vendredi 8 août 2014

05.08.2014 : Grimper une montagne en Arménie, en Malaisie et puis en France.



Je repense souvent à lui,  au mont Kinabalu - une montagne de Malaisie dont le point culminant se situe à 4095 mètres.  C’était en 2012, ma première randonnée (et ma dernière so far), qui est devenue une expérience un peu symbolique à laquelle j’aime bien me référer.

Mais je crois qu’il faudrait d’abord évoquer l’Arménie pour mieux comprendre. En août 2010, je suis partie avec mes parents et mes frères à Erevan : il s’agissait de notre premier voyage en Arménie. Mon cousin, Vanick, avait lui aussi décidé de passer quelques mois là-bas. Nous nous étions donc tous retrouvés dans cette capitale dont nos grands-parents nous avaient tant parlée, la terre de nos ancêtres sur laquelle ils n’avaient pourtant jamais vécu. Mais ça, c’est une autre histoire.

Vanick nous avait proposé, à mes deux frères et moi, de partir faire une balade dans la montagne avec d’autres personnes qu’il avait rencontrées à Erevan. Nous avons loué un car et nous sommes tous partis nous « balader ». Le car a longuement roulé sur un chemin qui gravissait une montagne aride, ruisselante de cailloux. C’est étrange l’Arménie, pour cela. C’est un pays rocailleux (la légende veut que Dieu ait lancé une pierre pour en faire l’Arménie lorsqu’il a créé le monde), mais au détour d’un col, d’un tunnel, d’un versant, on peut se retrouver tout d’un coup face à un beau paysage vert, vivant, qui tranche avec l’ocre et le gris qu’on voit d’habitude partout. C’est étrange, mais je me suis récemment rendu compte que c’est une spécificité de la nature qui décrit en même temps parfaitement les Arméniens que je connais : un mélange de rudesse, de sobriété et d’une incroyable soif de vivre. Mais ça aussi, c’est une autre histoire.




Nous sommes finalement arrivés au début du chemin que nous avions prévu d’emprunter. Avant de nous mettre en route, nous nous sommes arrêtés dans un petit restaurant traditionnel de montagne dans laquelle était servie de la nourriture « spécial montagnard ». Le « spécial montagnard » arménien n’a rien à voir avec de la raclette : il s’agit du ratch, un bouillon de pied de cochon dans lequel on trempe du vieux lavach, un pain oriental très fin que l’on prépare sous forme de gigantesque feuilles rectangulaires – pour tout dire, ça pourrait faire nappe. Nous étions les seuls dans ce refuge ; la serveuse nous a servi la soupe, et c’était à nous de mettre le pain jusqu’à ce qu’il ait imbibé tout le bouillon pour devenir une sorte de pâte. On mange ensuite ce ragoût avec du lavach frais, en en faisant une sorte de tacos. Je ne vais pas mentir, c’était immonde (à mon goût). Mais tout comme le requin pourri en Islande, ça vaut le coup d’essayer. Mais là encore, c’est une autre histoire.


* Un pied de cochon dans le ratch *



 * Préparation du lavach *

Après ce mémorable déjeuner, nous nous sommes mis en route. Devant nous, un petit chemin rocailleux serpentait vers le sommet. Pas un arbre, juste des cailloux. Au bout de quelques mètres, nous avons croisé une famille d’Arméniens en train de préparer un barbecue. Ils nous invitent à manger avec eux, mais nous avions encore le ratch en travers de la gorge. Qu’importe, ils nous proposent pour faire passer ça de boire avec eux l’orri, cette vodka arménienne très parfumée, en général à l’abricot. Nous acceptons, ce serait malpoli de refuser. Quelques orris plus tard, nous voilà dansant le kotchari au milieu de la montagne, avec cette famille montée à quelques milliers de mètre d’altitude pour faire leur barbecue. Le kotchari ressemble un peu, sur le principe, aux danses bretonnes dans lesquelles on se tient par le petit doigt en faisant un cercle. Cette danse a longtemps été pour moi le seul intérêt des mariages, puisque c’était l’un des rares moments où nous étions suffisamment nombreux et dans une salle suffisamment grande pour pouvoir le danser. J’aime toujours autant cette danse (et les mariages). Mais ça…

