J'ai continué plus au nord, à Pai, à quatre heures de route de Chiang Mai. C'est une ville étrange, Pai. Une espèce d'enclave occidentale néo-hippie rassemblée autour de quelques rues qui s'animent au rythme d'un marché de nuit à partir de 18h au bord de la rivière et de ses ponts en bambou qui vous emmènent de « l'autre côté », un « autre côté » où les huttes ne sont pas chères, où la Pai Circus School anime des ateliers de cirque, et où le Sunset Bar garde ses portes ouvertes une grande partie de la nuit. C'est une ville étrange, Pai, une ville où chaque nuit, les jeunes et les moins jeunes tentent de recréer une espèce de Jardin d'Eden, une Thaïlande fantasmée qui n'a sans doute jamais existé ailleurs que dans la tête de ces nouveaux conquistador, et où l'on peut repousser les limites de la perception à coups de happy shakes, de mushroom shakes, ou de songtom, un whisky local, avant d'aller se remettre la tête à l'endroit dans la journée dans des restaurants healthy où les graines de lin vont faire remonter le taux d'omega 3. C'est une ville étrange, parce qu'on n'y croise que très peu de Thaïs. Dans les bars, dans les restaus, ce sont souvent des jeunes qui font le service, en échange d'un hébergement gratuit et d'une réduction sur les cocktails. Ils étaient d'abord de passage, mais ils ont décidé de rester pour croire un peu plus longtemps à l'utopie.
* Le pont sur la rivière de Pai *
* Sur le marché de nuit *
* Le petit chemin vers mon bungalow à la Family Hut *
Cela dit, j'ai beaucoup aimé Pai, son calme, son charme, ses magnifiques paysages. Tout ça donne envie de rêver, de tuer le temps, de se laisser à une douce oisiveté, allongé sur un divan en sirotant un tchaï ou un fruit shake à n'importe quel moment de la journée. Mais je ne suis pas non plus restée à rien faire, et ce sont d'autres limites que j'ai finalement repoussées. A Pai, j'ai retrouvé Sanne et Joe, deux membres de la team du Great Chiang Mai Hostel, et c'est avec eux que j'ai arpenté pendant trois jours la ville et sa région.
Le premier jour,
j'ai repoussé les limites de mon courage sur la crête du Grand
Canyon, un étroit chemin qui entoure un gouffre, un chemin rouge de
terre battue avec le vide de part et d'autre. Au milieu de la route,
je me suis arrêtée, pétrifiée par la peur. Je ne pouvais plus ni
avancer, ni reculer. Joe a presque du me porter pour revenir sur la
plate forme. « C'est bien de repousser ses limites, parfois »,
il m'a dit. J'ai essayé de comprendre pourquoi. Je sais bien que
sortir de sa zone de confort permet d'apprendre beaucoup sur
soi-même. D'accord. Mais avoir peur, ça n'a jamais été trop mon
truc, et à cet instant précis, j'avais plus envie de vomir que de
me demander ce que le fait de marcher sur la crête d'un canyon à je
ne sais combien de mètres de haut allait bien pouvoir m'aider dans
la vie de tous les jours. Et puis, Joe m'a presque portée pour
rejoindre le plateau, et je n'y ai plus trop pensé.
* Le Grand Canyon *
Mais nous avons
continué, joyeusement, tous les trois. Nous avons dépassé les
barrières de la langue avec nos accents et nos mots différents,
avec nos malentendus débiles (« What's wrong with fucking
Malaysia?! »), nous avons dépassé les limites de l'amitié en
nous liant très fort, très vite, en hésitant avec Sanne, sur le
chemin du retour vers la hutte que nous partagions à nous faire
tatouer un bucket de songtom, pour nous souvenir de
tout ça. Sanne vient des Pays Bas mais elle a vécu une grande
partie de sa vie en Indonésie, où ses parents travaillaient. Elle
voyage un peu en solo avant d'aller poursuivre ses études... à
Lund. Dès qu'elle m'a dit ça, j'ai voulu lui dire tout ce que je
savais de cette ville, de cette maison que j'ai gardée dans mon cœur
et qui me manque beaucoup, souvent.
