mercredi 9 mars 2016

20-22.12.2015 : Le Plateau des Boloven - Chez Captain Hook, dans une tribu animiste katu.



Il faut parfois s'accrocher pour arriver à destination. Mais à la limite, ça peut rendre l'arrivée encore plus savoureuse. Je n'aurais sans doute pas eu besoin de ces complications pour tomber amoureuse du plateau des Boloven, mais elles ont quand même fait partie du trajet.

A Vientiane, j'avais donc retrouvé Tomas, le Belge rencontré sur le « slow boat » entre la Thaïlande et le Laos, et nous avions décidé de descendre le long du Mékong ensemble, puisque nous avions tous les deux en tête de fêter Noël dans la région des quatre milles îles, tout au sud du pays. Après notre escale à Khong Lo, l'idée était de nous arrêter à Savannaketh, histoire de ne pas faire un trajet en bus interminable. Savannaketh décrite comme une « jolie ville coloniale au charme désuet », par le Lonely Planet. Soit une autre manière de dire « un trou où personne ne va parce que c'est tout décrépi ». L'endroit peut servir de point de départ pour des randonnées dans un parc national à proximité, mais après avoir passé une après-midi à errer dans les rues vides et fissurées de la « jolie ville coloniale », et après avoir défié au billard une patronne de bar un peu mère maquerelle sur les bords, avec un caractère digne d'un personnage des films d'Almodovar, nous avons décidé de ne pas nous éterniser, et de filer à Pakse dès le lendemain matin. J'ai fini par jeter tous mes guides papier à cause de ce genre de mauvais plans et d'approximations. Les Internet, c'est vachement mieux.

L'arrivée à Pakse aussi a été chaotique. A l'approche de la ville, quelqu'un est monté dans le bus, est venu voir directement les cinq Occidentaux (dont nous, donc) assis dans le fond pour nous dire que notre arrêt était là et que nous devions descendre. Sauf que nous étions à dix kilomètres de Pakse, et que ladite personne avait en fait appelé ses potes chauffeurs de tuk-tuk pour prévenir de l'arrivée de cinq pigeons qui allaient avoir besoin d'eux pour finir la route. Nous avons refusé de descendre, exigeant d'être conduits au même endroit que toutes les autres personnes du bus. Au bout de cinq ou dix minutes de discussion, il a enfin laissé tomber et le bus est reparti pour le centre ville de Pakse, où nous avons pu marcher jusqu'à l'hôtel. Nous nous en sommes finalement plutôt bien sortis puisque d'autres touristes qui ont été confrontés à la même chose (l'arnaque est systématique) n'ont pas eu le choix : le conducteur a débarqué leurs affaires qui étaient en soute. Ils ont donc du quitter le bus.

Pakse ne vaut pas mieux que Savannaketh, mais c'est le passage obligé pour visiter le plateau des Boloven, dont le nom viendrait du peuple Laven qui dominait la région. Il y a des tours en bus organisés depuis Pakse, mais Tomas avait accepté de m'embarquer sur son scooter pour explorer le plateau ensemble en faisant une boucle de trois jours. Nous avons profité des précieux conseils d'un Belge, dirigeant de Miss Noi, un magasin de location de scooters. Tous les jours, à 18h, il donne une conférence (gratuite) d'une heure pour expliquer tout ce qu'il y a à voir sur le plateau, en donnant des conseils et des plans qu'aucun guide papier ne donne (oui, j'ai une petite dent contre ces guides, maintenant). Une nuit à Pakse plus tard, nous nous sommes mis en route.

Le plateau des Boloven, c'est des routes sèches, poussiéreuses, entre jaune et rouge, et des cascades, beaucoup de cascades qui arrosent une végétation épaisse, lourde. Des cascades, on en avait déjà vues pas mal, et vu qu'on avait un emploi du temps serré – et qu'il y avait quelques kips à payer pour chacune d'entre elles - on ne les a pas toutes faites. Mais je n'ai pas regretté mes deniers devant la cascade de Tat Faan et ses 120m de haut qui font d'elle la plus haute cascade du Laos. Impossible de s'en approcher trop près : on ne peut observer que de loin cette gigantesque chute qui tombe dans un gouffre dont on ne voit pas le fond.




