Je me suis réveillée au son de ces
oiseaux mi-piafs mi-singes que je n'ai pas encore identifiés. Ils
font un drôle de bruit, mais je l'aime bien, ce bruit. Aujourd'hui,
je pars pour Ayutthaya avec Dion, la Canadienne rencontrée à
Bangkok. Nous voulons partir tôt, alors j'ai mis un réveil. Il a
sonné cette fois. J'attrape mon téléphone, l'autre, pas celui qui
sonne, mais le téléphone intelligent qui va sur Internet et tout,
sauf que lui, sa sonnerie ne fonctionne pas, alors j'utilise mon
téléphone tout naze acheté à Bali il y a quatre ans dans lequel
j'ai laissé ma carte SIM française. Mais donc là, je prends
l'autre, avec sa SIM thaïlandaise. Nyamuk a envoyé un message sur
le groupe Facebook « Famille », où il y a ses parents et
ses frères et sœurs – et moi. Il demande si tout va bien. Puis
« Regardez les news ». Alors je regarde.
Attaque à Paris.
Des centaines de morts.
J'ai commencé par refuser de croire
que c'était grave. Mais quand même. Sur mon mur Facebook, les
message s'enchaînaient mais je ne comprenais rien. Le lien ne se
faisait pas.
Je suis sortie de ma chambre. Mon
premier réflexe a été d'appeler Vicken, mon frère,, parce qu'il
était 2h30 du matin à Paris, et sans doute, mes parents dormaient.
Au bout du fil, sa voix est étonnamment calme. J'ai presque
l'impression d'entendre le sourire qu'il fait quand il veut être
rassurant.
« Tout le monde va bien. Nous
sommes tous rentrés. On regarde les infos. »
« Je crois que j'ai des amis qui
étaient dans l'attaque au Bataclan », je lui dis.
Voilà. C'est là que ça a basculé.
Une fois que j'ai verbalisé ça : des amis, des personnes que
je connais, que j'aime, avec qui j'aurais sans doute pu passer la
soirée. Ils viennent de se faire tirer dessus par des kalachnikovs.
Et moi, je suis à des milliers de kilomètres, je rencontre plein de monde, un nouveau pays, et je ne sais pas du
tout ce que je suis censée faire.
C'est étrange. Avant de partir,
j'avais cette angoisse permanente de mourir, notamment dans une
attaque terroriste. Mais je pensais que ça m'arriverait à moi, pas
aux autres. Et j'avais bien vu en psychanalyse que cette peur,
c'était la peur du changement intérieur, que ce n'était pas une
réalité. C'était bien noté.
Et tout d'un coup, ces angoisses
prennent corps. Elles sont de l'ordre du possible. Alors, une autre
pensée m'envahit. Depuis la préparation de mon voyage, je me suis
toujours dit que si ça ne me convenait pas, je rentrais à Paris.
Tout d'un coup, j'ai l'impression de ne plus avoir d'endroit doux et
protégé où me réfugier. Et là, le monde me pique vraiment.
Dion s'est levée, et je lui ai
expliqué ce qui s'est passé. Nous partirons quand même, seulement
un peu plus tard. Dion est une pile d'énergie brute. Elle est née
en Jamaïque mais vit au Canada depuis qu'elle est toute petite.
Pendant plusieurs mois, elle est venue enseigner l'anglais en Corée,
où elle a rencontré son amoureux français. Elle fait un dernier
voyage avant de retourner au Canada. Elle a vu beaucoup de choses et
les décortique beaucoup. Elle est même allée en Corée du Nord
pendant quelque jours. Elle est très volubile et rit souvent. Mais
parfois, quand je lui raconte quelque chose, son visage devient
impressionnant de sérieux. Aujourd'hui, sa compagnie me sera
particulièrement précieuse.
Dans le train pour aller à Ayutthaya,
à 1h30 de Bangkok, nous faisons des blagues pourries sur la maison
Vimanmek, que nous avons visitée hier, une très belle maison mais
envahie par des groupes de touristes chinois trop pressés, et des
mesures imposées à chaque étape pour nous faire cracher quelques bahts de
plus. Alors je ris à nos blagues, mais entre
deux rires – kalachnikovs, sang, bombes. Alors je regarde le
paysage par la fenêtre pour essayer de me rappeler où je suis. Toujours, en arrière fond, il y a quelque chose qui me gratte.
Nous avons réservé une guesthouse, le
Ayutthaya Riverside View Guesthouse, qui nous a été recommandée
par Julien et Romy. L'endroit est charmant, au bord de la rivière,
propre et toujours dans des prix très abordables. Le seul problème :
elle est très excentrée. Après nous être posées quelques heures
au bord du fleuve - « Vous allez bien ? On peut faire un
Skype ? Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que je dois
faire ? Tu as des nouvelles ? » - nous décidons
d'aller visiter les alentours et de dîner en centre ville.
Centre-ville que nous ne parviendrons jamais à rejoindre, car même
les tuk-tuk ne viennent pas dans ce coin de la ville, passé 19h.
