De tous les pays d'Asie du Sud Est que j'avais
faits jusque là, le Myanmar remportait la palme des paysages les
plus époustouflants. Particulièrement ceux du sud du pays. Je crois
que je me souviens parfaitement du moment où je suis tombée
amoureuse de cet endroit, le moment où j'ai commencé à comprendre
pourquoi je me trouvais au pays de l'or. Et puis, ces moments
d'émerveillement n'ont fait que s'enchaîner. J'avais déjà passé
plusieurs semaines ici, mais la dernière fut sans doute la plus
époustouflante. A chaque étape, je tombais amoureuse. Encore et
encore. Jusqu'au bord de l'épuisement.
C'était notre premier jour à Hpa-An. Ryan, Jaime et moi avions trouvé un petit restaurant qui surplombait la rivière. Nous étions seuls sur le toit-terrasse ouvert au vent. Le cuistot était thaï et Ryan avait longuement discuté avec lui. C'est lui qui finit par nous recommander de nous rendre à la grotte de Saddar.
Sur ses conseils, nous avions arrêté
un tuk-tuk au bord de la route. Notre chauffeur était lent, très
lent. Nous étions assis sur des banquettes en bois sur lesquelles
notre coccyx se fissurait un peu plus à chaque fois que nous
roulions sur un nid de poule. Je n'avais encore jamais fait de route
aussi inconfortable, et pourtant, je n'en étais plus à mon premier
voyage en tuk-tuk. Mais mon derrière n'avait absolument aucune
importance à ce moment-là. Car devant nous, d'incroyables étendues
de rizière d'un vert éclatant s'étalaient au pied de gigantesques
montagnes au sommet desquelles nous voyions, hérissés, des
monastères perdus entre les rochers. Ces éclats de couleurs se
fichaient dans ma rétine et m'hypnotisaient totalement.
Lorsque nous sommes arrivés devant la
grotte de Saddar, notre tuk-tuk s'est embourbé dans un champ. Mais
notre chauffeur ne s'en est pas ému : il continuait à sourire,
à rire, plutôt, les yeux grands comme un soleil ridé. Il nous fit
descendre, poussa son engin, et nous fit remonter pour parcourir les
cinq derniers mètres qui nous séparaient du parking. Tout plutôt
que de nous laisser utiliser nos pieds. Et puis, nous avons marché
jusqu'à la grotte, bouche béante qui semblait faire hurler la
montagne. Nous sommes entrés pieds nus ; la pierre était
chaude, brûlée par le soleil du milieu de journée. Toute une
rangée de bouddhas debout, drapés de doré, semblaient nous
escorter jusqu'à une stupa toute aussi étincelante et puis,
derrière elle, vers un chemin sombre qui s'enfonçait dans la pierre
pour rejoindre l'autre extrémité de la grotte. Nous savions que la
traversée prendrait environ quinze minute, dans le noir. Nous nous
sommes engouffrés dans l'obscurité. La pierre bruissait de
chauve-souris, et leur odeur si particulière emplissait tout
l'espace. Le chemin à l'intérieur de la grotte n'avait, en
lui-même, rien d'intéressant. Ou peut-être était-ce parce que je
gardais la tête courbée, moi qui ne supporte pas bien d'avoir des
animaux volant au-dessus de moi. Mais il fallait en passer par là,
par cette obscurité et cette odeur d'excrément, pour assister à
cela, à l'ouverture de la roche qui nous déversa directement sur le
bord de la rivière. Des barques nous attendaient là pour nous
ramener de l'autre côté de la montagne. Nous primes place en
compagnie de deux jeunes étudiantes birmanes en uniforme qui se
partageaient un grand seau de poulet frit maison. La barque se mit à
glisser lentement le long de la rivière, toujours entourée du vert
éclatant des rizières. Jamais je n'ai entendu de silence si
apaisant. Je ne devrais, en fait, pas parler de silence. Au
contraire : le paysage était en pleine chorale. La rivière,
les oiseaux. Même les couleurs semblaient chanter.
Coucher de soleil à Moulmein
Quelques jours plus tard, Jaime,
Brayden, Lily, Anna et moi avons pris le bus pour nous rendre à
Moulmein. Nous avons dit au revoir à Ryan qui repassait la frontière
pour retrouver ses parents en Thaïlande. J'adorais ces bus aux
sièges minuscules, et dont les fenêtres ouvertes faisaient circuler
un air à la fois doux et chaud. Je mettais toujours mon casque sur
mes oreilles et n'étais plus disponible pour le reste du monde. Je
voulais simplement m'absorber dans la contemplations des lieux,
surtout ceux-là. Un homme ivre mort s'était assis à côté de moi
au début du voyage, mais quand il a commencé à s'avachir sur moi,
les autres passager l'ont fait changer de place, comme pour prendre
soin de l'étrangère que j'étais. J'avais pourtant à peine été
dérangée par sa présence. Là encore, j'étais moi-même bien trop
enivrée par ce qui se passait devant mes yeux. Ces même rizières,
ces mêmes montagnes. Dans mes oreilles, Mano Solo chantait qu'il
taillait sa route.
Moulmein n'avait rien de très intéressant. D'autant plus que nous avions échoué dans la seule auberge de jeunesse que nous voulions à tout prix éviter. Le Breeze : des prix élevés pour dormir dans des chambres ressemblant à des cellules de prison, rats compris. Il s'agit d'une destination très touristique au Myanmar - sans doute du fait de sa proximité avec le Rocher d'Or -, et les hôtels hors de prix sont nombreux. Moulmein aurait sans doute eu davantage à offrir si nous étions restés plus longtemps – un musée, des îles auxquelles on pouvait accéder par bateau. Mais nos avions respectifs ne nous permettaient pas de rester là plus longtemps. Nous n'avions qu'une seule soirée pour profiter de la ville.
