Je repense souvent à lui,
au mont Kinabalu - une montagne de Malaisie dont le point culminant se
situe à 4095 mètres. C’était en 2012, ma
première randonnée (et ma dernière so far),
qui est devenue une expérience un peu symbolique à laquelle j’aime bien me
référer.
Mais je crois qu’il faudrait d’abord évoquer l’Arménie pour
mieux comprendre. En août 2010, je suis partie avec mes parents et mes frères à
Erevan : il s’agissait de notre premier voyage en Arménie. Mon cousin,
Vanick, avait lui aussi décidé de passer quelques mois là-bas. Nous nous étions
donc tous retrouvés dans cette capitale dont nos grands-parents nous avaient
tant parlée, la terre de nos ancêtres sur laquelle ils n’avaient pourtant
jamais vécu. Mais ça, c’est une autre histoire.
Vanick nous avait proposé, à mes deux frères et moi, de
partir faire une balade dans la montagne avec d’autres personnes qu’il avait
rencontrées à Erevan. Nous avons loué un car et nous sommes tous partis nous
« balader ». Le car a longuement roulé sur un chemin qui gravissait
une montagne aride, ruisselante de cailloux. C’est étrange l’Arménie, pour
cela. C’est un pays rocailleux (la légende veut que Dieu ait lancé une pierre
pour en faire l’Arménie lorsqu’il a créé le monde), mais au détour d’un col,
d’un tunnel, d’un versant, on peut se retrouver tout d’un coup face à un beau
paysage vert, vivant, qui tranche avec l’ocre et le gris qu’on voit d’habitude
partout. C’est étrange, mais je me suis récemment rendu compte que c’est une
spécificité de la nature qui décrit en même temps parfaitement les Arméniens
que je connais : un mélange de rudesse, de sobriété et d’une incroyable
soif de vivre. Mais ça aussi, c’est une autre histoire.
Nous sommes finalement arrivés au début du chemin que nous
avions prévu d’emprunter. Avant de nous mettre en route, nous nous sommes
arrêtés dans un petit restaurant traditionnel de montagne dans laquelle était
servie de la nourriture « spécial montagnard ». Le « spécial
montagnard » arménien n’a rien à voir avec de la raclette : il s’agit
du ratch, un bouillon de pied de cochon dans lequel on trempe du
vieux lavach, un pain oriental très fin que l’on prépare sous
forme de gigantesque feuilles rectangulaires – pour tout dire, ça pourrait
faire nappe. Nous étions les seuls dans ce refuge ; la serveuse nous a
servi la soupe, et c’était à nous de mettre le pain jusqu’à ce qu’il ait imbibé
tout le bouillon pour devenir une sorte de pâte. On mange ensuite ce ragoût
avec du lavach frais, en en faisant une sorte de tacos. Je ne
vais pas mentir, c’était immonde (à mon goût). Mais tout comme le requin pourri
en Islande, ça vaut le coup d’essayer. Mais là encore, c’est une autre
histoire.
* Un pied de cochon dans le ratch *
Après ce mémorable déjeuner, nous nous sommes mis en route.