* La cascade de Tat Faan *

Le plateau des Boloven, c'est aussi de minuscules villages, comme celui de Tad Lo, où nous avons passé une nuit dans un « homestay », à l'étage d'une maison familiale tenue par une grand-mère qui gérait à la fois le business et sa petite famille, et qui a accroché à nos poignets un petit bracelet jaune en guise de protection avant que nous repartions sur notre scooter. Le matin, les femmes du village viennent vendre des fruits et légumes, entassés dans de gros paniers qu'elles portent sur leur dos à l'aide de sangles autour de leurs épaules. Elles arrivent à plusieurs, et s'accroupissent sur le perron. L'une d'elle allume une énorme cigarette – un feuille de je ne sais quelle plante dans laquelle elle a roulé du tabac. Notre grand-mère discute avec elles longtemps, sa petite-fille entre les jambes et peut-être parlent-elles de la transaction. Ou d'autre chose. Peut-être prennent-elles tout simplement leur temps. Le temps qui coule si lentement au Laos. La discussion est entrecoupée de longs silences pendant lesquels il ne se passe rien. Elles se regardent, regardent la rue. Elles regardent passer la procession des moines qui, comme tous les matins, avancent dans la poussière matinale pour récolter quelques produits dont ils ont besoin. L'une d'entre elles leur fait une offrande en déposant de la nourriture dans leur panier, sans les toucher – les femmes n'ont pas le droit de toucher les moines.

En face du « homestay », dans ce minuscule village, un petit restaurant a affiché des couleurs espagnoles et propose des « patatas bravas » au menu. Et c'est justement un Espagnol qui nous y a accueilli. Non pas le propriétaire, qui ne pouvait pas être là ce jour-là, mais un ami. Lui, l'Espagnol, il est juste là par amour de Tad Lo. Il y est venu il y a quelques années et revient régulièrement y passer quelques semaines, voire un mois. Je lui demande ce qu'il fait pendant tout ce temps ici, ce qu'il fait dans cet endroit habité par à peine quelques familles et rien d'autre, et ma question paraît incongrue. Je ne suis toujours pas passée à l'heure laotienne, dirait-on. Plus tard, une Française nous rejoint, claudicante. Elle a eu un accident de scooter – ses bleus et ses cicatrices sont impressionnants - et elle reste ici quelques jours le temps de se remettre, avant de retourner travailler à quelques kilomètres d'ici. Comme l'Espagnol, elle est tombée amoureuse de Tad Lo et du Laos. Alors elle est restée. Tomas & moi somme restés là ce soir-là, dégustant nos Beerlao en parlant de nos vies. De sa femme, de sa fille, qui lui manquent énormément. Du Russe qui partageait son dortoir à Vientiane et qui est la personne la plus flippante que j'ai rencontrée. Nous parlons végétarisme et véganisme, un point commun que nous avons. Nous parlons de la dépression. Les heures de confidences amènent systématiquement à des sujets trop sombres.


* Grains de café *

Le plateau des Boloven, c'est enfin de gigantesques plantations de café et de thé appartenant soit à de grosses industries, soit à des petites tribus qui vivent encore sur le plateau, cachées au bout d'une route crevassée, rocailleuse dans ces fameuses maisons sur pilotis. Nous avons visité une de ces tribus, une tribu animiste katu, et cette expérience restera un des moments particulièrement marquants de mon voyage.

C'est le Belge de Miss Noi qui nous avait conseillé de rendre visite à Hook, renommé Captain Hook par les visiteurs occidentaux. Il a fallu s'accrocher pour trouver son village, passer et repasser plusieurs fois sans le voir devant un tout petit panneau en bois avec une inscription faite maladroitement à la main. Nous avons conduit tant bien que mal notre scooter jusqu'à la maison de Hook, avançant prudemment entre des enfants nus jouant dans le sable et des chiots, des cochons et des poules qui courraient partout dans le village.

Hook était assis « sous » sa maison sur pilotis et nous a accueillis calmement, lentement, « laotiennement ». Il nous a proposé un café, que sa femme a préparé en écrasant les grains avec un pilon avant de nous le servir dans un filtre en bambou qu'il avait fait lui-même. Sans hâte, il s'est rassis et a repris sa gigantesque pipe à eau garnie de tabac, l'a fumée en faisant un bruit de bulle et puis nous l'a tendue. Impossible pour ma part d'en tirer quoi que ce soit : il fallait se coller le haut de la pipe au coin des lèvres et recouvrir le reste de l'ouverture avec sa joue. Je ne sais pas si mon visage est trop petit ou si je n'ai juste pas pigé le truc, mais j'ai fini par laisser tomber.

