en donnant des conseils et des plans qu'aucun
guide papier ne donne (oui, j'ai une petite dent contre ces guides,
maintenant). Une nuit à Pakse plus tard, nous nous sommes mis en
route.
Le plateau des Boloven, c'est des
routes sèches, poussiéreuses, entre jaune et rouge, et des
cascades, beaucoup de cascades qui arrosent une végétation épaisse,
lourde. Des cascades, on en avait déjà vues pas mal, et vu qu'on
avait un emploi du temps serré – et qu'il y avait quelques kips
à payer pour chacune d'entre
elles - on ne les a pas toutes faites. Mais je n'ai pas regretté mes
deniers devant la cascade de Tat Faan et ses 120m de haut qui font
d'elle la plus haute cascade du Laos. Impossible de s'en approcher
trop près : on ne peut observer que de loin cette gigantesque
chute qui tombe dans un gouffre dont on ne voit pas le fond.
* La cascade de Tat Faan *
Le plateau des Boloven, c'est aussi de
minuscules villages, comme celui de Tad Lo, où nous avons passé une
nuit dans un « homestay », à l'étage d'une maison
familiale tenue par une grand-mère qui gérait à la fois le
business et sa petite famille, et qui a accroché à nos poignets un
petit bracelet jaune en guise de protection avant que nous repartions
sur notre scooter. Le matin, les femmes du village viennent vendre
des fruits et légumes, entassés dans de gros paniers qu'elles
portent sur leur dos à l'aide de sangles autour de leurs épaules.
Elles arrivent à plusieurs, et s'accroupissent sur le perron. L'une
d'elle allume une énorme cigarette – un feuille de je ne sais
quelle plante dans laquelle elle a roulé du tabac. Notre grand-mère
discute avec elles longtemps, sa petite-fille entre les jambes et
peut-être parlent-elles de la transaction. Ou d'autre chose.
Peut-être prennent-elles tout simplement leur temps. Le temps qui
coule si lentement au Laos. La discussion est entrecoupée de longs
silences pendant lesquels il ne se passe rien. Elles se regardent,
regardent la rue. Elles regardent passer la procession des moines
qui, comme tous les matins, avancent dans la poussière matinale pour
récolter quelques produits dont ils ont besoin. L'une d'entre elles
leur fait une offrande en déposant de la nourriture dans leur
panier, sans les toucher – les femmes n'ont pas le droit de toucher
les moines.
En face du « homestay »,
dans ce minuscule village, un petit restaurant a affiché des
couleurs espagnoles et propose des « patatas bravas » au
menu. Et c'est justement un Espagnol qui nous y a accueilli. Non pas
le propriétaire, qui ne pouvait pas être là ce jour-là, mais un ami. Lui, l'Espagnol, il est juste là par amour de Tad Lo.
Il y est venu il y a quelques années et revient régulièrement y
passer quelques semaines, voire un mois. Je lui demande ce qu'il fait
pendant tout ce temps ici, ce qu'il fait dans cet endroit habité par
à peine quelques familles et rien d'autre, et ma question paraît
incongrue. Je ne suis toujours pas passée à l'heure laotienne,
dirait-on. Plus tard, une Française nous rejoint, claudicante. Elle
a eu un accident de scooter – ses bleus et ses cicatrices sont
impressionnants - et elle reste ici quelques jours le temps de se
remettre, avant de retourner travailler à quelques kilomètres
d'ici. Comme l'Espagnol, elle est tombée amoureuse de Tad Lo et du
Laos. Alors elle est restée. Tomas & moi somme restés là ce
soir-là, dégustant nos Beerlao en parlant de nos vies. De sa femme,
de sa fille, qui lui manquent énormément. Du Russe qui partageait
son dortoir à Vientiane et qui est la personne la plus flippante que
j'ai rencontrée. Nous parlons végétarisme et véganisme, un point
commun que nous avons. Nous parlons de la dépression. Les heures de
confidences amènent systématiquement à des sujets trop sombres.
* Grains de café *
Le plateau des Boloven, c'est enfin de
gigantesques plantations de café et de thé appartenant soit à de
grosses industries, soit à des petites tribus qui vivent encore sur
le plateau, cachées au bout d'une route crevassée, rocailleuse dans
ces fameuses maisons sur pilotis. Nous avons visité une de ces
tribus, une tribu animiste katu, et cette expérience restera un des
moments particulièrement marquants de mon voyage.
C'est le Belge de Miss Noi qui nous
avait conseillé de rendre visite à Hook, renommé Captain Hook par
les visiteurs occidentaux. Il a fallu s'accrocher pour trouver son
village, passer et repasser plusieurs fois sans le voir devant un
tout petit panneau en bois avec une inscription faite maladroitement
à la main. Nous avons conduit tant bien que mal notre scooter
jusqu'à la maison de Hook, avançant prudemment entre des enfants
nus jouant dans le sable et des chiots, des cochons et des poules qui
courraient partout dans le village.