Une fois notre ventre plein de ratch et d’orri, nous nous sommes vraiment engagés sur le chemin. Et c’est là où je voulais en venir : nous étions alors à plus de 3000 mètres d’altitude, et j’ai évidemment expérimenté ce à quoi on devrait s’attendre à de telles altitudes (sauf pour les novices comme moi) : le manque d’oxygène. Je suis partie toute vaillante sur les cailloux, mais au bout de quelques mètres, j’ai senti que je ralentissais, que je n’avais plus de souffle, et qu’il était impossible de marcher à un rythme normal. Mais nous avons continué à avancer entre les rochers, nous avons vu les premières plaques de glace ici et là. La pente devenait de plus en plus raide, je glissais en Converse sur les cailloux (car, pour rappel, j’étais pour ma part partie pour une « balade ») et arrivée à quelques mètres du sommet, je me suis sentie vraiment fatiguée. Mais pas non plus anéantie. J’ai décidé, je crois, de m’asseoir quelques instants, et mes frères ont commencé à se faire du souci. Très rapidement, ils m’ont dit de m’arrêter. Je voulais continuer, mais ils m’ont répété que j’étais trop fatiguée, que c’était trop dangereux. Clément est resté avec moi. Vicken, lui, a continué à monter. Le sommet n’était pas loin, il allait faire l’aller-retour.


* Sur le glacier *

Quand il est revenu, il nous a raconté ce qu’il avait vu de l’autre côté du versant. Un paysage magnifique, parait-il, mais je ne l’écoutais déjà plus. Nous avons commencé à descendre, et je suis partie devant eux, furieuse. Je crois qu’à ce moment là, j’en voulais à la terre entière : à mes frères, pour ne pas m’avoir encouragée à continuer plutôt que de me forcer à m’arrêter, à moi qui ne leur avais pas dit que je pouvais et surtout voulais continuer, au manque d’oxygène, au ratch et à l’ orri. Bref, cette expérience là s’est terminée pour moi avec une certaine amertume, parce que je n’étais pas allée jusqu’au bout et parce que je n’avais pas vu l’autre côté.

Et me voila un an et demi plus tard en Malaisie. Nyamuk et moi vivons à Bali depuis un mois et nous avons du sortir du territoire pour renouveler nos visas. Nous avions décidé de rejoindre Joséphine, la sœur de Nyamuk, à Singapour où elle vivait pour quelques temps, puis de partir tous ensemble sur l’île de Bornéo. Joséphine est férue de randonnée, c’est elle qui nous a proposé l’ascension du mont Kinabalu. J’ai rappelé plusieurs fois que je n’avais jamais fait de randonnée, mais le site du Sabah Parks, qui organise toutes les activités touristiques liées au mont Kinabalu, se voulait rassurant. Nous sommes arrivés la veille pour dormir dans une auberge proche du point de départ de la randonnée située à 1890 mètres d’altitude. Nous avions rencontré dans l’auberge Caroline, une Française venue enseigner en Indonésie et qui voulait elle aussi se payer une tranche de Kinabalu. Nous avons finalement fait l’ascension tous les quatre.

A priori, nous étions bien équipés. Nyamuk et moi n’avions prévu que des affaires d’été pour notre voyage en Indonésie, et nous avions du acheter des manteaux chauds, écharpes, bonnets et gants en arrivant à Sabah. Pour les chaussures, le guide nous conseillait des Adidas Kampung : les Adidas Kampung ne sont PAS des Adidas, ce sont des sortes de Crocs noires, en caoutchouc, avec des petites ventouses sous la semelle. En voyant à quoi ressemblaient les Adidas Kampung, j’ai préféré partir avec mes bonnes vieilles running Asics…

