Ca fait un moment que je me dis qu'il
faudrait que j'écrive sur Siem Reap et les temples d'Angkor, parce
qu'il s'agit quand même d'une étape incontournable pour quiconque
se rend au Cambodge. On parle mine de rien d'un des sites classés au
patrimoine mondiale de l'UNESCO et d'un parc archéologique de 400
km² qui contient l'un des plus grands bâtiments religieux du monde
(Angkor Wat) et dont l'histoire n'a pas encore livré tous ses
mystères. Au-delà du CV monstrueux, la visite d'Angkor et mon
escale de deux jours à Siem Reap font partie des étapes les plus
marquantes de mon séjour, donc ça valait bien le coup d'en toucher
quelques mots.
Sauf que quand je me suis posée devant
mon écran d'ordinateur, pleine de bonne volonté, je me suis rendue
compte que je ne me souvenais absolument pas de l'histoire d'Angkor.
Je me suis dit, quand même, ça craint. Je crapahute à travers
l'Asie à découvrir des nouvelles cultures, je vais visiter un des
sites les plus captivants et les plus impressionnants de l'Asie du
Sud Est, et, maline, j'ai rien à dire dessus.
A ma décharge, il faut dire que
l'histoire d'Angkor n'est pas hyper claire et que les historiens
spécialistes du Cambodge sont un peu perdus eux aussi. Oui, parce
que j'ai triché. Voyant que je n'avais rien retenu de la leçon, je
suis allée lire des articles en ligne et épluché quelques bouquins
pour combler mes lacunes et me rendre compte que plusieurs théories
se heurtent, entre les « fonctionnalistes » qui étudient
Angkor en tant que cité hydraulique, à travers son système de
canaux et son développement en « mandala » qui fait
apparaître un système socio-économico-religieux complexe, bâti
sur plusieurs siècles, et les « ritualistes » qui
préfèrent voir des symboles dans le positionnement de chaque pierre
de cette ancienne cité royale. Les chercheurs se heurtent aussi à
un « trou noir » historique de plusieurs centaines
d'années, durant lesquelles les traces et les histoires des
différents rois qui se sont succédés sur le trône ont carrément
disparues.
J'étais donc là à potasser mes
bouquins quand le ridicule de la situation m'a sauté aux yeux :
je suis allée à Angkor, j'ai marché entre les magnifiques ruines
de Ta Prohm qui semblent s'extirper de la jungle (et qui ont servi au
décor de Tomb Raider pour
les fans), j'ai contemplé les visages paisibles
sculptés dans les colonnes de pierre du Bayon, et plutôt que de
parler de tout ça, j'essaye d'accumuler un savoir académique que
j'aurais pu avoir sans parcourir 10 000 km mais simplement en allant
poser mes fesses dans la Médiathèque d'Issy les Moulineaux.
* Les visages sculpté du Bayon *
Et pourtant, j'en ai des choses à dire
sur Angkor et sur Siem Reap. Mais quand je m'apprête à les
raconter, une petite pointe de culpabilité fait son chemin dans mon
cerveau et me murmure au détour d'une circonvolution : « Quand
même, tu es une mauvaise touriste. » Je ne me suis jamais
considérée comme une aventurière casse-cou, et mes compagnons de
voyage pourront confirmer que je ne suis pas particulièrement portée
sur l'adrénaline ou la journée de quarante-cinq heures. Alors je
pensais me rattraper avec une curiosité à toute épreuve, et une
tête prête à emmagasiner toutes les informations et tous les
détails de l'histoire et de la culture de chaque pays que j'allais
traverser.
Et finalement, non, je n'ai pas excellé
dans cet art là non plus. Mais cette étape du voyage m'a au moins
aidée à faire mon coming-out.
A Angkor, nous avions le choix entre
des billets d'un jour, trois jours et cinq jours. Tout le monde nous
disait de prendre au moins le billet de trois jours (c'est sûr que
400 km², ça se fait pas en deux-deux), mais nous nous sommes
accordés dans le regard tacite de ceux qui veulent faire un truc
discrétos pour prendre seulement celui d'un jour. Déjà, parce que
c'est cher, et que quand on voyage sac au dos, on n'oublie jamais que
dix euros de plus, c'est quasiment l'équivalent de deux nuits
d'hébergement. Ensuite, parce que pour citer ma très chère amie L.
(dont je tairai le nom, parce que je ne sais pas si elle veut se
revendiquer de la troupe des mauvais touristes) : « Un
temple, t'en as vu un, t'en as vu dix. » Ce qui – sans
vouloir minimiser la beauté architecturale de tous ces temples –
est totalement vrai. Au bout d'un moment, les vieilles pierres... bah
c'est des vieilles pierres, et quitte à passer pour une blasée de
la route, après un certain nombre de temples, l'émerveillement
n'est plus le même.