Hook était assis « sous »
sa maison sur pilotis et nous a accueillis calmement, lentement,
« laotiennement ». Il nous a proposé un café, que sa
femme a préparé en écrasant les grains avec un pilon avant de nous
le servir dans un filtre en bambou qu'il avait fait lui-même. Sans
hâte, il s'est rassis et a repris sa gigantesque pipe à eau garnie
de tabac, l'a fumée en faisant un bruit de bulle et puis nous l'a
tendue. Impossible pour ma part d'en tirer quoi que ce soit : il
fallait se coller le haut de la pipe au coin des lèvres et recouvrir
le reste de l'ouverture avec sa joue. Je ne sais pas si mon visage
est trop petit ou si je n'ai juste pas pigé le truc, mais j'ai fini
par laisser tomber.
« Pourquoi vous ne fumez pas des
cigarettes ? C'est quand même plus facile ! »
« C'est moins cher. Ici, on
cultive le tabac nous-mêmes. »
* Tentative d'utilisation de la pipe à eau *
* Préparation du café *
Dans la tribu, le partage de la pipe à
eau a une valeur sociale : elle est utilisée en signe de
bienvenue et pour tous les rassemblements. « C'est pour ça que
les enfants commencent à fumer à trois ans », nous explique
Hook en montrant un de ses fils, pas plus haut que trois pommes,
assis par terre avec une mini pipe à eau qui faisait malgré tout le
moitié de son corps. Devant notre air un peu interloqué, Hook a dit
cette phrase qu'il sera amené à répéter plusieurs fois pendant
nos quelques heures avec lui : « Je sais que ce n'est pas
comme ça chez vous. Mais c'est notre culture. » Avant
d'ajouter que ses enfants aussi se posent des questions à notre
égard : pourquoi certains d'entre nous sont bruns, et d'autres
blonds ? Pourquoi certains sont plus blancs que d'autres ?
Mais l'enfant qui fume la pipe sera loin d'être le plus surprenant
dans cette expédition.
Nous avons demandé à Hook si nous
pouvions faire le tour du village. Il a proposé de nous emmener
d'abord voir ses plantations de café. Sur le chemin, il nous donne
quelques recommandations : il est possible de prendre des
photos, mais pas les personnes ayant des tatouages sur le visage, les
« gourous », cela leur volerait leur magie. De toute
manière, ils se cachent, généralement, quand il y a des visiteurs.
Il nous demande également de ne pas toucher le riz lorsque nous
passerons près des cultures, car cela enlèverait « la
chance » et mettrait en danger leurs récoltes.
En traversant lentement les plantations
de café, Hook nous explique comment reconnaître les graines mûres
des graines encore trop jeunes. Il nous montre les plants réservés
à l'exportation, et ceux qui produisent un café qui n'est pas du
goût des Occidentaux et qui reste au Laos. Un peu plus loin, sur le
bord du chemin, après avoir énuméré quelques plantes médicinales,
il cueille une feuille pour en faire une petite lance qu'il projette
avec un geste vif et transperce une autre feuille avec précision.
« On peut l'utiliser pour tuer
des lézards, par exemple. » Puis, en désignant une petite
cicatrice qu'il a sous l'oeil, il ajoute : « Pour jouer,
un de mes amis me l'a lancée au visage, un jour. J'ai encore la
cicatrice. Heureusement, ça n'a pas touché l'oeil. »
Cette arme n'en est cependant pas une
dans toutes les mains. Quand Tomas s'essayera au lancer de feuille,
elle tombe mollement sur le sol sans risquer de blesser qui que ce
soit. Nous serons finalement beaucoup plus agiles avec une autre
plante qui sécrète un liquide qu'on peut utiliser pour faire des
bulles. Retour en enfance garanti.
* Lances et bulles *
* Un met délicat *
Dans les autres merveilles de la
nature, notre guide nous montre les fourmis rouges, un met
apparemment fameux que Tomas et moi déclinons, en bons végétariens
convaincus. « Vous êtes sûrs ? Je peux leur couper la
tête pour vous. », nous encourage Hook avant de fourrer
lui-même des fourmis dans sa bouche. Un peu plus loin, une araignée
attire son attention : « Si vous enlevez un vêtement,
regardez bien s'il y a des araignées dedans avant de le remettre. Il
n'y a pas longtemps, un touriste s'est fait piqué et il a dormi
pendant huit heures. » Meilleur somnifère du monde.
Les katu sont animistes – ils croient
aux esprits de la nature et ceux-ci sont présents partout, dans
chaque moment de vie, dans toute la structure de leur société. Hook
nous explique longuement comment se passe la naissance d'un enfant :
« Lorsque la femme va accoucher,
elle doit aller dans la jungle avec d'autres femmes pour donner
naissance au bébé, et elle doit y rester une semaine. Avant de
revenir, elles doivent faire un rituel avec du feu pour chasser le
mauvais esprit dans le bébé. Mais on ne choisit pas tout de suite
le nom : à la pleine lune, on doit aller voir le « gourou »
pour lui raconter le rêve qu'on a fait cette nuit-là. S'il s'agit
d'un bon rêve, alors on peut donner un prénom au bébé. Si le rêve
n'est pas bon, il faudra attendre la prochaine pleine lune.
