« If
you go away » - Emiliana Torrini
Depuis quelques jours, je réécoute en boucle cette chanson
interdite. J’ai certaines superstitions comme ça, des vêtements que je ne mets
plus ou des albums que je n’écoute plus parce que les dernières fois que je les
ai portés / écoutés / aimés ont été des jours douloureux. Alors je les ai
remisés dans un coin et essaye de les garder le plus à distance possible.
Mais cette fois, je ne sais pas… J’étais dans le bus de
nuit, il y a quelques jours. Il faut savoir que le bus de nuit est peut-être
l’un de mes endroits préférés sur Terre. J’aimerais ne faire que ça, regarder
Paris défiler sous les réverbères en écoutant mes playlists nocturnes. Elles ne
sont pas anodines, ces playlists, elles sont choisies avec soin.
Parce qu’il s’en est passé des choses dans ces bus de nuit.
J’y ai vécu des passions aussi courtes qu’intenses, j’y ai retrouvé des bouts de rêve sur le coin
des fauteuils, j’y ai senti l’inspiration revenir en voyant, fugace, une scène
se dérouler sous mes fenêtres, j’y ai pleuré, beaucoup, après une de ces trop
nombreuses soirées à vouloir m’abimer au contact d’un autre, je m’y suis
torturée l’esprit à penser à la poésie, à l’émerveillement, au quotidien – j’y
ai eu parfois de grandes conversations tortueuses avec d’autres mais pour moi,
un périple en bus de nuit se fait en solitaire. Chaque retour est un poème qui
se compose en mélangeant la faune absurde de Paris by night et mes fantasmes
que j’écris sur les vitres. Et dans ces moments-là, même pendant les nuits
de larmes, je me sens bien. Alors non, toutes les chansons ne conviennent pas à
ces retours-là. Il faut qu’elles soient aussi intenses que le voyage.
Et donc, on y est. Il y a deux jours, dans ce bus de nuit à
quatre heure du matin. J’ai encore dans la tête les phrases d’un couple qui se
déchire et je pense alors à mes déchirures à moi. Aux retours. Et là, soudain,
cette envie, ce besoin de ressortir cette chanson, malgré tous les interdits.
Une reprise de « Ne me quitte pas » en anglais, avec des paroles et
un fond forcément très différent. La première fois que j’ai entendu cette
chanson, je n’ai pas tant ressenti le besoin, l’angoisse de la perte ou les
sacrifices qu’on est capable de faire pour un petit bout de l’autre, non, pas
tant ça qu’un monde qui s’écroule, et toutes les choses qu’on perd quand une
poésie meurt. Et cette chanson-là, je l’ai écoutée, réécoutée, écoutée encore à
m’en rendre malade il y a quelques années. Je traversais à ce moment là la
rupture la plus douloureuse qu’il m’ait été donné de vivre. Non pas parce qu’il
s’agissait de la fin d’une histoire de couple, mais celle d’une histoire
d’amitié devenue trop ambiguë pour se supporter elle-même.
Tout s’est passé de la manière la plus stupide. C’était une
histoire simplissime, l’impression d’avoir en face de soi, sans l’avoir cherché
ni réalisé tout de suite, quelqu’un d’unique, qui transfigure même tout votre
quotidien, qui vous donne des ailes, que vous êtes impatients de retrouver
chaque semaine comme un gamin attend avec impatience les vacances pour revoir
son pote de Biarritz. C’était ce degré là de simplicité, parce qu’on n’avait
rien vu venir : il n’y a pas eu d’explosion, de révélation, d’instant
magique. Nous nous étions immiscés doucement l’un dans la vie de l’autre sans
vraiment nous en rendre compte – et c’était parfait comme ça. Sauf que nous
n’étions plus des enfants se retrouvant une fois par an sur les plages des
vacances, sauf qu’on finit toujours par remettre la simplicité en question, et
qu’on ne peut pas s’empêcher d’aller voir un peu plus loin, juste comme ça,
pour voir s’il n’y a pas moyen de. Alors on pousse une porte – celle de sa
chambre – et on se rend compte trop tard qu’on a franchi une limite interdite
et que l’histoire est à jamais gâchée parce qu’elle était simple, beaucoup trop
simple justement, et qu’on ne pourra jamais revenir à ce niveau de simplicité
après autant de confusion. Il parait qu’il faudrait crier un mois non-stop pour
évacuer toute l’adrénaline accumulée pendant un saut à l’élastique. Ici,
pareil : il aurait au moins fallu une double amnésie et prier pour que le
destin nous accorde la chance d’une nouvelle rencontre pour retrouver la
simplicité.
Qu’est-ce que j’ai pu l’écouter cette chanson après ça… Les
paroles hurlaient dans ma tête à longueur de journée à m’en rendre dingue.
C’était tout ça que j’aurais voulu lui dire. J’aurais voulu lui dire… Ne me
laisse pas là parce que tu as été la seule personne, toutes ces années, à qui
je n’ai pas menti. Ne me laisse pas là parce que tu étais mon joyau, un îlot de
douceur et là, tu vois, ce n’est plus un trou que j’ai dans le ventre mais un
cratère qui va m’engloutir toute entière. Ne me laisse pas là avec toute cette
décharge d’amour qu’on n’a même pas eu le temps de consumer parce que qu’est-ce
que je vais faire avec ça, moi, toute seule avec ce truc immense alors que tu
étais devenu le seul – le seul – que j’arrivais à supporter ?
J’avais tout ça à dire mais voilà, je ne lui ai rien dit.
J’ai simplement laissé cette chanson parler à ma place.
Peut-être était-ce à la même période, peut-être pas
exactement mais toujours est-il que je m’en suis souvenue après ça. J’étais en voiture
avec mon père. Mon père, souvent, ne sait pas comment aborder des sujets
difficiles. Il use de métaphores, il prend des chemins détournés. Lui aussi est
sans doute un peu poète. Nous écoutions la radio, et puis est passée « Ne
me quitte pas », justement, en français cette fois. A la fin, mon père m’a
dit : « Je n’aime pas cette chanson. Ce n’est pas ça l’amour, ce
n’est pas devenir « l’ombre de son chien ». On ne peut plus parler
d’amour quand on en arrive là. On ne devrait jamais en arriver là. »
Alors je ne sais pas où l’histoire s’est arrêtée, à quel
moment elle a vraiment basculé pour « en arriver là ». Lui et moi, on
ne se voit plus. On se croise, mais on ne se voit plus. Comme de tout, on finit par s’en remettre, plus ou
moins. La peine quitte le corps entier pour se loger dans une partie du
cerveau.
Mais cette chanson… cette chanson réveille systématiquement,
et toujours intacts, les sentiments de l’époque. La révolte, l’abandon. Et le
souvenir d’un rayon de soleil passant par la lucarne, le coin de ciel bleu
derrière et la douceur infinie de cet instant qui fut finalement le rocher sur
laquelle notre histoire s’est crashée.
Si tu pouvais ne pas me porter la poisse, cette fois,
Emiliana, ce serait sympa.
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