L'avantage du billet d'un jour, si on
l'achète en fin d'après-midi pour le lendemain, c'est qu'il donne
quand même accès au site le soir même, pour aller voir le coucher
de soleil sur le site. Notre chauffeur de tuk-tuk (nous avions choisi
l'option « feignasse », plutôt que de louer des vélos,
avec le même regard tacite) nous a emmenés à Phnom Bakheng, avec
tous les autres touristes, et nous avons regardé le soleil se
coucher, pas vraiment « sur » les temples d'Angkor, mais
sur la forêt loin là-bas, et nous, nous étions assis « sur »
le temple. Au final, j'ai surtout vu beaucoup de fesses, celles des
gens qui étaient devant moi et qui bouchaient la vue même quand
j'étais debout, parce que je suis pas grande.
Bon, c'était joli quand même, mais ça
ne vaut pas un coucher de soleil sur la mer ou sur le Mékong (et ça,
c'est gratos) et je me suis dit que la prochaine fois que j'irai voir
un coucher de soleil, je me renseignerai un peu plus longuement sur
la cible désignée par la préposition « sur » - à
savoir : est-ce le soleil ou les touristes qui seront « sur »
le site en question ?
Deuxième tentative de soleil, pour le
lever cette fois. Réveil difficile à cinq heures du matin, le même
chauffeur de tuk-tuk nous a emmenés, tout bouffis de sommeil, à
Angkor Wat cette fois, le plus grand temple du parc archéologique.
C'est fou le nombre de personnes qui se lèvent aussi tôt en
vacances, quand même. Après nous être jetés sur le stand de
sandwichs, nous nous sommes installés pour assister au spectacle, et
là, j'ai bien senti que nous avions fait une boulette : nous
n'avions pas de perche à selfie. Et sans déconner, nous étions
presque les seuls. C'est à peine si je n'ai pas senti des regards
interloqués d'autres personnes se demandant ce que nous faisions là.
Mais je me suis sérieusement demandé pourquoi est-ce que nous nous
étions imposés cette heure de réveil totalement indue quand je me
suis rendue compte que... bah y'avait des nuages. Qui dit ciel
nuageux, dit « tintin » pour le lever de soleil. Mais
vraiment. Il n'y avait pas de soleil. Il y a juste eu la lumière du
jour qui, au bout d'un moment, a remplacé l'obscurité. Ce qui ne
justifie en rien le frémissement de la forêt de perches à selfie
et les innombrables flash (faudra d'ailleurs m'expliquer à quoi sert
un flash pour un lever de soleil, qu'il y ait ou pas de soleil). J'ai
quand même commencé à envier un peu cet optimisme forcené (et
très typiquement touristique) de ne pas vouloir admettre qu'une
expérience est ratée et de s'accrocher à l'idée qu'elle était
unique et incroyablement inspirante, juste parce que ça la fout mal
d'aller à l'autre bout du monde et de se lever à 4h du matin pour
rater son lever de soleil.
* "Michel, je crois qu'on ne regarde pas dans le bon sens." *
L'avantage de s'être levé aussi tôt,
d'avoir abandonné le lever de soleil invisible avant tout le monde,
et de ne pas avoir de perche à selfie à ranger (j'ai testé pour
vous, c'est fourbe ces bêtes-là) c'est que nous avons commencé
notre visite sur un site presque vide. Et ça, c'était chouette.
Avoir Angkor Wat pour presque soi tout seul, arpenter les galeries de
pierre grignotée par la mousse sans faire la queue derrière un
groupe de vingt personnes, grimper les marches beaucoup trop hautes
des tours qui mènent à des pièces vides – tout ça, ça permet
de laisser vagabonder son imagination et de laisser en roue libre ses
travers de mauvais touristes. Mauvais touriste, parce que là où
Pierre Loti décrivait le « doublement progressif » des
escaliers, en disant que « c'est comme si la demeure des dieux, à
mesure que l'on approche, vous fuyait en s'élevant dans les airs »,
nous avons fait des blagues pourries sur ces branquignoles
d'architectes qui ont loupé leurs mesures. Là où des
bas-reliefs millénaires racontent la vie quotidienne de l'époque,
que peu de documents commentent, nous avons vu des dessins de
personnes faisant la queue aux toilettes, l'une d'elle gesticulant en
faisant la fameuse « danse de la culotte ». Là où des
groupes écoutaient en acquiesçant le guide décrivant les
différentes théories qui courent autour des temples d'Angkor, nous
nous sommes cachés dans les ruines en gloussant sans raison, juste
parce que nous avions à disposition un gigantesque et magnifique
terrain de jeu qui a titillé notre imaginaire (de bas étage, je
l'admets) plus que notre soif de savoir. Au final, on n'a pas appris
grand choses, mais qu'est-ce qu'on s'est poilé.
