Ca ne va pas être facile de parler du
Cambodge.
Ca ne va pas être facile, parce que je
pourrais continuer à parler des faits, des gens que j'ai rencontrés,
des endroits que j'ai visités et ce que j'y ai vu.
Je pourrais décrire les paysages, les
coutumes, la culture. Comme j'ai détesté Phnom Penh, comme j'ai
adoré Siem Reap, comme l'eau était bleue à Koh Rong, comme la
route était belle à Kampot.
Mais ce n'est pas ce dont je me
souviendrai du Cambodge.
Parce qu'il s'est passé quelque chose
qui fait que tous ces événements, tous ces lieux, ont eu peu
d'importance par rapport à cette chose-là qui, elle, est du domaine
de l'indicible.
En fait, ça a commencé avant.
Au Laos.
Dans les quatre mille îles.
Après notre boucle sur le plateau des
Boloven, Tomas et moi avions prévu de passer Noël sur Don Det,
l'une de ces milliers d'îles qui ont poussé à l'endroit où le
Mékong se réveille et serpente entre tous ces petits bouts de
terre. Je devais aussi y retrouver Casey, qui était descendu le long
du Laos sur un autre rythme depuis Vang Vieng avec deux autres
Français, Luc et Vince. A Pakse, nous avions aussi fait la
connaissance de Lucie, encore une Française qui voyage seule,
surtout en auto-stop, depuis le nord du Laos. Alors nous l'avons
embarquée avec nous, elle, ses belles boucles et son sourire
spontané qui est l'incarnation même du bonheur.
Don Det est une toute petite île. D'un
côté, le « sunrise side », de l'autre, le « sunset
side ». Partout, des bungalows en bois font face à la rivière
et des petits restaurants servent leur cuisine locale ; sur la
route, il faut slalomer entre les poules et les gamins qui déboulent
au milieu du chemin. Il n'y a pas de voiture, on se déplace à pied
ou en vélo. Je suis arrivée ici après une semaine assez intense,
mais là, sur Don Det, il n'y a pas grand chose à faire, à part se
poser. Et contempler.
Alors, c'est ce que j'ai fait.
Je me suis mise sur pause.
Et c'est quand on s'arrête sur le
chemin qu'on est le plus à même de se faire renverser par un
camion.
Je me suis assise devant un feu de
bois, sur la plage, après quelques verres au Reggae Bar. Il y avait
une vingtaine de personnes assises autour de ce feu et qui chantaient
autour d'un mec qui avait une guitare. Qui chantaient je ne sais plus
quoi. Il y a eu « Bohemian Rhapsody » à un moment donné.
Je me suis posée là, et j'ai ouvert
les yeux.
Et je ne sais pas si c'est la chaleur
du feu qui a dégelé un truc en moi ou quoi, mais là, tout d'un
coup, entre le sable, le feu et les étoiles, ça a fait comme un
torrent.
Une submersion.
J'avais même oublié ce que ça
faisait.
J'ai pas compris tout de suite, mais au
fur et à mesure des jours, des semaines qui ont suivi, je l'ai bien
senti. Toutes les émotions bloquées qui tout d'un coup on refait
surface.
Je l'ai bien senti, émerveillée,
regardant le soleil se coucher dans le Mékong, sur une petite île
déserte, le soir du réveillon. Et c'était comme si je voyais ces
couleurs pour la première fois. Nous étions assis sur la plage, il
y avait de la fumée qui m'étourdissait un peu. Nous nous levions
parfois pour nous baigner dans la rivière, pour nous laisser
emporter par le courant et faire des jeux de gamins dans l'eau. Et
j'ai retrouvé l'insouciance.
Je l'ai bien senti, allongée dans le
hamac devant le bungalow, à simplement égrener les heures avec nos
conversations interrompues de longs silences paisibles, portée par
le balancement du hamac, sans l'angoisse du silence, sans la peur du
vide, sans la panique des minutes qui passent sans qu'elles ne soient
employées à quelque chose d'utile.
Je l'ai bien senti dans mon
irrépressible envie de rire, allongée sur le sable, la pleine lune
dans la face, un sourire dans les yeux, la sensation du sable
redécouverte. Je riais parce que mon corps, endormi depuis de long
mois, s'était en fin réveillé et chaque centimètre de ma peau
semblait fourmiller.
Je l'ai bien senti avec cette chanson
venue spontanément sur mes lèvres, pendant que je pédalais sur mon
vélo, pour aller visiter Don Khon, l'île située en face de Don
Det, avec Lucie, Casey et Alexandre, un Québecois qui nous avait
rejoint. Nous avons vu encore un autre coucher de soleil, là-bas,
pendant qu'Alexandre construisait un système solaire avec du sable.
Nous sommes rentrés de nuit, dans le noir, et je chantais encore car
je n'avais plus peur, je n'avais plus peur du noir.
