Parler de voyage, c'est parler de rêve.
Surtout le voyage au long cours, sac au dos, tel un aventurier à la
conquête du monde et de nouveaux horizons, partant un couteau suisse
entre les dents et une polaire Quechua sur le dos. On m'a souvent dit
à quel point j'étais courageuse de partir comme ça, seule, à
l'autre bout du monde – quand vraiment, le seul courage dont j'ai
l'impression d'avoir fait preuve, c'est d'avoir à un moment donné
mis en off mon esprit rationnel le temps de cliquer « valider »
sur le site de la compagnie aérienne. En dehors de ça, n'ayant ni
affronté de tigres à mains nues, ni dormi au milieu d'une jungle
remplie de tribus cannibales, tout s'est toujours déroulé à peu
près simplement.
En réalité, la vie quotidienne, en
dehors du voyage, me paraît beaucoup plus compliquée. Il faut
s'impliquer dans des relations, construire un parcours, pièce par
pièce, avancer, faire confiance. Il est beaucoup plus difficile de
tricher sur le long terme que dans un dortoir d'auberge de jeunesse.
Mais finalement, de ça, on parle peu.
De l'héroïsme quotidien. Lorsqu'on navigue sur les blogs voyage,
partout, on rencontre cette injonction au courage de suivre son
instinct, se reconnecter avec sa vraie nature, qui l'on est vraiment,
on voit des personnes qui sourient de mille dents, avec des fleurs
dans les cheveux sur fond de coucher de soleil sur des plages au
sable blanc. Des choses qui sont finalement assez faciles à faire, entre une excursion dans une montagne et une heure de snorkeling sur les plus belles plages du monde. J'aimerais bien avoir aussi ce genre de speech de
motivation pour trouver cette même inspiration dans mon quotidien.
« Suivre son instinct » et « être qui l'on est
vraiment » dans la réalité de la vie de tous les jours, et
pas seulement dans les vagues bleu turquoise de l'autre bout du
monde.
On parle rarement des mauvais côtés
du voyage. Ou alors si, pour s'échanger des conseils pratiques ou
montrer à quel point on s'est sorti héroïquement d'une situation.
On peut parler de l'intoxication alimentaire puissance cinq que l'on
a chopée en mangeant du serpent, parce que mine de rien, c'est
exotique. C'est différent. Ce n'est pas ce que le commun des mortels
connaît.
Oui, mais le quotidien ? La
fatigue émotionnelle que cela implique de rencontrer toujours de
nouvelles personnes ? L'envie d'un retour à la normalité que
tout le monde avec un sac à dos considère comme ennuyeuse ? Les mêmes discours,
rabâchés dix fois, cent fois ?
Nous en discutions il y a peu avec ma très chère Laurie. Elle me parlait des blogueurs voyage professionnels,
qui vivent de cette passion. Les ayant vus à l’œuvre, elle
m'expliquait que finalement, ce mode de vie ne la faisait pas rêver.
« C'est un vrai job. » Avec des deadlines, des collègues
dont la tête ne vous revient pas, du chiffre à faire, des contrats
à remplir. Le tout sans pouvoir vraiment admettre qu'on rencontre
les mêmes problèmes qu'au quotidien. Ca enrayerait la machine à
rêve.
Je parle de tout ça, parce que le
moment le plus dur, mais aussi un des plus constructifs, de mon
voyage, celui qui finalement a été un sacré tournant, était
extrêmement banal. Il n'a pas eu lieu dans la solitude d'un temple
perché au sommet d'une colline, ou dans la confrontation physique
aux forces naturelles. Non. Je me suis juste engueulée avec
quelqu'un.
Il faut dire qu'on n'est pas vraiment
préparé à ça, via les blogs de voyage et les profils Instagram.
On nous prépare à la solitude, aux rencontres malveillantes. On a
l'impression qu'on ne va rencontrer que des gens qui pensent comme
nous, qui respirent comme nous, qui sont gentils comme nous, et avec
qui, éloignés du stress et de la morne vie quotidienne, on ne vivra
que des moments courts mais intenses
En tous cas, moi, je n'étais pas
préparée à la bonne vieille engueulade des familles. Surtout que
je suis loin d'avoir un caractère belliqueux. Pour être honnête,
je crois qu'une engueulade de ce type, lors de mes deux jours passés
à Mandalay a été la seule de ma vie – avec un ami en tous cas.
Il est inutile de revenir sur les
conditions de cette embrouille. Pourquoi, comment, qui, finalement,
peu importe. Ce qui importe, c'est l'état dans lequel je me suis
sentie après.
Anéantie.