* " Quand tu cherches tes clefs à 3h du matin et que tu as très envie de faire pipi" *
Vers 11h30, nous avons dit à notre
chauffeur que nous voulions rentrer à l'hôtel. Il commençait à
faire trop chaud et puis ça nous avait suffi. Il a eu l'air un peu
interloqué. Mais nous avions jeté notre Lonely Planet depuis bien
longtemps et décidé d'organiser notre journée en suivant l'envie
du moment, au risque de passer pour des rustres incultes.
Soyons clairs, cela dit : j'ai
adoré le site d'Angkor. C'est un endroit magnifique, incontournable,
unique, d'une beauté indescriptible. Mais je l'ai aimé aussi parce
que je l'ai fait à ma manière, en écrivant ma propre histoire et
en m'y faisant des souvenirs que je serai même bien incapable de
raconter maintenant, tant ils étaient liés à l'instant, au moment.
Le reste de la journée, nous nous
sommes baladés dans Siem Reap, qui était une petite bourgade perdue
dans la campagne rizicole avant d'exploser grâce à sa proximité
avec Angkor. Mais il y a encore un petit esprit « bucolique »,
dans certains endroits. Nous avons flâné dans le marché couvert
(qui sent la mort au rayon nourriture, comme quasi tous les marchés
que j'ai faits au Cambodge), nous avons bu un verre de vin dans un
quartier aux allures totalement colonialistes, nous nous sommes payés
le fou rire du siècle en offrant les peaux mortes de nos pieds aux
poissons dans un « fish spa » posé au milieu d'une rue,
et nous avons refait le monde en regardant des gens tenter de
maintenir leur équilibre sur la « slack line » montée
dans le jardin de notre auberge, le Garden Villa. Et c'était une
journée pas loin d'être parfaite.
Finalement, en refermant mes livres sur
Angkor, je me suis demandée d'où me venait cette espèce de
culpabilité de ne pas m'être suffisamment intéressée à
l'histoire archéologique du site, alors que mon expérience là-bas
fut celle d'une magnifique journée pleine de rire et
d'émerveillement pour les sens. Pourquoi est-ce que j'avais éprouvé
le besoin de cacher nos blagues toutes nulles sous une couche de
savoir académique ? Mine de rien, j'avais peut-être encore
parfois le besoin de justifier le fait d'être partie comme ça, me
payer une tranche de bon temps pendant quelques mois. Alors pour le
justifier, j'ai ouvert des bouquins à posteriori pour dire :
« Je ne suis pas partie rien faire, je suis partie me
cultiver. »
Et je me suis cultivée. Mais pas
autant par le savoir que ce que je pensais. Je me suis cultivée en
me tapissant de plein d'engrais de bonheur 100 % bio que j'ai arrosé
avec beaucoup de rires et de rencontres pour faire pousser une forêt
vierge d'espoirs aux racines bien ancrées dans une meilleure
connaissance de moi-même. Et ce savoir là, je n'aurais pas pu le
trouver dans la Médiathèque d'Issy les Moulineaux (même s'ils font
un super boulot hein – bisou Joanny).
J'ai quand même ouvert un dernier
bouquin après avoir refermé les livres sur Angkor. C'était un
dictionnaire, et j'ai regardé d'où venait le mot « tourisme » :
il vient en fait de l'anglais, « tour » - un cercle –
et du suffixe « -ism » qui renvoie à un comportement
typique, une qualité. Le « touriste », c'est quelqu'un
qui fait un tour, un circuit, qui part d'un point pour repartir de ce
même point après avoir être passé par plusieurs étapes. Alors
c'est peut-être bien ça le truc : au bout d'un moment, je
n'arrivais plus à être une touriste et à faire le tour – d'un
monument, d'un site, d'une ville, d'un pays – puisque je n'ai pas
su, jusqu'au dernier moment, quand et où aurait lieu le retour. J'ai
arrêté de vouloir faire le tour, je me suis juste laissée vivre.
Ce qui me fait dire que même au fond des dortoirs dégueus à deux
dollars ou à l'avant d'un minivan roulant en sens inverse sur une
route qui n'en mérite même pas le nom, je crois bien que je me suis
payée le plus beau luxe qui soit.
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