Devant nous, un petit chemin rocailleux serpentait vers le sommet. Pas un
arbre, juste des cailloux. Au bout de quelques mètres, nous avons croisé une
famille d’Arméniens en train de préparer un barbecue. Ils nous invitent à
manger avec eux, mais nous avions encore le ratch en travers de la
gorge. Qu’importe, ils nous proposent pour faire passer ça de boire avec eux l’orri,
cette vodka arménienne très parfumée, en général à l’abricot. Nous acceptons,
ce serait malpoli de refuser. Quelques orris plus tard, nous
voilà dansant le kotchari au milieu de la montagne, avec cette
famille montée à quelques milliers de mètre d’altitude pour faire leur
barbecue. Le kotchari ressemble un peu, sur le principe, aux
danses bretonnes dans lesquelles on se tient par le petit doigt en faisant un
cercle. Cette danse a longtemps été pour moi le seul intérêt des mariages,
puisque c’était l’un des rares moments où nous étions suffisamment nombreux et
dans une salle suffisamment grande pour pouvoir le danser. J’aime toujours
autant cette danse (et les mariages). Mais ça…
Une fois notre ventre plein de ratch et d’orri,
nous nous sommes vraiment engagés sur le chemin. Et c’est là où je voulais en
venir : nous étions alors à plus de 3000 mètres d’altitude, et j’ai
évidemment expérimenté ce à quoi on devrait s’attendre à de telles altitudes
(sauf pour les novices comme moi) : le manque d’oxygène. Je suis partie
toute vaillante sur les cailloux, mais au bout de quelques mètres, j’ai senti
que je ralentissais, que je n’avais plus de souffle, et qu’il était impossible
de marcher à un rythme normal. Mais nous avons continué à avancer entre les
rochers, nous avons vu les premières plaques de glace ici et là. La pente
devenait de plus en plus raide, je glissais en Converse sur les cailloux (car,
pour rappel, j’étais pour ma part partie pour une « balade ») et
arrivée à quelques mètres du sommet, je me suis sentie vraiment fatiguée. Mais
pas non plus anéantie. J’ai décidé, je crois, de m’asseoir quelques instants,
et mes frères ont commencé à se faire du souci. Très rapidement, ils m’ont dit
de m’arrêter. Je voulais continuer, mais ils m’ont répété que j’étais trop
fatiguée, que c’était trop dangereux. Clément est resté avec moi. Vicken, lui,
a continué à monter. Le sommet n’était pas loin, il allait faire l’aller-retour.
* Sur le glacier *
Quand il est revenu, il nous a raconté ce qu’il avait vu de
l’autre côté du versant. Un paysage magnifique, parait-il, mais je ne
l’écoutais déjà plus. Nous avons commencé à descendre, et je suis partie devant
eux, furieuse. Je crois qu’à ce moment là, j’en voulais à la terre
entière : à mes frères, pour ne pas m’avoir encouragée à continuer plutôt
que de me forcer à m’arrêter, à moi qui ne leur avais pas dit que je pouvais et
surtout voulais continuer, au manque d’oxygène, au ratch et à l’ orri.
Bref, cette expérience là s’est terminée pour moi avec une certaine amertume,
parce que je n’étais pas allée jusqu’au bout et parce que je n’avais pas vu l’autre côté.
Et me voila un an et demi plus tard en Malaisie. Nyamuk et
moi vivons à Bali depuis un mois et nous avons du sortir du territoire pour
renouveler nos visas. Nous avions décidé de rejoindre Joséphine, la sœur de
Nyamuk, à Singapour où elle vivait pour quelques temps, puis de partir tous
ensemble sur l’île de Bornéo. Joséphine est férue de randonnée, c’est elle qui
nous a proposé l’ascension du mont Kinabalu. J’ai rappelé plusieurs fois que je
n’avais jamais fait de randonnée, mais le site du Sabah Parks, qui organise
toutes les activités touristiques liées au mont Kinabalu, se voulait rassurant.
Nous sommes arrivés la veille pour dormir dans une auberge proche du point de
départ de la randonnée située à 1890 mètres d’altitude. Nous avions rencontré
dans l’auberge Caroline, une Française venue enseigner en Indonésie et qui
voulait elle aussi se payer une tranche de Kinabalu. Nous avons finalement fait
l’ascension tous les quatre.
A priori, nous étions bien équipés. Nyamuk et moi n’avions
prévu que des affaires d’été pour notre voyage en Indonésie, et nous avions du
acheter des manteaux chauds, écharpes, bonnets et gants en arrivant à Sabah.
