Elle a l'habitude de voyager seule,
mais cette fois, elle a décidé de faire autrement. Le Myanmar est
cher, dit-elle, il y a peu d'auberges de jeunesse alors elle a
cherché un compagnon de voyage. Elle l'a trouvé sur une page
Facebook. Elle pensait faire peut-être quelques jours avec lui et aviser mais ce nouveau mode de voyage, avec un compagnon sur le long
cours, lui a plu. D'habitude, elle ne passe pas plus de quelques
jours avec les personnes qu'elle rencontre. Elle aime la solitude, et
surtout, faire ce dont elle a envie, sans contrainte. Sans la
contrainte de l'autre, en tous cas.
Elle a trente-deux, ou peut-être
trente-trois ans. Elle vient des Pays-Bas. Elle a beaucoup voyagé,
déjà. En Amérique du Sud, notamment. Cette fois, elle passe
plusieurs mois en Asie. Je ne me souviens plus de son parcours, je
sais simplement qu'elle a ensuite prévu d'aller aux États-Unis,
peut-être d'y trouver un travail le temps de repartir sur la route.
Elle n'a rien d'une vagabonde bohème pour autant. Elle est
organisée. Aux Pays-Bas, elle travaille dans un cabinet comptable.
Elle y retourne parfois pendant quelques mois, le temps de mettre un
peu d'argent de côté, et puis elle repart. Elle veut voyager aussi
longtemps qu'elle peut. Et puis, elle ne veut pas d'une vie
conventionnelle, dit-elle. Elle ne veut pas avoir le même métier, le même
mari, la même maison et les mêmes enfants pour le reste de sa vie.
Ce n'est pas toujours facile, dit-elle, mais elle sait ce qu'elle
veut. Elle assume ses choix.
Ou plutôt, ses non-choix.
Elle a raison, je lui dis. Elle a
raison : comment est-il possible de faire des choix dans
cet univers trop vaste ? Mais comment être vraiment heureux
sans en faire ? Éparpiller son amour, c'est aussi le meilleur
moyen de ne jamais le voir grandir. Je lui cite Novecento
Pianiste, d'Alessandro Baricco.
Ou en tous cas j'essaye. Cet incroyable monologue sur l'infini mortifère.
Moi, je n'ai pas de
réponse. Je n'ai pas envie de voleter d'un endroit à l'autre, sans
amour. Mais je suis encore trop ligotée par l'idée que le moindre
chemin que l'on prend est un chemin à vie – qu'on n'a pas le droit
de se louper.
Elle, elle a pris sa
décision. Elle réinventera sa vie chaque fois qu'elle le voudra.
Ses yeux bleu clair portent la couleur
de la détermination. Elle pourrait presque paraître froide.
Pourtant, elle ne l'est pas. Elle a peut-être cette réserve, propre
aux pays du nord, qui met parfois mal à l'aise les latins, mais il
faut lire entre les lignes. Et entre ses lignes, entre ses mots,
j'entends
une relation compliquée avec sa
famille
une rupture difficile
trop de souffrances qui l'ont conduite
à choisir le minimum d'implications émotionnelles pour se protéger
mais aussi
surtout
une grande force de caractère et la
certitude de faire ce qu'elle aime, sans rendre de compte à qui que
ce soit
« Je pense que je vais vraiment
changer ma manière de voyager », me dit-elle. « C'était
vraiment bien de passer du temps avec vous, de développer une vraie
relation pendant le voyage. C'est la première fois que ça me fait
ça. »
Nous trinquons à cela. Nos verres
remplis de whisky birman dégueulasse tintent sur la terrasse de
notre auberge de jeunesse de luxe, le Wayfarer, située au milieu du
quartier chinois de Yangon. Sous notre balcon, un défilé de
passants et de voitures se frayent un chemin entre les petits stands
de nourriture qui envahissent la ville. Nous sommes là depuis trois
jours, trois jours à ne rien faire. A simplement dormir dans nos
lits tout confort et à nous faire masser. Nous nous sommes même
payés le luxe d'aller chez le coiffeur, juste pour les massages
crâniens, et puis d'aller au cinéma pour voir « The
Revenant ». Tous les jours, nous allons dans une petite rue où
l'un des stands sert les meilleures shan noodles que
nous ayons mangées dans tout le pays, et que nous dégustons assis
sur des petits tabourets posés sur le trottoir. Et tous les soirs,
nous nous retrouvons là, sur le petit balcon et nous parlons de la
vie.
Ses
paroles me réchauffent le cœur. A moins que ce ne soit le whisky
birman. Demain, nous partirons tous les trois dans trois
direction différentes. Lui en Indonésie, elle en Thaïlande, moi au
Vietnam. A l'aéroport, nous prendrons des photos, promettrons de
nous revoir. Sur mon téléphone, l'écran clignotant me dira « We
will travel again. Don't you worry! Buddies for life. »
Elle a changé sa manière de voyager.
Et moi, chaque fois que je me sens
vaciller, je pense à elle. A cette femme dont j'aimerais puiser de
la force pour m'accorder un peu plus de légèreté dans mes choix ou
mes non-choix. Après tout, personne ne va en crever.
Oui, c'était vraiment bien de passer
du temps ensemble.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire