Je
n'arrive pas à dire si le Myanmar restera mon étape préférée de
ce voyage en Asie du Sud Est. C'est bien possible. Ce qui est sûr,
c'est que le pays est très
différent de tous les autres que j'ai visités. Le fait que le
tourisme y soit encore très peu développé y est sans doute pour
beaucoup : sans véritable industrie du voyage comme on le
trouve chez ses voisins, les services sont encore un peu balbutiants
et il est beaucoup plus difficile – voire impossible – pour le
voyageur qui le voudrait de se réfugier dans des jolis resorts
ou de prendre des trains VIP pour se couper de la réalité du pays. A
moins peut-être de pouvoir vraiment aligner les dollars sans les
compter. Là-bas, la réalité, on est en plein dedans. En tous cas
dans les zones auxquelles on a accès. Soit le haut de l'iceberg.
On
considère que la fin de la dictature au Myanmar remonte à 2011
seulement, lorsque la junte militaire a laissé place à un pouvoir
civil, accompagné d'une nouvelle constitution et d'élections
législatives. Evidemment, le processus n'est pas si simple et la
démocratie ne se fait pas du jour au lendemain. Certaines régions
du pays sont encore interdites d'accès voire nécessitent un permis
spécial pour s'y rendre. Notamment ces zones dites de « tension »
où la minorité musulmane du pays, les Rohingya, sont persécutés
et parqués dans des camps autour desquels règne un silence pesant.
Un silence qui semble se craqueler, petit à petit, mais encore bien
trop doucement. Des vagues de migrants de plus en plus importantes
s'échappent du Myanmar pour trouver refuge dans toute l'Asie du Sud
Est. On me demandait récemment s'il y avait des exemples
d'extrémisme dans les pays bouddhistes. La réponse est donc
malheureusement « oui ». Le Dalaï Lama a condamné ces
violences à plusieurs reprises et a demandé aux moines birmans
prenant part à ces persécutions de se « souvenir du visage du
Bouddha ». Mais comme pour tous discours spirituels, chacun
interprète la voix sacrée comme il l'entend, avec son lot de
dérives. On ne le dira jamais assez : ces dérives là ne sont
pas propres à une religion. Elles sont propres à l'être
humain aveuglé par la peur de sa propre mort.
Consciente
de ce conflit qui pourrit au Myanmar depuis plusieurs années, je
dois dire que j'avais un certain dilemme moral à m'y rendre.
Avant 2011, Aung San Suu Kyi, principale opposante à la junte
pendant des années avec son parti, la Ligue Nationale pour la
Démocratie, incitait les touristes à ne pas visiter le pays, pour
ne pas soutenir une dictature qui s'était pourtant lancée dans une
campagne de séduction internationale pour développer son économie.
Mais voilà : le jour où je prenais l'avion pour commencer mon
voyage, j'ai vu sur les écrans télé de l'aéroport Charles de
Gaulle que le parti d'Aung San Suu Kyi venait de remporter les
élections législatives. Et petit à petit, l'idée de me rendre
dans un pays qui connaissait une période de changement aussi
historique a fait son chemin. Non pas que je comptais soudainement me
transformer en reporter sans frontières, mais tout de même. Moi qui
me sentais perdre pied dans le fatalisme et le sentiment
d'impuissance qui règne dans mon pays, je voulais voir
l'effervescence.
C'était
un bien grand mot, que celui d'effervescence. Le changement est lent,
très lent, et la culture du pays fait que l'on reste encore très
discret sur ses opinions politiques, ou son ressenti personnel.
Mais ce que j'ai pu entendre, ça et là, au détour d'un mot ou
d'une petit réflexion, ce sont des gouttes d'espoir. Des petites
gouttes qu'il a fallu aller chercher un peu en dehors des sentiers
battus.
Nous
avons quitté Bagan le soir pour arriver à Kalaw, une fois encore,
au beau milieu de la nuit. Dans le bus, nous avions rencontré Amélie
qui prévoyait de faire un trek de deux jours jusqu'à Inle Lake le
lendemain alors, comme nous n'avions rien d'autre à faire, nous
avons décidé de la suivre. Kalaw est situé à 1320 m d'altitude :
le choc thermique a été un peu rude en descendant de notre
véhicule. La traditionnelle chasse au logement s'est soldée par un
monumental fou rire quand nous avons essayé de nous entasser à sept
dans une chambre double, avant qu'Ali ne prenne la sage initiative de
demander s'il n'y avait pas une deuxième pièce disponible. Et puis,
quelques heures de sommeil plus tard, il a fallu se mettre en route
vers les minuscules villages habités par le peuple Shan, emmenés
par notre guide, Sam.
Depuis
trois mois ou presque, je voyageais dans des paysages souvent
luxuriants aux tons vert émeraude, arrosés par des cascades ou par
le Mékong. Cette fois, la terre était sèche, brûlée. L'herbe
jaune se tirait la bourre avec une terre crevassée légèrement
ocre. Il y avait quelques arbres, maigres, courts sur pattes. Et à
perte de vue, des collines rases, des champs de maïs où ne
restaient que les feuilles desséchées, et ça et là, des petites
pointes de couleur rouge amenées par les cultures de piment.
Au
bout de plusieurs heures de marche, nous nous sommes arrêtés dans
un premier village pour boire un thé. Il y avait peu de monde, mais
beaucoup d'animation. Des groupes d'hommes étaient affairés à
rassembler du bambou, à le couper en rondins ou en fines et longues
lamelles qu'ils tissaient ensuite pour en faire des façades :
le village entier était en train de construire une nouvelle maison
pour une famille qui en avait besoin d'une. Tous ensemble, et
gratuitement. Juste un travail d'entraide. Je les ai longuement
regardés, sur leurs échafaudages en bambou : la structure de
la maison était déjà montée. Peut-être allaient-ils construire,
comme pour les autres, un premier étage en ciment, avant de poser
les façades qu'ils étaient en train de tisser.