Parfois, les femmes meurent en couche.
Alors, on les enterre progressivement, à la verticale, pour qu'elles
puissent nourrir la terre de leur fécondité. Le premier jour, on
les enterre jusqu'aux genoux. Le deuxième jour, jusqu'à la taille,
et le troisième, jusqu'à la tête.
Et vous, vous croyez à l'esprit de la
Lune ? »
La question nous interloque un peu.
Bien obligés de dire que non, sans pour autant rentrer dans les
détails de notre non-croyance. Hook nous regarde un peu surpris.
Puis, il passe à autre chose.
L' « autre chose »
sera plus difficile à entendre, mais là encore, Hook nous répète :
« Je sais que ça vous choque, mais c'est notre culture » (âme
sensible, tu peux sauter un paragraphe). Qui dit esprits de la
nature, dit aussi sacrifices d'animaux. Alors que nous quittons les
plantations de café et les cultures, Hook nous montre un endroit où
seuls les « gourous » ont le droit de se rendre :
c'est là qu'ils sacrifient des buffles, une fois par an. Au centre
du village, un poteau est dressé au milieu d'un grand terrain. Une
fois dans l'année, la tribu y accroche des chiots ; chaque
personne du village doit les battre, tour à tour, jusqu'à la mort.
Lorsqu'il nous parle de cette coutume, Hook nous regarde un peu en
coin. Il doit avoir l'habitude de réactions choquées. Un silence
plane. Il faut faire un effort mental pour ne pas penser
immédiatement avec notre cerveau d'occidental, pour ne pas faire de
raccourcis trop rapides entre leur pratique et la maltraitance bête
et méchante en guise de pure divertissement que l'on connaît dans
nos contrées, ou au prétexte de traditions qui n'ont plus de sens.
Alors, nous ne disons rien à Hook et nous continuons la visite.
* Dans le village katu *
Histoire de changer un peu de sujet, nous posons quelques questions pour mieux connaître mieux la vie de notre guide. Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est qu'il a quatre enfants, trois garçons et une fille - ce qui l'embête bien, parce qu'il sera obligé de payer trois fois une dot pour marier ses fils (ce qui peut leur arriver dès l'âge de six ans). Hook est aussi le seul du village à parler anglais, car il a eu la chance de partir étudier à Bangkok et en Australie. Parce qu'il a voulu privilégier ses études, il a refusé une première femme qu'il devait épouser, et l'a « donnée » à son frère. Il en a refusé de même une deuxième et une troisième. Quelques temps plus tard, il a reçu une lettre lui annonçant que sa grand-mère était mourante et qu'il devait retourner au village. L'histoire de la grand-mère agonisante s'avéra un mensonge : arrivé au village, son père lui annonça que s'il ne se mariait pas immédiatement, il n'aurait plus jamais le droit de revenir. Fin des études.
Sauf que. Hook nous explique qu'il a
brisé la règle du village trois fois en ayant des relations
sexuelles hors mariage. Avec les trois premières femmes qui lui avaient
été promises ? Ca reste un peu flou. Quoi qu'il en soit, pour
chaque erreur commise, il a du payer une dette au village – dette
qui a augmenté à chaque nouvelle incartade : un buffle, un
poulet, un chien, un cochon. Puis deux buffles, deux poulets, deux
chiens, deux cochons. Et ainsi de suite. Aujourd'hui, Hook n'a
toujours pas le droit de quitter le village sans être accompagné
d'un chaperon, et il n'a pas le droit de rentrer dans la maison des
autres. Pour couronner le tout, le « gourou » - qui n'est
autre que son oncle – l'accuse de la mort de son père – donc, le
frère du « gourou » - qui aurait été tué par
l'esprit du sexe invoqué par son fils. Hook s'est donc vu menacé de
mort avec toute cette histoire. Tout ça, c'est un peu « Dallas
chez les katu ».
La traversée du village en lui-même a
finalement été très rapide – et tant mieux. Je n'étais pas à
l'aise dans le rôle de la touriste voyeuse prenant des photos des
petits enfants jouant au volley tout nus. Mais le personnage de Hook,
lui, était particulièrement attachant. Lorsque nous nous quittons,
nous ne faisons aucune promesse. Il nous l'avait expliqué lui-même :
« Si vous m'envoyez un message
pour me demander si vous pouvez venir dans quelques jours pour une
autre visite ou pour rester dormir ici, je vous répondrai
« peut-être ». Ca ne veut pas dire que je ne peux pas,
mais nous ne pouvons pas utiliser le futur. Parce que si je vous dis
« oui » et qu'un mauvais esprit m'emporte avant votre
arrivée, alors j'aurais brisé ma parole. »
Un peu de sagesse katu à ajouter au
moulin de l'idée de bannir les temps de notre langage.