* L'avion canard, valeur sûre de l'aviation thaï *
Je suis arrivée à Ho Chi Minh avec la
gueule de bois. Le whisky birman avait eu raison de mon cerveau et la
nuit passée couchée sur le sol du vieil aéroport de Bangkok, pour
attendre ma correspondance pendant près de dix heures, n'avait pas
aidé à régénérer mes neurones. Et, en plus de la gueule de bois,
j'avais dans ma tête pas mal d'appréhensions. Je ne savais pas trop
à quoi m'attendre au Vietnam : certains avaient adoré et
considéraient ce pays comme leur endroit préféré en Asie du Sud
Est. D'autres avaient subi les pires arnaques et en étaient partis
avec un goût amer. Tout le monde s'accordait sur un point : au
Vietnam, encore plus qu'ailleurs, mieux valait être sur ses gardes
pour ne pas se faire avoir.
Mais la fatigue ne rend pas des plus
patients. Après avoir constaté qu'aucun distributeur d'argent ne
marchait (« C'est fait exprès », me disait la voix
grognon dans ma tête), je me suis dirigée vers la file de la
compagnie taxi recommandée sur les sites que j'avais consultés et
j'avais donné l'adresse de l'auberge de jeunesse où étaient Casey,
Luc et Vince, que je devais rejoindre.
Le chauffeur ne parlait pas anglais,
mais je m'étais mise d'accord avec celui qui gérait l'agence à
l'aéroport : dix dollars pour rejoindre le centre ville et être
déposée à l'hôtel. Je me suis assise à l'arrière et me suis
laissée guider.
Étonnamment, aucune image ne m'est
restée de ce trajet jusqu'au centre-ville. La fatigue l'avait
peut-être emporté. Je crois, surtout, que je me sentais
déboussolée. Le passage brutal du Myanmar au Vietnam avait quelque
chose de surréaliste. Et cette impression s'est encore confirmée en
arrivant à Ho Chi Minh : les rues, larges, propres, étaient
bordées de hauts immeubles, parfois des tours, en haut desquelles
des rooftops encore vides se remettaient des soirées de la
veille. Nous roulions devant des jardins fleuris aux pelouses bien
taillées, des magasins aux vitrines fournies, des restaurants aux
terrasses remplies de touristes. Derrière la vitre qui me servait
d'écran, j'avais l'impression de découvrir un nouveau monde,
presque une fiction. C'en était presque un, d'ailleurs. Mais les
semaines passées dans la poussière ocre et les bus de nuit birmans
renforçaient ce contraste, d'un monde à l'autre.
Le chauffeur semblait tourner en rond.
Il agitait ses mains, comme s'il chantait la chanson « Ainsi
font, font, font » mais j'ai fini par comprendre qu'il ne
s'agissait pas d'un geste amical. Il était perdu. Il commençait à
s'énerver, me répétant toujours les mêmes mots en vietnamien,
pointant l'adresse que je lui avais donnée, montrant la carte. Son
impatience augmentait et se traduisait en une irritabilité
grandissante. Une agressivité que je n'avais jamais rencontrée,
depuis le début de mon voyage, et qui faisait réapparaître une
boule d'angoisse, au fond du ventre, dont j'avais oublié la
sensation depuis plusieurs mois.
Le chauffeur s'excitait de plus en
plus. À plusieurs reprises, je lui ai dit que je pouvais descendre,
continuer à pied, mais il ne m'écoutait pas. Alors, j'ai fini, moi
aussi, par m'énerver. « Je veux descendre maintenant »,
je lui ai dit. Il a arrêté la voiture. Mon sac à dos était dans
le coffre, alors je suis sortie de la voiture avant de lui tendre mon
billet de dix dollars. Une fois mes affaires récupérées, je le lui
ai donné. Évidemment, mon chauffeur savait soudain parler anglais.
« J'ai tourné longtemps, vingt dollars ». La violence du
ton qu'il prenait, son langage corporel, sa voix qui criait presque :
j'ai senti les tremblements revenir, la peur panique que cet homme,
devenu mon ennemi, ne me tue là, sur la place publique, aux yeux de
tous. Je lui ai mis le billet dans la main. « Non, on avait dit
dix dollars ». Et puis, j'ai commencé à marcher. Il hurlait
derrière moi, je m'imaginais qu'il essayait de rameuter ses potes
pour me tomber dessus et m'étriper sur le trottoir. Mes jambes
étaient en coton, j'arrivais à peine à respirer. Je me suis
dirigée vers un hôtel, et je suis rentrée dans le hall.
Évidemment, il ne m'a ni suivie, ni
tenté de m'assassiner en pleine rue. Il est remonté dans sa
voiture, et puis il est parti. La réceptionniste de l'hôtel m'a
donné une carte, et j'ai marché jusqu'à l'auberge, qui se trouvait
dans une petite ruelle, cachée derrière les immeubles du grand
boulevard qu'un marché aux fleurs coupait en son milieu. Il était
encore tôt. Dans la chambre, tout le monde dormait. Tout était
calme. Silencieux. Comme si je rentrais dans un cocon de douceur
après de trop longues heures d'agression sonore. Je me suis allongée
et mon ventre s'est dénoué. Je respirais de nouveau.
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