Je l'ai bien senti quand nous avons
franchi la frontière avec le Cambodge, en découvrant des paysages
bordéliques, embrumés de la fumée dégagée par les feux de
broussailles et de détritus que les Cambodgiens allumaient devant
leurs huttes en bambou, et le soleil rouge écarlate qui me faisait
penser à l'affiche d' « Apocalypse Now ». Les yeux
grand ouverts, je filais vers un pays inconnu sans aucune crainte de
ce que j'allais y trouver car je me sentais soudain suffisamment
souple pour tout affronter.
Je l'ai bien senti pendant ces heures
de somnolence passées dans les bus, écouteurs vissés sur les
oreilles, avec l'envie d'écouter « Crave You » en
boucle, avec l'envie retrouvée de la curiosité, avec l'appétit de
découvrir, d'affronter la nouveauté.
Je l'ai bien senti dans mon corps
réveillé, dans l'eau de mer qui caresse et qui mord de ses petites
dents salées sur l'île de Koh Rong, tout au sud du Cambodge, où
les plages ont un goût de Paradis, avec leur sable blanc et leurs
eaux turquoises ; dans les après-midi passées sur le sable,
plus sereine que jamais, apaisée par cette présence, dans un cocon
de douceur ; sur ce chemin cent fois arpenté, pieds nus, entre
notre chambre et le Coco Bar ou Police Beach ; dans les heures
de repos dans la chambre un peu moisie où nous nous étions
entassés, à jouer avec un minuscule chaton qui nous avait adoptés ;
dans cette marche, en fin d'après-midi, sur une plage que personne
ne semblait connaître ; dans tous ces endroits où pas une
seule fois n'est venue planer l'ombre de la solitude dévorante.
Je l'ai senti dans l'euphorie du Nouvel
An, une euphorie depuis longtemps éteinte, dans l'amour spontané
qu'on se dit à l'approche de minuit ; sous ma peau qui brûlait
encore plus, ce soir là ; dans le premier lever de soleil de
cette improbable année observé en nageant au large de Police Beach,
les yeux presque douloureux de joie, pendant que les autres
assistaient au spectacle, alignés sur la dune.
Je l'ai senti pendant cette après-midi,
passée sur un bateau, à observer des poissons avec un masque et un
tuba, à assister encore une fois à un coucher de soleil, chacun
d'entre eux unique, débarrassée de l'ennui, de la lassitude, de la
fatigue lourde qui me clouait au lit.
Je l'ai senti pendant ces longues
heures, allongées sur le dos, yeux vissés au plafond, dans mon
ventre chaud, dans une torpeur infinie, mais un torpeur délicieuse.
Je l'ai senti dans le bungalow d'Otress
Beach, trouvé comme un heureux hasard, parlant de David Lynch avec
du sable entre les doigts de pied, un verre de vin à la main, le
goût redécouvert.
Je l'ai senti dans un autre hamac, au
bord du « lac secret » de Kampot, qui n'a de secret que
le nom, mais où nous étions seuls ; dans ce balancement qui
amena d'autres secrets ; dans la confiance partagée à tout nous
découvrir.
Je l'ai senti dans ces après-midis à
l'arrière du scooter, à regarder défiler la rivière et puis les
magnifiques marais salants de Kampot, sans craindre la vitesse, sans
craindre l'accident, sans les scénario morbides qui d'habitude
surgissent dans mon cerveau.
Je l'ai senti tous les soirs au Man
Groove, au son de Eels et Queens of the Stone Age, écoutant la vie
tumultueuse de Trevor, le propriétaire, jouant avec son chien,
Isabelle ; dans notre marche improvisée dans le village de
pêcheur, où nous nous demandions si les bassins qu'on voyait là
étaient le résultat des bombardements américains ; dans cette
impression d'être exactement là où il faut, sans rien demander de
plus.
Je l'ai senti dans tous ces rires qu'on
a partagés, dans quelques larmes aussi.
Je l'ai senti dans des douches
réparatrices, après de trop longues heures de bus.
Je l'ai senti dans un karaoké
improvisé sur les berges de la rivière à Phnom Penh.
Je l'ai senti dans nos Long Islands et
puis nos White Russian.
Je l'ai senti en me rappelant des mots
d'André Gide, dont j'avais oublié la résonance ; et dans leur
échos, j'ai retrouvé mes rêves.
Je l'ai senti dans nos confidences,
encore, nos confidences désespérées.
Je l'ai senti dans les nuits qu'on
repousse, juste pour pas dormir, pour que demain arrive plus tard,
pour profiter encore un peu.
Je l'ai senti dans la simplicité, dans
l'évidence du moment, dans toutes les sensations, dans toutes les
émotions retrouvées.
Dans tous ça.
Dans chaque minutes, chaque seconde de
ces quelques semaines depuis que le bois a brûlé sur la plage de
Don Det, depuis que j'ai ouvert les yeux. Depuis que j'ai réalisé
que j'avais effacé de ma mémoire une année toute entière mais que
je me réveillais là, à l'autre bout du monde, avec un rêve
réalisé à bout de bras et un sourire dans chaque membre.
Je l'ai bien senti.
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