Un rooftop bar vers Nimmanhaemin, un
quartier un peu éloigné de la vieille ville de Chiang Mai. Nous
nous y sommes arrêtées par hasard, Kristi et moi. Elle m'avait
proposé de l'accompagner pour visiter cette partie de la ville que
je ne connaissais pas, un quartier qui lui a été recommandé par un
groupe de « voyageurs travailleurs », souvent des
freelance ou des autoentrepreneurs dont l'outil de travail est
principalement Internet, et qui peuvent se permettre de vivre dans
des pays où il fait bon vivre pour pas cher. Dans l'artère
principale, des cafés et des restaurants un peu plus trendy se
succèdent. Aux terrasses, beaucoup moins de touristes, beaucoup plus
de jeunes Thaïlandais qui boivent un coup entre amis. Nous sommes
loin des muffins vegan et des cocktails à la kambucca. Au détour
d'une rue, nous avons vu cet hôtel, dont le bar surplombe la ville.
Il y a encore peu de monde, et ils jouent de la musique française,
souvent remixée.
Les personnages
Moi, pour ma dernière soirée à
Chiang Mai avant de m'en aller vers Pai, à quatre heures de route
vers le nord. Pas tout à fait envie de quitter la ville, je me
verrai bien m'installer ici encore plus longtemps, faire cette
retraite de méditation sur laquelle j'ai fait une croix pour le
moment, et continuer à écrire au Blue Diamond.
Et Kristi, Américaine de Seattle d'une
trentaine d'année. Kristi est chanteuse et comédienne, et son
sourire est tellement grand qu'on dirait parfois qu'il dépasse son
visage. Elle essaye d'apprendre le français, alors je lui donne des
mini leçons, au détour d'une conversation. Je sens que si nous
avions passé plus de temps ensemble, nous serions devenues très
proches. Mais je pars vers le nord, et elle s'en va en Birmanie.
Le
sujet
Sans doute parce qu'elle apprend le
français, Kristi et moi avons beaucoup parlé des langues et de leur
apprentissage ces derniers jours. Elle ressent une grande honte, en
tant qu'Américaine, de ne pas être capable de parler une autre
langue que l'anglais. Elle m'explique qu'aux Etats-Unis, il n'y a que
deux années d'apprentissage obligatoires d'une langue étrangère.
Elle paraît fascinée quand je lui dis que nous en avons sept, et
que ces sept années nous permettent aussi d'en apprendre beaucoup
sur la culture du pays. Et qu'une langue, la manière dont elle est
construite, en dit déjà énormément sur la culture du pays
d'origine.
Le début de la conversation a été
tronquée.
« - Par exemple, je t'ai entendue
demander plusieurs fois aux serveurs dans les restaurants quel est
leur plat préféré, ou ce qu'ils te suggèrent. A chaque fois, ils
avaient l'air confus et ne pouvaient pas te répondre. Je pense que
c'est parce que ça ne se fait pas vraiment de demander comme ça le
sentiment personnel, individuel, de quelqu'un que tu ne connais pas.
- Oui, j'ai remarqué ça aussi.
- Il y a une chose qui m'a fascinée
dans le bahasa, qu'ils parlent en Indonésie : ils ne conjuguent
pas les verbes. Les temps n'existent pas. Donc, quand tu veux parler
de quelque chose qui s'est passé, ou qui se passera, tu dois
toujours remettre les choses dans un contexte temporel précis,
ajouter des mots. Plutôt que dire « j'ai visité tel
endroit », il faut toujours rajouter un indicateur de temps :
« la semaine dernière / le mois dernier / hier, j'ai
visité tel endroit ». Je crois que c'est la même chose en
thaï.
- Et comment est-ce qu'ils font pour le
conditionnel ? « Je devrais faire ça », par
exemple.
- Je pense qu'ils doivent aussi rajouter
des adverbes, comme... Attends... Comment est-ce qu'on pourrait dire
ça...
- Peut-être que le conditionnel
n'existe tout simplement pas, dans ces langues.
- Ca voudrait dire que le concept en
lui-même n'existerait pas ? Si on ne peut pas exprimer « je
devrais faire ça » ou « j'aurais du faire ça »,
peut-être que le concept même de regret ou de potentiel devoir
n'existe pas. Tout se passe au présent.
- Ce serait en tout cas très lié à la
culture bouddhiste, du coup. C'est peut-être pour ça qu'ils sont
aussi zens, aussi ancrés dans le présent. L'idée même d'agir
potentiellement sur le passé ou le futur n'existe pas. Seuls
l'action en elle-même et le présent comptent. »
Kristi s'absente quelques minutes.
« Tu sais, cette conversation me
fait énormément cogiter. Je m'intéresse depuis longtemps à tout
ça, le bouddhisme, la méditation. Je comprends la théorie, et je
comprends comment je pourrais être bien plus heureuse dans un état
de pleine conscience du moment présent, et non pas dans le regret du
passé ou dans l'expectative de l'avenir. Mais je ne peux pas
empêcher mon cerveau de réfléchir de cette manière. Il m'a
toujours manqué une clef pratique. Je crois qu'on vient de la
trouver, cette clef pratique : chaque fois que le regret du
passé ou l'angoisse d'un événement non encore advenu viendra
frapper à la porte de ma tête, je vais m'efforcer de reformuler en
m'interdisant d'utiliser le terme « je pourrais »,
« j'aurais pu », « je devrais » ou « j'aurais
du ». De cette manière, j'ai l'impression de pleinement
prendre conscience que je n'ai aucun pouvoir sur ces événements à
l'instant précis, et que je serai simplement capable de les
affronter le moment venu. C'est-à-dire, au moment où je pourrais
dire « je le fais » et non « je devrais le faire ».
Je crois que ça va beaucoup m'aider. Et que lorsque le fameux
moment du « je le fais » se présentera, alors je serai
prête, et je le ferai vraiment, pour ne pas que ce moment se
transforme en un « j'aurais du ». »
Spoiler alert
Deux semaines plus
tard, je peux vous dire que cette méthode fonctionne à merveille.
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