Nous avons longuement marché pour
trouver un endroit où manger, jusqu'à trouver la perle rare :
Bone Gyi, un restaurant indien, juste à côté de notre auberge, et
de loin le meilleur que j'ai jamais mangé. Ils avaient installés,
sur leur trottoir, une sorte de cantine où nous pouvions choisir les
plats que nous voulions. Belle opération de marketing, puisque la
vue de ces plats nous avait tous fait tomber d'accord pour nous
attabler là.
Mais plus important encore que le
repas, ce qui me restera de Moulmein, ce fut, à nouveau, le coucher
de soleil. Et pas n'importe lequel. Un coucher de soleil que nous
avions décidé de regarder depuis une pagode en haut d'une colline.
Là aussi, nous avons déambulé pieds nus sur les pierres chaudes de
cette grande dalle exposée au vent tiède, marchant lentement entre
les stupas. Quand les couleurs du jour ont commencé à changer, nous
nous sommes assis en haut des marches et avons regardé. Nous avons
regardé le ciel se transformer en or, et le soleil disparaître
derrière les îles au large de Moulmein. Je me souvins du premier
soir que j'avais passé au Cambodge, de ce grand disque rouge qui
m'avait fait penser à l'affiche d'Apocalypse
Now. Écarlate là-bas, doré
ici. A croire que chaque pays d'Asie avait son propre soleil.
Le Rocher d'Or
Et puis, le
lendemain, nous nous étions levés très tôt pour prendre un bus
qui devait nous amener jusqu'au Rocher d'Or dans la pagode de
Kyaikhtiyo, où nous voulions nous arrêter avant de rejoindre
Yangon. Ce rocher est l'un des plus importants lieux de culte du
Myanmar. Il s'agit d'un grand rocher tenant miraculeusement en
équilibre sur la montagne et que les pèlerins recouvrent de
feuilles d'or, comme je l'ai souvent vu faire sur des statues dans
les temples. La légende veut que ce rocher de quelques sept mètres
a été posé là par des esprits et qu'il tient grâce à un cheveu
de Bouddha. Pour le voir, il faut grimper, grimper, à près de 1 000
mètres d'altitude. Environ six heures de marche. Ou alors, il faut
prendre un de ces camions ouverts, extrêmement hauts, dans lesquels
on entasse plus de monde qu'il n'y a de place. Les places sont
tellement recherchées que, sur le chemin du retour, il a presque
fallu se battre pour que nous puissions tous rentrer dans le camion.
Personne ne fait de quartier. Pas même pour les enfants. A l'aller,
la route grimpe à pic, et j'avais parfois l'impression d'être sur
une montagne russe. Nous basculions de gauche à droite, serrés
comme des sardines. En plus de la sueur, nous partagions les rires.
Arrivés en haut,
une longue et large allée bordée de petites échoppes grimpait
jusqu'au temple. Ou plutôt, en premier lieu, jusqu'à un barrage, où
les étrangers étaient invités à payer 6000 kyats. 6000 kyats, ce
n'est pas grand chose. Environ 4 euros. Ce n'était pas la première
fois que j'étais confrontée à cette distinction entre étrangers
et locaux – mais cette fois, j'avais du mal à l'avaler. Je savais
aussi que les femmes n'avaient pas le droit de s'approcher du rocher
et de le toucher et je commençais à perdre patience. A tête
reposée, cette règle appliquée aux touristes ne me choquait pas
plus que ça. Puisqu'il s'agissait d'un lieu de culte pour les
Birmans, il me semblait plutôt positif qu'ils puissent en profiter
gratuitement et que les touristes mettent la main au portefeuille.
Mais cette fois, ça ne passait pas.
Je suis rentrée
énervée sur le site. Je perdais aussi patience avec mes
co-voyageurs qui, me semblait-il, avançaient à toute berzingue
quand je voulais aller lentement, profiter. Je finis par les laisser
partir devant, histoire de digérer ma rancœur. Et une fois rentrée
dans le temple, ma rancœur n'a pas fait long feu.
La vue sur la
vallée étaient grandiose. Je n'avais pas le droit de toucher ce
fameux rocher, mais nous étions suffisamment proches pour l'admirer.
Brayden, lui, ne s'était pas privé pour se prêter au rituel. Il
était revenu les mains recouvertes de poussière d'or, nous narguant
avec ses « golden hands » magiques qu'il acceptait
magnanimement que nous touchions. Mais ce qui me marqua le plus, ce
fut l'ambiance familiale qui régnait ici. Parents, enfants,
grands-parents : ils semblaient venir tous ensemble passer la
journée à Kyakhtiyo, pique-niquant sur les dalles entre deux
prières.
Je suis redescendue très lentement pour me baigner dans le son et les odeurs du temple. Tout fourmillait autour de moi dans une douce joie colorée. J'avais envie de rester là encore longtemps.
Mais notre bus pour
Yangon nous attendait. Encore 6h de bus, ajoutées à toutes celles
du matin même. Cela commençait à faire beaucoup. Je voulais
ralentir, dormir, me reposer. Retrouver une routine. Pour mieux
continuer à m'émerveiller, j'avais besoin de quelques jours
normaux.
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