Pour grimper sur le mont Kinabalu, il faut avoir un guide agréé. Peut-être une manière de se faire plus d’argent, mais pour nous, ce fut vraiment nécessaire. Il faut compter environ six heures de marche pour atteindre le refuge de Laban Rata à 3270 mètres d’altitude. Après quelques heures de sommeil là-bas, il faut repartir vers trois heures du matin pour gravir les derniers mètres et assister au lever du soleil au sommet du mont Kinabalu. Au début de notre périple, le sentier s’enfonçait dans une forêt ombragée où poussaient des plantes carnivores. Le chemin était étroit et parfois encombré de gros rochers qu’il fallait presque escalader. Nous marchions plutôt bien, Nyamuk et Caroline devant, Joséphine et moi derrière – et notre guide encore plus derrière, qui nous laissait toujours partir devant mais nous rattrapait avec une vitesse fulgurante dès que nous nous arrêtions. Assez rapidement, il s’est mis à pleuvoir. Des trombes d’une eau chaude, épaisse, qui ne s’arrêtait plus. Je revois encore le chemin se transformer en un petit torrent duquel affleuraient les rochers. Je revois aussi mes chaussures qui disparaissaient dans cette eau boueuse, mais je ne me souviens pas de la fatigue physique. Celle-là ne m’est tombée dessus qu’en arrivant au refuge. J’étais frigorifiée, mes vêtements trempés et je rêvais d’un réconfort similaire à celui qu’on éprouve en rentrant au chalet après une journée de ski : de la chaleur, des fauteuils moelleux, et éventuellement un feu de bois. Evidemment, il n’y avait rien de tout ça : l’eau des douches était froide et la pluie avait traversé nos sacs et imbibé tous nos vêtements. L’humidité, le froid, la perspective de ne pouvoir se reposer que quelques heures avant de repartir : tout cela devenait très désagréable pour moi – et pourtant, je me souviens qu’il n’y avait pas d’autre endroit sur terre où j’aurais voulu être. Pour avoir des vêtements secs, j’ai acheté un hoodie Mont Kinabalu, et Joséphine des Adidas Kampung.


* Plantes carnivores *

Dans le dortoir, malgré les lits simples superposés, Nyamuk et moi avons décidé de dormir ensemble. Ce n’était pas la première fois que nous nous entassions sur un même matelas, même si nous pouvions faire autrement. Nous pouvons être très niais parfois. Souvent. Même trempés à 3000 mètres d’altitude. Car même si on peut penser que cette promiscuité pouvait nous réchauffer, je crois qu’un minimum de confort pour ces quelques heures de sommeil aurait été un peu plus profitable. Je me sentais fiévreuse et moite, je n’avais pas spécialement envie d’un autre corps fiévreux et moite à mes côtés. Mais on ne se refait pas.

A deux heures du matin, le réveil a sonné, et nous sommes partis sur ce qui allait bien sûr être l’étape la plus dure de la randonnée. Nous avancions de nuit, éclairés par nos lampes frontales. Notre point de repère, c’était cette file indienne de petites lampes qui gravissait le sommet, la lumière de ceux qui avançaient devant nous. La pente s’est raidie un peu plus et nous devions nous aider de cordes accrochées sur les rochers pour gravir certains passages. C’est là que les choses ont commencé à se gâter. Mes running ne servaient plus à rien : je glissais sur les rochers et j’avais une vraie frousse de me casser la figure. Il faut dire que la veille, nous avions vu des guides (en tong) descendre quelqu’un en civière en courant. Le quelqu’un en question avait un drap sur la tête, ce qui n’augurait rien de bon quant à son état. Notre guide m’a demandé si j’avais d’autres chaussures. « Non, à part les Adidas Kampung de Joséphine ». J’ai vu son visage s’éclairer : « Oui, oui, c’est ça qu’il faut prendre ! » Puisqu’il faut faire confiance aux professionnels, j’ai suivi son conseil, avec quelques doutes quand même. Mais maintenant, je peux le dire : les Crocs d’Asie du Sud Est m’ont sauvée la vie.