Pour les chaussures, le guide nous conseillait des Adidas Kampung : les
Adidas Kampung ne sont PAS des Adidas, ce sont des sortes de Crocs noires, en
caoutchouc, avec des petites ventouses sous la semelle. En voyant à quoi
ressemblaient les Adidas Kampung, j’ai préféré partir avec mes bonnes vieilles
running Asics…
Pour grimper sur le mont Kinabalu, il faut avoir un guide
agréé. Peut-être une manière de se faire plus d’argent, mais pour nous, ce fut
vraiment nécessaire. Il faut compter environ six heures de marche pour
atteindre le refuge de Laban Rata à 3270 mètres d’altitude. Après quelques
heures de sommeil là-bas, il faut repartir vers trois heures du matin pour
gravir les derniers mètres et assister au lever du soleil au sommet du mont
Kinabalu. Au début de notre périple, le sentier s’enfonçait dans une forêt
ombragée où poussaient des plantes carnivores. Le chemin était étroit et
parfois encombré de gros rochers qu’il fallait presque escalader. Nous
marchions plutôt bien, Nyamuk et Caroline devant, Joséphine et moi derrière –
et notre guide encore plus derrière, qui nous laissait toujours partir devant
mais nous rattrapait avec une vitesse fulgurante dès que nous nous arrêtions.
Assez rapidement, il s’est mis à pleuvoir. Des trombes d’une eau chaude,
épaisse, qui ne s’arrêtait plus. Je revois encore le chemin se transformer en
un petit torrent duquel affleuraient les rochers. Je revois aussi mes
chaussures qui disparaissaient dans cette eau boueuse, mais je ne me souviens pas
de la fatigue physique. Celle-là ne m’est tombée dessus qu’en arrivant au
refuge. J’étais frigorifiée, mes vêtements trempés et je rêvais d’un réconfort
similaire à celui qu’on éprouve en rentrant au chalet après une journée de ski :
de la chaleur, des fauteuils moelleux, et éventuellement un feu de bois.
Evidemment, il n’y avait rien de tout ça : l’eau des douches était froide
et la pluie avait traversé nos sacs et imbibé tous nos vêtements. L’humidité,
le froid, la perspective de ne pouvoir se reposer que quelques heures avant de
repartir : tout cela devenait très désagréable pour moi – et pourtant, je
me souviens qu’il n’y avait pas d’autre endroit sur terre où j’aurais voulu
être. Pour avoir des vêtements secs, j’ai acheté un hoodie Mont Kinabalu, et
Joséphine des Adidas Kampung.
* Plantes carnivores *
Dans le dortoir, malgré les lits simples superposés, Nyamuk
et moi avons décidé de dormir ensemble. Ce n’était pas la première fois que
nous nous entassions sur un même matelas, même si nous pouvions faire
autrement. Nous pouvons être très niais parfois. Souvent. Même trempés à 3000
mètres d’altitude. Car même si on peut penser que cette promiscuité pouvait
nous réchauffer, je crois qu’un minimum de confort pour ces quelques heures de
sommeil aurait été un peu plus profitable. Je me sentais fiévreuse et moite, je
n’avais pas spécialement envie d’un autre corps fiévreux et moite à mes côtés. Mais
on ne se refait pas.
A deux heures du matin, le réveil a sonné, et nous sommes
partis sur ce qui allait bien sûr être l’étape la plus dure de la randonnée.
Nous avancions de nuit, éclairés par nos lampes frontales. Notre point de
repère, c’était cette file indienne de petites lampes qui gravissait le sommet,
la lumière de ceux qui avançaient devant nous. La pente s’est raidie un peu
plus et nous devions nous aider de cordes accrochées sur les rochers pour
gravir certains passages. C’est là que les choses ont commencé à se gâter. Mes
running ne servaient plus à rien : je glissais sur les rochers et j’avais
une vraie frousse de me casser la figure. Il faut dire que la veille, nous
avions vu des guides (en tong) descendre quelqu’un en civière en courant. Le
quelqu’un en question avait un drap sur la tête, ce qui n’augurait rien de bon
quant à son état. Notre guide m’a demandé si j’avais d’autres chaussures.
« Non, à part les Adidas Kampung de Joséphine ». J’ai vu son visage s’éclairer :
« Oui, oui, c’est ça qu’il faut prendre ! » Puisqu’il faut faire
confiance aux professionnels, j’ai suivi son conseil, avec quelques doutes
quand même. Mais maintenant, je peux le dire : les Crocs d’Asie du Sud Est
m’ont sauvée la vie.