« Pourquoi vous ne fumez pas des cigarettes ? C'est quand même plus facile ! »
« C'est moins cher. Ici, on cultive le tabac nous-mêmes. »


* Tentative d'utilisation de la pipe à eau *


* Préparation du café *

Dans la tribu, le partage de la pipe à eau a une valeur sociale : elle est utilisée en signe de bienvenue et pour tous les rassemblements. « C'est pour ça que les enfants commencent à fumer à trois ans », nous explique Hook en montrant un de ses fils, pas plus haut que trois pommes, assis par terre avec une mini pipe à eau qui faisait malgré tout le moitié de son corps. Devant notre air un peu interloqué, Hook a dit cette phrase qu'il sera amené à répéter plusieurs fois pendant nos quelques heures avec lui : « Je sais que ce n'est pas comme ça chez vous. Mais c'est notre culture. » Avant d'ajouter que ses enfants aussi se posent des questions à notre égard : pourquoi certains d'entre nous sont bruns, et d'autres blonds ? Pourquoi certains sont plus blancs que d'autres ? Mais l'enfant qui fume la pipe sera loin d'être le plus surprenant dans cette expédition.

Nous avons demandé à Hook si nous pouvions faire le tour du village. Il a proposé de nous emmener d'abord voir ses plantations de café. Sur le chemin, il nous donne quelques recommandations : il est possible de prendre des photos, mais pas les personnes ayant des tatouages sur le visage, les « gourous », cela leur volerait leur magie. De toute manière, ils se cachent, généralement, quand il y a des visiteurs. Il nous demande également de ne pas toucher le riz lorsque nous passerons près des cultures, car cela enlèverait « la chance » et mettrait en danger leurs récoltes.

En traversant lentement les plantations de café, Hook nous explique comment reconnaître les graines mûres des graines encore trop jeunes. Il nous montre les plants réservés à l'exportation, et ceux qui produisent un café qui n'est pas du goût des Occidentaux et qui reste au Laos. Un peu plus loin, sur le bord du chemin, après avoir énuméré quelques plantes médicinales, il cueille une feuille pour en faire une petite lance qu'il projette avec un geste vif et transperce une autre feuille avec précision.

« On peut l'utiliser pour tuer des lézards, par exemple. » Puis, en désignant une petite cicatrice qu'il a sous l'oeil, il ajoute : « Pour jouer, un de mes amis me l'a lancée au visage, un jour. J'ai encore la cicatrice. Heureusement, ça n'a pas touché l'oeil. »

Cette arme n'en est cependant pas une dans toutes les mains. Quand Tomas s'essayera au lancer de feuille, elle tombe mollement sur le sol sans risquer de blesser qui que ce soit. Nous serons finalement beaucoup plus agiles avec une autre plante qui sécrète un liquide qu'on peut utiliser pour faire des bulles. Retour en enfance garanti.


* Lances et bulles *




* Un met délicat *

Dans les autres merveilles de la nature, notre guide nous montre les fourmis rouges, un met apparemment fameux que Tomas et moi déclinons, en bons végétariens convaincus. « Vous êtes sûrs ? Je peux leur couper la tête pour vous. », nous encourage Hook avant de fourrer lui-même des fourmis dans sa bouche. Un peu plus loin, une araignée attire son attention : « Si vous enlevez un vêtement, regardez bien s'il y a des araignées dedans avant de le remettre. Il n'y a pas longtemps, un touriste s'est fait piqué et il a dormi pendant huit heures. » Meilleur somnifère du monde.

Les katu sont animistes – ils croient aux esprits de la nature et ceux-ci sont présents partout, dans chaque moment de vie, dans toute la structure de leur société. Hook nous explique longuement comment se passe la naissance d'un enfant :

« Lorsque la femme va accoucher, elle doit aller dans la jungle avec d'autres femmes pour donner naissance au bébé, et elle doit y rester une semaine. Avant de revenir, elles doivent faire un rituel avec du feu pour chasser le mauvais esprit dans le bébé. Mais on ne choisit pas tout de suite le nom : à la pleine lune, on doit aller voir le « gourou » pour lui raconter le rêve qu'on a fait cette nuit-là. S'il s'agit d'un bon rêve, alors on peut donner un prénom au bébé. Si le rêve n'est pas bon, il faudra attendre la prochaine pleine lune. 

Parfois, les femmes meurent en couche. Alors, on les enterre progressivement, à la verticale, pour qu'elles puissent nourrir la terre de leur fécondité. Le premier jour, on les enterre jusqu'aux genoux. Le deuxième jour, jusqu'à la taille, et le troisième, jusqu'à la tête.