Nous attendons vingt longues minutes sous les regards amusés des
habitants du coin qui se demandent ce qu'on fabrique ici. Autant de
lose dans une journée, ça commence à me faire rire. On a du trouvé
l'un des seuls endroits de la Thaïlande où les touristes ne se font
pas harceler par les tuk-tuks, même si on est volontaire. Je dis à Dion que parfois, il faut
accepter, que le monde nous envoie un message pour nous dire qu'il
faut rentrer à notre auberge et que ce sera peut-être la soirée du
siècle à Ayutthaya.
Je ne croyais pas si bien dire.
A peine arrivée, un groupe
d'Autrichiens vient nous parler : Florian, Christian dit
« Mucki », Bennie, Alina, Carissa – se souvenir des
prénoms, surtout, encore plus aujourd'hui. Ils nous proposent de nous
joindre à eux pour un tour en bateau le lendemain, et nous nous
installons à leur table. Un couple de Français est aussi assis là.
Nous commençons à discuter quand le patron, Ya (là aussi, pardon
pour l'orthographe) décide de venir animer la soirée. Il sort une
guitare, un micro, et un cahier avec les paroles des chansons qu'il
sait jouer. Tout le monde est un peu timide - « Je ne sais pas
chanter », « Je ne connais pas les paroles »,
« Allez-y, je vous regarde ». Mais quand les premières
notes de « Mrs Robinson » retentissent, il se passe
quelque chose. Pour moi, « Mrs Robinson », ce sont les
rochers de la plage de Falkenberg, en Suède. C'est mon arrivée à
Bangkok. Ce sera aussi cette nuit particulière.
Très vite, la soirée se transforme en
karaoké de groupe. Ya enchaîne les morceaux et les intercale avec
un jeu à boire, sans doute pour échauffer un peu plus nos voix et
notre entrain. C'est un très bon guitariste. Il passe de Pink Floyd,
à Aerosmith - « I'm leaving on a jet plane, don't know when
I'll be back again » - les Beatles, les Rolling Stones, etc. Et
puis, il se lance dans « Imagine ». Je ne sais plus trop
si je dois rire ou pleurer. Je suis en train de vivre un moment
merveilleux, et soudain, derrière la douceur – le bruits des
balles.
Petit à petit, le groupe se disloque
pour aller se coucher. Je reste encore un peu avec les deux Français,
quand Samen, un autre homme qui travaille ici, vient nous voir. Il ne
parle pas anglais, mais nous allons passer presque une heure, tous
les quatre au bord de la rivière, à essayer de communiquer malgré
tout., en mélangeant de l'anglais, du mime, et des grosses
digressions (ex : comment faire comprendre que quelqu'un est
mort ? Chanter « Candle in the wind »). Samen nous
apporte des dessins magnifiques où des motifs de la nature
environnante s'entrelacent avec des formes plus abstraites. C'est lui
qui les a faits. Il photocopie ensuite en noir et blanc ses originaux
et les recolorie pour les distribuer aux gens qui passent dans
l'auberge. Il nous raconte l'histoire de certains d'entre eux. Un
couple, venu dans la guest house, à qui il prédit un long futur
ensemble. Les chats, qu'il aimait tant, mais qui sont décédés
maintenant. Plusieurs fois, il nous parle de sa famille, sans que
nous soyons sûrs de comprendre. Et puis, soudain, il part et revient
avec une photo de son fils, vraisemblablement enrôlé das l'armée,
qui se trouve à la frontière avec le Cambodge. Nous ne comprenons
pas s'il est vivant ou mort, mais Samen semble fier de lui. Quand il
me demande de goûter à sa boisson, je comprends que ce n'est pas un
mug de thé qu'il a dans la man, mais un mug de whisky. On dirait
décidément que tout le monde ici, essaye de se réchauffer le cœur
comme il peut.
Quand je me suis réveillée le
lendemain, j'ai foncé à la réception pour réserver une nuit de
plus. Plus tard dans la journée, la tristesse étant revenue, je
suis allée regarder la rivière qui coulait devant la terrasse. Ya
m'a vue. Il s'est mis juste derrière moi, ni trop près, ni trop
loin, et il a fumé sa cigarette en silence. Cette présence, c'était
comme une main sur mon épaule. Le soir, avec les Autrichiens et
d'autres personnes arrivées entre temps, il a tenu à
rechanter « Imagine », « pour la France ».
J'admire beaucoup ceux de mes amis qui,
malgré l'horreur, sont parvenus à écrire des choses inspirantes
sur les réseaux sociaux, des mots réconfortants, à rire parfois. Je leur en suis reconnaissante aussi. Parce que ce jour-là, je n'ai rien su faire de tout ça. Tout ce que j'ai pu
faire, c'est vivre cette merveilleuse soirée avec des gens
merveilleux, un moment suspendu qui a réchauffé tous nos petits
cœurs un peu écornés. Alors non, malgré la peur, malgré la
tristesse, malgré tout ça, la vie est belle, bordel de merde.
Merci.
Sawatikaa.
Danke schön.
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