Elles m’ont en tout cas permis de continuer. Ces petites ventouses font des merveilles. Mais elles n’ont pas réglé le fameux problème de l’oxygène qui a sérieusement commencé à nous manquer. Je sentais que j’arrivais vraiment au bout de mes forces. Nyamuk, Caroline et Joséphine étaient partis devant. Je restais avec le guide qui voyait que ça n’allait pas. Il me donnait de l’eau régulièrement, me faisait passer par des chemins, soi-disant plus faciles – mais je le soupçonne d’avoir simplement voulu faire diversion. Et lui qui était si silencieux depuis le début de la randonnée s’est mis à me poser beaucoup de questions, à me parler de sa famille, de son travail et de sa religion. Mais il ne m’a pas demandé si je voulais m’arrêter. Pour lui, c’était l’évidence même : bien sûr qu’on pourrait aller jusqu’au bout. Je me suis demandée ce que je lui aurais dit s’il m’avait posé la question…

C’est là que les souvenirs de l’Arménie me sont revenus. Est-ce que je veux continuer ? J’ai marché près de dix heures sous la pluie, j’ai dormi frigorifiée dans un refuge, j’ai glissé sur une dizaine de rochers. Le soleil va se lever dans quelques minutes. De l’autre côté, il y a ce paysage magnifique que mon frère a vu en Arménie, que moi je n’ai pas pu voir parce que je n’ai pas continué. Il ne reste que quelques mètres, et j’y suis à ce sommet. J’y suis face au soleil, face à un paysage qui n’est pas donné à tout le monde. Encore quelques mètres, et j’aurai toute l’oxygène dont j’ai besoin. Est-ce que je veux continuer ?

Evidemment, j’ai continué. En arrivant au sommet, j’ai lâché mon guide et j’ai commencé à crier « Nyamuk ! Nyamuk ! » (en utilisant sont vrai prénom, par contre) par-dessus les têtes de tout ceux qui étaient déjà installés pour le lever du soleil. Je ne voulais pas être arrivée là et ne pas partager ça avec lui. A ce moment là m’est revenue une scène dans « Titanic » dans laquelle Kate appelle désespérément Jack dans l’eau. Voilà, pareil.

Nous avons vu le lever du soleil ensemble. C’était un moment indescriptible. Pas seulement pour la beauté du jour qui se lève, qui part du pied de la montagne pour monter jusqu’à nous. Pas uniquement pour toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui se bousculaient devant nos yeux. Mais aussi pour l’incroyable expérience que nous venions de vivre ensemble avec Nyamuk et surtout, surtout pour le chemin parcouru pour en arriver là, la lutte contre moi-même, contre la fatigue et le découragement. Je voulais revenir deux ans en arrière et dire à mes frères et à mon moi passé que cette « balade » dans la montagne arménienne, ce n’était rien par rapport à ce que je ferai après, que contrairement à ce qu’ils pensent, je suis capable de bien plus pour peu qu’on me laisse faire.

Je pense souvent au mont Kinabalu parce que j’ai besoin de ce genre de symbole, d’encouragement à moi-même. J’ai besoin de croire que quelque part en moi, il y a ce courage là, où cette révolte contre les discours qui me disent que je ne peux pas. J’ai besoin de me dire qu’en ce moment, je suis sur les derniers mètres du mont Kinabalu, que je n’ai plus d’oxygène, plus de forces, que je suis épuisée et que ce guide à mes côtés me dit des trucs dont je ne vois pas le rapport mais qui ont leur importance, et que surtout, au bout de ces quelques mètres, il y a l’autre côté de la montagne et le lever de soleil, et que je ne devrais laisser personne, et surtout pas moi-même, me dérober ce versant-là, ce soleil-là, et les bras de Nyamuk qui m’attend au sommet.


Encore un petit effort et je le verrai le lever du soleil. Tant que personne ne me dit d’arrêter.



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