Et vous, vous croyez à l'esprit de la Lune ? »

La question nous interloque un peu. Bien obligés de dire que non, sans pour autant rentrer dans les détails de notre non-croyance. Hook nous regarde un peu surpris. Puis, il passe à autre chose.

L' « autre chose » sera plus difficile à entendre, mais là encore, Hook nous répète : « Je sais que ça vous choque, mais c'est notre culture » (âme sensible, tu peux sauter un paragraphe). Qui dit esprits de la nature, dit aussi sacrifices d'animaux. Alors que nous quittons les plantations de café et les cultures, Hook nous montre un endroit où seuls les « gourous » ont le droit de se rendre : c'est là qu'ils sacrifient des buffles, une fois par an. Au centre du village, un poteau est dressé au milieu d'un grand terrain. Une fois dans l'année, la tribu y accroche des chiots ; chaque personne du village doit les battre, tour à tour, jusqu'à la mort. Lorsqu'il nous parle de cette coutume, Hook nous regarde un peu en coin. Il doit avoir l'habitude de réactions choquées. Un silence plane. Il faut faire un effort mental pour ne pas penser immédiatement avec notre cerveau d'occidental, pour ne pas faire de raccourcis trop rapides entre leur pratique et la maltraitance bête et méchante en guise de pure divertissement que l'on connaît dans nos contrées, ou au prétexte de traditions qui n'ont plus de sens. Alors, nous ne disons rien à Hook et nous continuons la visite.



* Dans le village katu *

Histoire de changer un peu de sujet, nous posons quelques questions pour mieux connaître mieux la vie de notre guide. Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est qu'il a quatre enfants, trois garçons et une fille - ce qui l'embête bien, parce qu'il sera obligé de payer trois fois une dot pour marier ses fils (ce qui peut leur arriver dès l'âge de six ans). Hook est aussi le seul du village à parler anglais, car il a eu la chance de partir étudier à Bangkok et en Australie. Parce qu'il a voulu privilégier ses études, il a refusé une première femme qu'il devait épouser, et l'a « donnée » à son frère. Il en a refusé de même une deuxième et une troisième. Quelques temps plus tard, il a reçu une lettre lui annonçant que sa grand-mère était mourante et qu'il devait retourner au village. L'histoire de la grand-mère agonisante s'avéra un mensonge : arrivé au village, son père lui annonça que s'il ne se mariait pas immédiatement, il n'aurait plus jamais le droit de revenir. Fin des études.

Sauf que. Hook nous explique qu'il a brisé la règle du village trois fois en ayant des relations sexuelles hors mariage. Avec les trois premières femmes qui lui avaient été promises ? Ca reste un peu flou. Quoi qu'il en soit, pour chaque erreur commise, il a du payer une dette au village – dette qui a augmenté à chaque nouvelle incartade : un buffle, un poulet, un chien, un cochon. Puis deux buffles, deux poulets, deux chiens, deux cochons. Et ainsi de suite. Aujourd'hui, Hook n'a toujours pas le droit de quitter le village sans être accompagné d'un chaperon, et il n'a pas le droit de rentrer dans la maison des autres. Pour couronner le tout, le « gourou » - qui n'est autre que son oncle – l'accuse de la mort de son père – donc, le frère du « gourou » - qui aurait été tué par l'esprit du sexe invoqué par son fils. Hook s'est donc vu menacé de mort avec toute cette histoire. Tout ça, c'est un peu « Dallas chez les katu ».

La traversée du village en lui-même a finalement été très rapide – et tant mieux. Je n'étais pas à l'aise dans le rôle de la touriste voyeuse prenant des photos des petits enfants jouant au volley tout nus. Mais le personnage de Hook, lui, était particulièrement attachant. Lorsque nous nous quittons, nous ne faisons aucune promesse. Il nous l'avait expliqué lui-même :

« Si vous m'envoyez un message pour me demander si vous pouvez venir dans quelques jours pour une autre visite ou pour rester dormir ici, je vous répondrai « peut-être ». Ca ne veut pas dire que je ne peux pas, mais nous ne pouvons pas utiliser le futur. Parce que si je vous dis « oui » et qu'un mauvais esprit m'emporte avant votre arrivée, alors j'aurais brisé ma parole. »

Un peu de sagesse katu à ajouter au moulin de l'idée de bannir les temps de notre langage.