Il y a des villes
comme ça sur lesquelles je ne sais pas quoi dire. Lorsque je voyage, il se
forme presque systématiquement dans ma tête une histoire. Ou bien, un petit
élément du lieu prend une dimension énorme, un détail vient m’en rappeler un
autre et alors, une quantité de mini connexions se font avec une autre chose
vue ailleurs, une personne, une question, et c’est toute une toile qui se
dessine sur les murs, sur les pavés. Et comme ça, la ville me parle.
Mais à Bruges, la
ville est restée silencieuse. Les quelques jours passés là-bas étaient pourtant
agréables, mais j’avais, je crois, une appréciation très intellectuelle du
lieu : je voyais que cette vieille cité médiévale était jolie ou historiquement riche, mais je
ne me souviens pas d’avoir ressenti une émotion. Sans doute le résultat d’une
ville si résolument ancrée dans le passé qu’elle est presque devenue un
Disneyland miniature pour touristes en quête de pittoresque.
Je n’ai rien
trouvé sur la grande place du marché, ni devant le beffroi ; les rues
pavées qui façonnent tout le centre ville historique, les ponts qui enjambent
les canaux, tout me semblait figé. La nuit apportait une couleur différente,
revêtait les rues d’une ambiance mystérieuse qui transformait la ville en un
théâtre. Un théâtre, donc, une représentation, un masque de cire posé sur un
sol qui fut autrefois bouillonnant.
On a mis Bruges
dans du formol. On l’a vitrifié, et en la visitant, ce sont des esprits du
passé qu’on regarde à travers le bocal.
Les rues sont un
accès direct au Moyen Age, l’âge d’or de la ville. L’ironie, c’est que cet âge
d’or est dû, en quelque sorte, à une destruction. Le 4 octobre 1134, un raz de
marée vient percer un accès direct entre Bruges et la mer du Nord. On appelle
ce nouveau canal le Zwin. Rapidement, la ville, située à une position
stratégique entre l’eau et les routes qui mènent vers l’intérieur des terres,
devient une escale majeure du commerce mondiale. Au XIIe siècle, le marché de
cette « Venise du Nord » est considéré comme le plus sophistiqué des
Pays Bas, notamment pour la vente de draperies luxueuses.
Oui, mais
voilà : quand le succès repose sur un banc de sable, il peut disparaitre
avec la prochaine marée. A la fin du XVe siècle, le Zwin salvateur s’ensable
définitivement et la connexion avec la mer est rompue. Petit à petit, Bruges
s’appauvrit au profit d’Anvers. La cour de Bourgogne quitte la ville ; et
lorsque les Pays Bas, par un jeu d’héritage et de mariage entre les Ducs de
Bourgogne et la Maison de Habsbourg, passent sous domination espagnole, Bruges,
devenue sans intérêt, est laissée à l’abandon. Mais à partir de 1570, plusieurs
provinces en majorité protestante se soulèvent contre la couronne espagnole. En
1581, sept provinces font scission via l’Acte de La Haye et se constituent en
une République fédérale, les Provinces Unies. S’en suivra la Guerre de
Quatre-Vingts ans – ou la « révolte des gueux » (je rêvais de placer
ce mot) – à laquelle plusieurs grandes villes extérieures à ces provinces
prennent part à leur tour. Bruges en fait partie ; et son déclin n’en sera
que précipité. A la fin de la guerre, marquée par le Traité de Westphalie en
1648, Bruges n’est plus qu’une pauvre petite ville de province.
Tout ça à cause
d’un bras de mer qui s’ensable.
A partir de là,
toutes les tentatives que mettra la ville en place pour se relever auront pour
objectif de renouer avec son passé de star commerciale. Un peu comme Loana
après la fin du Loft. Bruges parviendra cependant à devenir une attraction
touristique, grâce à son vieux centre ville, classé depuis au Patrimoine
Mondial de l’UNESCO.
Le passé est
préservé. Tant mieux, sans doute. Mais comment rester tourné vers l’avenir,
comment garder son dynamisme quand des monuments si imposants, si écrasants
qu’ils en deviennent sacrés, vous renvoient sans cesse vers un autre
temps ?
Il y a eu une
polémique à Paris, récemment, autour de la tour Triangle, un projet de gratte
ciel de 180 mètres de haut et de 42 étages qui devait être construit dans le
quartier de la Porte de Versailles. En novembre 2014, le Conseil de Paris a
finalement voté contre ce projet. Parmi les arguments des opposants, la
consommation énergétique était avancée, malgré les solutions géothermiques et
de panneaux solaires proposées par les architectes ; on reprochait aussi
au bâtiment le fait qu’il soit uniquement destiné à accueillir des bureaux,
dans une ville où tant de locaux sont vacants et où trouver un logement revient
à chercher du pétrole. Mais la critique qui revenait sans cesse – ou en tout
cas, celle d’ordre esthétique – s’adressait à la verticalité du bâtiment.
