* Dans le parc national Erawan *
J'ai finalement
suivi les Autrichiens rencontrés à Ayutthaya à Kanchanaburi. Ce
n'était pas du tout dans mes plans, j'avais plutôt prévu d'aller à
Sukhothaï. Mais je ne voulais pas être seule, et ils m'ont proposé
de les accompagner.
Kanchanaburi, c'est
surtout le pont de la rivière Kwaï et la « Voie ferrée de la
mort ». En 1942, en pleine Seconde Guerre Mondiale, les
Japonais se lancent dans le projet de construire une gigantesque
ligne de chemin de fer qui doit relier Bangkok à Rangoun en
Birmanie. Et ce sont les travailleurs forcés et des prisonniers de
guerre qui vont devoir bâtir les 415 km de voie ferrée qui séparent les deux villes. Le projet, qui devait être achevé en trois ans, sera en fait finalisé en un an et demi, ce qui laisse imaginer les conditions de « travail » de tous ceux qui y mirent leurs mains, et dont plus de la moitié sont – comme c'est étonnant – morts.
Aujourd'hui, à
Kanchanaburi, le passif un peu glauque du fameux pont au-dessus de la
rivière Kwaï ne transparaît pas. Il faut sans doute aller dans les
musées prévus pour ça, mais je les ai personnellement évités.
Sur le pont, les touristes marchent sur les énormes rails. Parfois,
un train qui fait plus ou moins le tour de la ville traverse tout
doucement la rivière – alors on se pousse sur les plateformes
prévues à cet effet. Autour, il y a quelques magasins, et au bord
de la rivière, des restaurants illuminés la nuit, qui ressemblent à
des petites lucioles, vues d'en haut. Evidemment, les prix y sont
plus chers pour une nourriture moins savoureuse. C'est le jeu.
C'est quand même là que nous sommes allées avec Roxanne, une
Néerlandaise rencontrée dans l'auberge que j'occupe ici. C'est
assez drôle de se retrouver là, dans cette ambiance romantique. On
se croirait à un rencard.
Roxanne travaillait
avant dans un cabinet d'avocat, mais la pression, le rythme de
travail – et pourquoi ? - tout ça l'a fait fuir. Alors, elle
voyage. Elle voudrait peut-être devenir coach personnel, car elle a
elle-même traversé une période de transformation radicale, et elle
pense pouvoir aider les autres à trouver en eux les clefs pour faire
de même. Elle aussi ressemble à une force de la nature, toute en
muscles, un ton ferme, décidé, mais toujours avec un rire au coin
des lèvres. Elle voyage seule, elle aussi, et nous avons décidé
d'aller ensemble voir les cascades du parc national Erawan, le
lendemain.
C'est donc avec
elle que je pars, le matin, en minibus, direction le parc national.
Je n'ai pas retrouvé mes Autrichiens. Le plan initial était que
nous passions une nuit à Kanchanaburi avant de prendre le train de
nuit pour Chiang Maï. Nous avions même réservé nos billets en
partant d'Ayutthaya. Mais arrivée sur place, j'ai réalisé que le
temps serait trop court pour voir les cascades et repartir dans la
même journée à Ayutthaya pour prendre le train de nuit. Je leur ai
proposé de rester une nuit de plus et de prendre le train le
lendemain, mais mon frère, Clément, qui connaît bien l'autochtone
autrichien, m'a confirmé qu'on ne pouvait pas changer comme ça de
plan à la dernière minute au risque de provoquer une crise
cardiaque.
J'ai finalement
changé mon billet toute seule, et c'est à eux que je pense, sur le
chemin des cascades. La route est superbe, et les fenêtres ouvertes
provoquent un courant d'air chaud particulièrement agréable pendant
cette journée brûlante. Je pense à mes Autrichiens, et je me dis
que j'ai pris la bonne décision. J'essaye de ne pas oublier ça, que
je suis venue tout à fait égoïstement pour moi, que c'est mon
voyage, et que je ne peux pas – je ne dois pas – m'accrocher
désespérément aux autres pour me sentir plus en sécurité, au
risque de ne pas faire ce que je voulais faire. Affirmer ses choix,
ses envies. C'est un peu ce que je suis venue chercher, non ?
Alors je pense à eux que je ne reverrai peut-être pas, et je chante
dans ma tête : « I'll smile and I'll simply let go ».
Ces
pensées, ce voyage entre les collines... je me suis sentie légère
en arrivant au parc national. Les cascades d'Erawan s'élèvent sur
sept niveaux, au milieu de la jungle, et sont séparées par environ
1 km les uns des autres. A chaque étape, on peut s'y arrêter pour se
baigner. Roxanne a convié une autre personne avec nous, une
Américaine dont je n'ai pas retenu le nom. Elle paraît jeune, et
parle très peu. Au bout du quatre ou cinquième niveau, Roxanne
décide de s'arrêter pour profiter de l'eau, et je continue avec
l'autre. Nous montons les niveaux restant en silence. Arrivées au
sommet, nous découvrons comme un petit bassin où l'eau, entre
blanche et bleue, fait presque mal aux yeux tellement elle brille.
L'eau coule sur les rochers à différents endroits. On croirait
presque être arrivé au Paradis. Je crois honnêtement qu'il s'agit
d'un des plus beaux endroits qu'il m'ait été donné de voir jusque
là. Nous nous baignons, avec la jungle autour de nous. Nous nous
asseyons sur les rochers, les pieds à l'abri des dizaine de poissons
qui viennent nous bouffer les orteils dès qu'on les laisse traîner
(fish spa gratos) et nous restons là pendant, quoi ? Vingt
minutes ? Et nous ne nous dirons pas un mot, pendant vingt
minutes. Mais étrangement, sa présence calme, douce, m'apaise
énormément. Elle n'a pas envie de parler, moi non plus. Il n'y a
pas d'efforts à faire.
C'est peut-être
con, mais on aurait dit que ces vingt minutes de silence partagées
nous ont rapprochées.
Sur le chemin du
retour, nous échangeons un peu plus sur nos vies respectives. Nous
nous arrêtons à une autre cascade où les rochers ont pris la forme
d'un toboggan sous le passage répété de l'eau. Nous nous motivons
l'une l'autre pour tenter l'expérience - « If you do it, I do
it ». J'ai presque l'impression de me retrouver en dernière
section de maternelle, quand celle qui allait devenir mon amie
d'enfance (ou bien est-ce que c'était moi qui ai fait le premier
pas ?) est venue me voir pour me demander : « Tu veux
être mon amie ? ». J'ai dit oui, et il n'y avait pas
besoin de dire plus. Pas besoin de se vendre, de se séduire ou de
briller en société. Mon Américaine m'a demandé si je voulais
monter jusqu'à la septième cascade et j'ai dit oui. Pareil.
Parfois, il suffit de s'asseoir sur des rochers et de ne rien se
dire, par consentement mutuel.
Alors voilà,
petite mademoiselle, je n'ai pas retenu ton prénom et j'en suis
vraiment désolée. Nous n'avons pas échangé nos coordonnées et
les au revoir ont été très brefs. Mais je suis bien contente que
tu ais été ma copine d'un jour et je te promets que je ne
t'oublierai pas. Et à toi aussi, je te « smile » et
« simply let go ».
P.S. : "I'll smile and I'll simply let go" vient de la chanson "Burning this bitch down" de Sight Like December.
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