Avec Joe, nous
avons continué à repousser les limites de la route en poursuivant
encore plus au nord, dans les montagnes, dans le froid. Comme je ne
conduis (toujours) pas, il a accepté de me trimballer à l'arrière
de son scooter, moi et mon sac de dix kilos, pour aller se baigner
dans des cascades, et pour aller voir des sources d'eau chaude que
nous avons finalement zappées compte tenu du prix et de la
température (qui a besoin d'aller dans des sources d'eau chaude
quand il fait déjà 35°C à l'extérieur ?). Nous avons parcouru
des kilomètres et des kilomètres de virages et de nids de poule
pour monter jusqu'à Ban Rak, un minuscule village à la frontière
avec la Birmanie, où un garde a accepté de nous laisser passer sous
la barrière pour repousser encore une autre frontière et prendre
une photo de nous dans un autre pays – même si nous n'en avons
parcouru que deux mètres. Les maisons, à Ban Rak, entourent un lac
artificiel dont la surface est tellement calme qu'elle double de leur
reflet les habitations, sur la rive, et les lumières rouges des
lampions chinois. Le temps d'une soirée, coincée entre le lac et le
ciel, j'ai presque oublié que je me trouvais en Thaïlande et le
monde m'ouvrait ses bras. Mais je ne suis pas allée bien loin :
à force de vagabonder dans le nord, de rouler dans le froid, j'ai
aussi dépassé les limites de ma fatigue, et j'ai du rebrousser
chemin vers Pai au bout de trois jours, avec de la fièvre et la
nécessité absolue de dormir au chaud pendant au moins douze heures.
* Découverte surprise d'une petite ferme sur la route qui offre des fruits frais et frits
contre donation. *
* Sur la route vers Ban Rak *
* Le lac artificiel de Ban Rak *
Et puis, nous avons
aussi repoussé les limites de la nuit en allant visiter la Log Cave,
une gigantesque grotte entre Pai et Mae Hong Son, que l'on peut
visiter avec un guide et par laquelle on rentre sur une barque en
bambou e qui se balance sur une minuscule rivière. A l'intérieur,
on y visite trois grottes que l'on rejoint toujours en suivant la
rivière. A la sortie de la grotte, de l'autre côté du passage, des
chauves-souris se sont animées en un nuage de pépiements à la
tombée du jour. Un nuage odorant, d'ailleurs, parce que si j'ai
appris quelque chose de nouveau sur les chauves-souris, c'est que ça
pue. A la sortie de la grotte, il faisait noir et nous avons du
parcourir 1h30 de route avec des phares qui n'éclairaient presque
rien. Mais Joe est un bon, un très bon conducteur. Je n'avais pas
peur, je pouvais lui faire confiance et m'occuper d'autre chose.
* Entrée / sortie de la Log Cave *
A l'arrière du scooter, pendant que nous roulions vers le bas de la montagne, je regardais les étoiles étalées comme sur une grande carte noire devant moi. Je regardais la Ceinture d'Orion, ces trois étoiles très brillantes, très identifiables, que je n'ai jamais vues en Europe. J'étais de l'autre côté, de l'autre côté du monde, et de l'autre côté de moi-même, justement, dans mon dos, il y a trois étoiles tatouées exactement comme la Ceinture d'Orion. Quand j'ai réalisé ça, j'ai eu l'impression que tout se mettait en place, que j'étais exactement là où je devais être, à cet instant précis.
Alors j'ai
finalement compris pourquoi Joe m'avait dit ça, pourquoi c'est bien,
parfois, de repousser des limites. C'est pas spécialement pour se
faire peur. J'ai accepté, je crois, que l'adrénaline et moi ne
faisons pas bon ménage. Par contre, je crois qu'en dépassant les
limites, mes limites, et puis aussi beaucoup de frontières, je suis en train de retrouver le chemin de ma maison.
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