L’UNESCO (toujours lui) rappelait notamment que Paris était l’une des dernières
grandes capitales horizontales, et qu’il fallait préserver cette spécificité.
D’autres affirmaient qu’une tour n’était cohérente que si elle était en
dialogue avec d’autres tours, comme à la Défense ou à New York. Je n’ai pas
vraiment d’avis sur l’esthétique du projet en lui-même et à New York,
justement, je n’ai pas aimé cette verticalité étouffante pour le regard, tout
autant que par le symbole que ces tours semblent porter : pour avoir accès
à un bout de ciel, il faut grimper plus haut que les autres.
Bref.
Ce qui m’a
interpellée dans l’histoire de la tour Triangle, c’est la réflexion de Christian de Portzampac, architecte et urbaniste français qui travaille beaucoup sur la
verticalité, et n’est donc pas totalement objectif dans cette histoire :
« Les villes
représentent le passé, le présent et elles nous montrent le futur. Elles
assurent la coexistence des générations comme une sorte de
« calendrier » où nous vivons dans ce que nos ancêtres ont construit
et que nous transformons pour nos enfants. Les villes racontent une histoire,
mais elles doivent aussi montrer que le futur existe, il ne faut pas interdire
que les constructions neuves et de grande qualité s’insèrent. Il peut y avoir
des variations dans la ville historique qui vont l’embellir et la transformer
un peu. »
Christian exagère
peut-être un peu : je ne crois pas que Paris soit déjà moribonde, et
certains quartiers ont été largement rénovés ces dernières années, ne serait-ce
que tout l’ensemble des Grands Moulins dans le 13e arrondissement,
dont j’ai vécu l’inauguration pendant ma dernière année de licence. Mais il
appuie sur un point qui m’avait déjà interrogée avant : quid de la « ville
historique » ? Que se passera-t-il quand nous aurons investi tous ces
quartiers qui sont encore un peu neutres, et qui laissent de la place aux
monuments modernes ? Continuera-t-on de construire à la périphérie, quitte
à exiler les habitants du très Grand Paris, quitte à faire du centre ville un
musée semblable Bruges ? Ou osera-t-on, un jour, s’attaquer au passé
sacralisé ? A partir de quel moment franchit-on la limite entre la
nécessaire conservation de la mémoire et de ses enseignements, et l’encombrement
qui interdit tout mouvement, toute remise en question ? Quand passe-t-on de
la culture-mouvement qui nourrit, au culturel-musée qui fige ? Et comment
accepter le passé sans qu’il devienne une entrave, comment construire à partir de lui ?
Ces questions là,
oui, elles me sont venues à Bruges. Comme quoi, la ville a fini par me parler.
Mais ce n’est pas
elle qui m’a donné un semblant de réponse. Pendant ce séjour, nous sommes
rentrés dans une petite cour pavée, dans laquelle une annonce pour un concert
gratuit de harpe était affichée. Nous n’avions rien d’autre à faire, et même si
nous n’avons pas un penchant naturel pour la harpe, nous avons décidé d’y
assister. Il s’agissait de Luc Vanlaere, un monsieur qui joue seul ses morceaux
sur plusieurs instruments différents : des harpes classiques, des très
anciennes venues d’Asie et d’autres qu’il a construites lui-même. Je suis loin
d’être une experte en harpe, mais ce croisement de sons anciens, d’autres venus
d’ailleurs et ces sonorités plus contemporaines, recréaient un monde nouveau.
J’avais l’impression d’entendre de la harpe pour la première fois. Tel vieil
instrument reprenait vie en vibrant avec tel autre. Et je me suis dit que je
pouvais tout aussi bien faire pareil avec mes souvenirs encombrants.
Le fait
est : je ne me débarrasserai jamais de ma mémoire armoire – à moins
d’avoir un jour Alzheimer. Bruges et Paris ne détruiront jamais leurs bâtiments
les plus historiques – à moins d’être rasées. Mais elles comme moi avons encore
des milliers de vies à vivre. C’est ce que m’a murmuré ce musicien un peu fou
en pinçant toutes ses cordes : tous ces souvenirs, toutes ces vies entassées,
sont autant de notes et de variations qu’on peut apporter à une gamme. Pas
besoin de s’en débarrasser : il faut juste composer avec tous les éléments
et savoir les faire dialoguer. C’est aussi ça, le multiculturalisme. Et pour en
profiter au maximum, mieux vaut s’exercer et développer sa flexibilité pour
maîtriser son instrument et en jouer librement.
C’est ça que j’ai
retenu de Bruges : il faut être ambidextre dans cette vie, parce que
personne ne viendra faire ta main gauche.
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