Elles m’ont en tout cas permis de continuer. Ces petites
ventouses font des merveilles. Mais elles n’ont pas réglé le fameux problème de
l’oxygène qui a sérieusement commencé à nous manquer. Je sentais que j’arrivais
vraiment au bout de mes forces. Nyamuk, Caroline et Joséphine étaient partis
devant. Je restais avec le guide qui voyait que ça n’allait pas. Il me donnait
de l’eau régulièrement, me faisait passer par des chemins, soi-disant plus
faciles – mais je le soupçonne d’avoir simplement voulu faire diversion. Et lui
qui était si silencieux depuis le début de la randonnée s’est mis à me poser
beaucoup de questions, à me parler de sa famille, de son travail et de sa
religion. Mais il ne m’a pas demandé si je voulais m’arrêter. Pour lui, c’était
l’évidence même : bien sûr qu’on pourrait aller jusqu’au bout. Je me suis
demandée ce que je lui aurais dit s’il m’avait posé la question…
C’est là que les souvenirs de l’Arménie me sont revenus.
Est-ce que je veux continuer ? J’ai marché près de dix heures sous la
pluie, j’ai dormi frigorifiée dans un refuge, j’ai glissé sur une dizaine de
rochers. Le soleil va se lever dans quelques minutes. De l’autre côté, il y a
ce paysage magnifique que mon frère a vu en Arménie, que moi je n’ai pas pu
voir parce que je n’ai pas continué. Il ne reste que quelques mètres, et j’y
suis à ce sommet. J’y suis face au soleil, face à un paysage qui n’est pas
donné à tout le monde. Encore quelques mètres, et j’aurai toute l’oxygène dont
j’ai besoin. Est-ce que je veux continuer ?
Evidemment, j’ai continué. En arrivant au sommet, j’ai lâché
mon guide et j’ai commencé à crier « Nyamuk ! Nyamuk ! »
(en utilisant sont vrai prénom, par contre) par-dessus les têtes de tout ceux
qui étaient déjà installés pour le lever du soleil. Je ne voulais pas être
arrivée là et ne pas partager ça avec lui. A ce moment là m’est revenue une
scène dans « Titanic » dans laquelle Kate appelle désespérément Jack
dans l’eau. Voilà, pareil.
Nous avons vu le lever du soleil ensemble. C’était un moment
indescriptible. Pas seulement pour la beauté du jour qui se lève, qui part du
pied de la montagne pour monter jusqu’à nous. Pas uniquement pour toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel qui se bousculaient devant nos yeux. Mais aussi pour
l’incroyable expérience que nous venions de vivre ensemble avec Nyamuk et surtout,
surtout pour le chemin parcouru pour en arriver là, la lutte contre moi-même,
contre la fatigue et le découragement. Je voulais revenir deux ans en arrière
et dire à mes frères et à mon moi passé que cette « balade » dans la
montagne arménienne, ce n’était rien par rapport à ce que je ferai après, que
contrairement à ce qu’ils pensent, je suis capable de bien plus pour peu qu’on
me laisse faire.
Je pense souvent au mont Kinabalu parce que j’ai besoin de
ce genre de symbole, d’encouragement à moi-même. J’ai besoin de croire que
quelque part en moi, il y a ce courage là, où cette révolte contre les discours
qui me disent que je ne peux pas. J’ai besoin de me dire qu’en ce moment, je
suis sur les derniers mètres du mont Kinabalu, que je n’ai plus d’oxygène, plus
de forces, que je suis épuisée et que ce guide à mes côtés me dit des trucs
dont je ne vois pas le rapport mais qui ont leur importance, et que surtout, au
bout de ces quelques mètres, il y a l’autre côté de la montagne et le lever de
soleil, et que je ne devrais laisser personne, et surtout pas moi-même, me
dérober ce versant-là, ce soleil-là, et les bras de Nyamuk qui m’attend au
sommet.
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