Un
peu plus loin, nous nous sommes arrêtés dans une école. Les
enfants étaient dehors : une partie d'entre eux jouaient aux
osselets ; les autres répétaient avec leur maître une
chorégraphie très étudiée sur « Uptown Funk » de
Bruno Mars. Je n'ai pas eu le droit de jouer aux osselets (à priori
parce que je suis une fille) mais Jaime et moi avons pu rejoindre la
danse... répétée inlassablement des dizaines et des dizaines de
fois. Ce n'était pas un spectacle de fin d'année, comme je l'avais
pensé au début : en nous éloignant de l'école, notre guide
nous a expliqué que la classe participait à une sorte de concours
de talents. Les élèves les plus doués étaient repérés par
d'autres établissements qui pouvaient leur proposer de poursuivre
leur scolarité chez eux. Pour les autres, il faudrait sans doute
rester au village, faute de moyen.
Nous
avons continué notre route parmi les champs et les troupeaux de
bœufs jusqu'à un autre minuscule village où nous devions passer la
nuit. Nous avions marché vite, bien plus vite que les autres groupes
qui faisaient le même trek que nous. Nous avons été installés
dans une des maisons du village, construite de la même manière que
celle dont nous assistions plus tôt à l'échafaudage : un
première étage en ciment abritant une étable pour leurs bovins et
à l'étage, une gigantesque pièce dans laquelle étaient alignés
tous nos matelas. La cuisine se faisait dehors, sur un petit feu de
bois, pas loin des toilettes qui se résumaient à un trou creusé
dans le sol, entouré d'une petite cabine en bambou. Je n'ai pas
visité la « salle de bain », elle aussi à l'extérieure,
qui devait se résumer à un tuyau d'arrosage d'eau glacée. J'ai
préféré accompagner une partie du groupe à la minuscule épicerie
du village pour acheter quelques bières Mandalay à boire autour du
feu.
Nous
avons regardé le soleil se coucher dans un champ, derrière la
maison, avant de rejoindre notre guide et le cuisinier qui nous
accompagnait autour du feu de bois, dans la cour de notre maison
d'accueil. C'est là, avec la chaleur des flammes, la chaleur de la
bière et du whisky birman, la chaleur de la guitare de Chris et des
cigares sucrés, que les langues se sont déliées, intimement.
Sam
nous a parlé de sa vie : son malheur est d'être tombé
amoureux d'une femme d'une autre tribu. Ils ont une interdiction
formelle d'être ensemble, et lorsque sa mère a appris leur
relation, elle a forcé son fils à rompre. Pas à cours de
ressources, tous les deux ont trouvé un emploi comme guide dans la
même agence : ils peuvent continuer à se voir au travail. Mais
pas plus.
Alors
on essaye de comprendre, avec notre propre naïveté. Qu'est-ce que
ça peut bien faire si ta mère n'est pas d'accord ? Il se
passerait quoi ? Tu veux rester vivre dans ton village ?
Sam nous parle un peu plus de ses conditions de vie. Il montre la
maison dans laquelle nous allons dormir : « Vous voyez, il
n'y a pas d'eau courante ni d'électricité ici. Alors qu'il y en a à
Yangon et dans d'autres grandes villes. C'est pour ça qu'on a voté
pour Aung San Suu Kuyi : elle, elle nous a promis que l'énergie
serait partagée pour tout le monde. »
Il
est donc là, l'espoir. L'égalité, la démocratie, elle pourrait
commencer par ça, par un juste partage des énergies. Ou plutôt,
par une considération égale pour tous les êtres humains du pays.
Citadins ou ruraux. Bouddhistes ou musulmans.
Ce
soir-là, au milieu de la nuit, j'ai du me relever pour aller dans la
cabine de bambou dans la cour. Il faisait un froid terrible et j'ai
eu la peur de ma vie en me retrouvant nez à nez avec un buffle sur
mon chemin. Nous dormions presque à même le sol dans la grande
pièce à l'étage, en rang d'oignons sous d'énormes édredons. Je
n'ai jamais voulu tomber dans le romantisme facile en contemplant le
« bonheur véritable de ces personnes qui n'ont rien ».
Mais je n'aurais échangé ma place pour rien au monde ce soir là.
J'aurais voulu rester plus longtemps, prendre le temps d'apprendre à
communiquer avec ceux qui vivaient là pour comprendre.
Parce que tout d'un coup, j'avais comme l'impression d'être plongée dans un univers qui se rapprochait le plus de ce que ma famille avait peut-être vécu il y a plus de soixante ans, cette petite partie de notre histoire que je n'arrive toujours pas à imaginer, qui reste dans l'ombre. J'ai beaucoup pensé à vous pendant ce séjour au Myanmar, à cet espoir d'une vie
meilleure qui a du vous habiter pour vous arracher à votre pays
natal, à ce désespoir animal qui fait traverser les mers sur des
bateaux qui partent vers un territoire complètement inconnu. Est-ce
à ça qu'elle ressemblait votre vie, là-bas ? Qu'est-ce que
vous imaginiez en débarquant ici ? Et cet espoir que vous
aviez, pourquoi est-ce que je ne le ressens plus, moi ? Elle est
passée où, cette étincelle ?
J'ai continué à la chercher dans les pays d'Asie. Mais je crois bien l'avoir vue
briller dans les yeux de Sam. A moins que ce n'ait juste été le feu
de bois et la fin de la bouteille de whisky.
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