Je ne comprenais pas – et lui-même
me l'avait dit d'ailleurs – pourquoi je prenais aussi mal cette
grosse anicroche avec quelqu'un que je ne connaissais de toute façon
que depuis quelques jours et que je ne reverrai peut-être même pas.
Toujours est-il que le lendemain de cette dispute, je crois que je
n'ai jamais autant détesté quelqu'un de ma vie.
Pourquoi ? Parce qu'il avait
déchiré le voile.
Le voile d'une vie idéale entre les
plages du Cambodge et les montagnes birmanes.
Cette nuit entre cris et larmes m'a
fait tomber pleine face sur la dure réalité : ici, comme
ailleurs, rien ne change. Je pourrais parcourir la terre entière,
les choses en moi que j'ai pu essayer de fuir ne disparaîtront pas.
Je ne changerai pas parce que j'ai traversé un continent via le
ciel. Les démons resteraient les mêmes, tapis dans un coin, jusqu'à
ce que l'adrénaline du mouvement et de la nouveauté redescende.
Jusqu'à ce que le quotidien – la réalité – ne refasse surface.
Dans le bus de nuit qui m'amenait de
Mandalay à Hpa-An, j'ai repassé ma vie en marche arrière. Les
blessures passées sous silence, les crises de larmes, de boulimie,
les trous noirs, l'ennui, les désillusions, la lutte pour comprendre
comment ça marche, tout ça, comment c'est censé fonctionner, et
pourquoi ça ne fonctionne pas plus simplement. Je me suis dit que ça
ne servait à rien de faire semblant que tout cela n'existait pas, de
penser qu'il suffisait de tourner le dos, en se disant « je
vais changer », pour que tout se passe effectivement comme ça.
Parce qu'à tout moment, peu importe à quel point on pourrait se
bercer d'illusions, de publications Facebook et de murs Pinterest, à
tout moment la réalité allait refaire surface. Alors, peut-être
valait-il mieux l'accepter, la réalité, travailler avec ce matériau
plutôt que de lui tourner le dos.
Rien ne sert de brûler une terre et de
l'abandonner. Il vaut mieux en prendre soin pour la faire refleurir.
D'autant plus que si le voyage m'a
montré qu'il ne suffisait pas de changer de continent pour se
changer soi-même, il a révélé des bourgeons pendant que je
fouillais ma propre terre. Une indépendance. Une force, peut-être
pas physique, mais mentale. Une résilience. Une capacité à ne
jamais me retrouver seule, dans n'importe quelle situation, une
capacité à rassembler. Tout ça, ce n'était pas du changement :
c'était une révélation.
Cette nuit-là, j'ai rêvé que mon
visage avait brûlé et que ma peau pelait, qu'elle se décomposait.
Signe très parlant d'une étape franchie. Et en effet, je crois qu'à
partir de là, mon voyage n'a plus été le même. Mon voyage a
commencé à se transformer : il n'était plus uniquement centré sur
la jouissance de l'instant, mais une préparation progressive de mon
retour à une vie quotidienne enrichie.
J'avais commencé à trouver ce que
j'étais venue chercher. Mais il fallait repasser par la France – ou en tous cas par le berceau de ma vie - pour que cela ait un sens. Parce que oui, le voyage permet d'apprendre énormément, sur soi-même, sur les autres. Oui, le voyage permet de "se reconnecter à soi-même" et "suivre ses instincts". Mais ce savoir a finalement peu d'importance si on ne l'utilise jamais pour le quotidien. Que ce quotidien se déroule à Mandalay ou à Issy les Moulineaux.
« Sagesse du présent, certes, et
je veux bien que tout présent soit instantané. Mais enfin nous
durons, d'instant en instant, et c'est ce que signifie exister. « Le
dur désir de durer », disait Eluard : peu de phrases
rendent aussi bien, me semble-t-il, l vrai goût de la vie... Il ne
s'agit pas de vivre, comme l'animal selon Nietzsche, attaché au
« piquet de l'instant ». Ni de s'abêtir dans le no
future des punks ou des idiots.
On ne peut pas vivre dans l'instant, puisque la vie est durée.
Bergson, ici, a dit l'essentiel, et il est sans doute impossible,
quand on vit, de n'être pas du tout bergsonien. Le tout qui nous est
donné dure, et nous
avec, et nous dedans : ce n'est pas l'instant qu'il faut
cueillir, mais l'éternel présent de ce qui dure et passe. C'est où
mystiques, poètes et philosophes se rencontrent. « Carpe
Diem », disait Horace ;
mais ce jour recueilli, ou recueilli, s'il est vécu en vérité,
c'est l'éternité même. »
André Comte Sponville, L'amour
la solitude
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